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Anarchisme en Méditerranée orientale et occidentale (1860-1920)
CQFD n° 231, juin 2024

Exil, internationalisme et migrations

La solidarité n’est jamais acquise

Trois ouvrages récents illustrent le renouveau de l’histoire de l’internationalisme… et de ses contradictions.

Avec Un premier exil libertaire (Libertalia, mars 2024), Constance Bantman nous plonge dans les milieux anarchistes français expatriés à Londres des années 1880 à la guerre de 1914. Par sa politique libérale d’asile, la capitale britannique, centre du monde capitaliste, connaît une tradition d’accueil des réfugiés politiques qui bénéficie du soutien des trade-unionistes ou, après la Commune, des fragiles structures de l’Association internationale des travailleurs. « Contrairement aux exilés qui les ont précédés, les anarchistes sont accueillis avec indifférence voire hostilité », écrit l’historienne. La survie des émigrés est souvent misérable. Formant une colonie libertaire, surnommée « la petite France », les anarchistes français ne peuvent compter que sur leurs propres réseaux. D’autant que, par sa radicalité, le mouvement anarchiste est mis au ban des circuits syndicalistes et socialistes. En son sein, les rapports sont eux-mêmes parfois à couteaux tirés autour des questions que pose la propagande par le fait, des jalousies de petit milieu, ou encore des différentes réceptions du syndicalisme révolutionnaire. Un univers sous tension, et sous constante surveillance des autorités britanniques et françaises, que dessine cette belle étude qui sent le plomb (d’imprimerie) et la dynamite.

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Pour enrichir la connaissance des mobilités transnationales anarchistes vers des rives méditerranéennes, les éditions de l’Atelier de création libertaire ont publié en avril un ouvrage collectif, dirigé par Isabelle Felici et Costantino Paonessa : Anarchisme en Méditerranée orientale et occidentale (1860-1920). On suit les pérégrinations des militants, particulièrement des émigrés italiens, et de leurs idées, avec une attention particulière au contexte colonial. On peut ainsi constater qu’au sein des communautés anarchistes en Égypte et en Tunisie [1], l’entre-soi libertaire n’incite pas à interagir avec les indigènes et ne fait pas de l’anticolonialisme une lutte prioritaire. L’article de Laura Galián, « L’anarchisme espagnol et la question du Maroc avant et pendant la guerre civile (1936-1939) », offre un point de vue synthétique bienvenu sur les positions des anarchistes vis-à-vis du colonialisme, au moment où Franco fomente son coup d’État à l’aide de troupes marocaines recrutées dans l’enclave espagnole. Même si la presse libertaire n’était pas exempte de stéréotypes racistes sur les « maures » barbares et envahisseurs, on découvre des tentatives d’alliance et de solidarité anticoloniale au sein d’un Comité panislamique de Barcelone, qui propose un pacte avec les nationalistes marocains en vue d’un soulèvement. Mais sous la pression de Léon Blum, qui craint la contagion anticoloniale dans les pays sous domination française, le gouvernement républicain espagnol écartera l’accord…

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En élargissant la focale, La Gauche et les Migrations (PUF, mai 2024) de Bastien Cabot ambitionne de parcourir deux siècles d’histoire de l’internationalisme (XIXe au XXIe siècle). Il éclaire chronologiquement le rapport complexe entre mouvement ouvrier et migrations, à travers les exils et proscriptions des révolutionnaires, les débats agitant les internationales ouvrières successives, les circulations de la main-d’œuvre immigrée, les guerres, les révolutions, les décolonisations ou encore l’affaiblissement progressif du conflit de classe et l’autonomisation du « pôle-social humanitaire » autour d’organisations non partisanes de défense des migrants. Le livre nous montre que la solidarité internationale n’est jamais acquise. Là encore, de nombreux décalages et « décrochages » se font jour entre les déclarations de principe invitant au cosmopolitisme et à l’antiracisme, et les impératifs du protectionnisme ouvrier ou les restrictions migratoires d’une gauche au pouvoir qui prennent parfois des tours xénophobes.
On citera pour exemple le discours de Morris Hillquit, leader socialiste américain (de l’aile droite du parti opposée aux IWW [2]) qui, lors d’un congrès international de 1907, prône le rejet de la main-d’œuvre immigrée chinoise et japonaise, sous prétexte que « le capitalisme, par l’importation de travailleurs [de race jaune (sic)], moins coûteux que les travailleurs nationaux, menace ces mêmes travailleurs nationaux d’une grave concurrence en fournissant, bien souvent sans qu’ils en aient conscience, un bassin de recrutement pour les briseurs de grève… » Plus loin, le chapitre 4 nous plonge dans une passionnante étude comparée des luttes immigrées en Europe dans les années 1970-1980, rappelant au passage le rôle délétère de la gauche institutionnelle française.
Bastien Cabot réussit le pari d’un livre riche et important dont la conclusion sur la période actuelle, portée par la « désarticulation de l’internationalisme » et la tendance à la fermeture des frontières, n’inspire, pour l’instant, que peu d’optimisme. Reste « un monde à réinventer ».
Par Mathieu Léonard


NOTES :

[1L’Algérie coloniale étant absente de l’ouvrage présent, on peut se reporter à la thèse, disponible en ligne, de Philippe Bouba, L’Anarchisme en situation coloniale : le cas de l’Algérie (1887-1962), 2014.

[2Industrial workers of the world : syndicat d’action directe étatsunien qui voulait s’adresser « aux marges de la classe ouvrière, aux non-qualifiés, aux non-syndiqués, aux femmes, aux Afro-Américains, et tout particulièrement aux immigrés ».