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Chroniques noir & rouge n° 6, septembre 2021
De la non-violence légitime
L’État et le capital se parent de la violence légitime pour protéger leur domination et leur recherche du profit. Pourquoi n’y aurait-il pas une non-violence légitime qui s’y oppose ? Légitime, non pas au sens de la loi, mais au nom de la justice et de la liberté ? Cette idée sillonne le dernier livre d’André Bernard.
L’auteur nous entraîne dans un voyage à la découverte couverte des vertus de la non-violence, dans l’espace et dans le temps au travers de chroniques, souvent des notes de lecture, et de textes choisis. Un besoin profond de comprendre l’oblige à dépasser l’estampillage anarchiste pour relater toutes ces actions non violentes qui ont en commun la démocratie directe, à divers degrés bien sûr. Spécialement le refus de la représentation permanente remplacée par la délégation avec mandat impératif donné par une assemblée générale souveraine.
L’esprit de la non-violence
La violence populaire, si elle peut se comprendre, n’est peut-être pas la meilleure réponse à la violence étatique. Des études ont démontré que la non-violence est souvent plus efficace. Même dans les cas extrêmes de guerre, elle doit être recherchée quand elle ne se résout pas à un sacrifice inutile de sa vie. Ainsi, en Syrie, la non-violence n’a guère de chance contre l’État islamique ou les soudards d’Erdogan. André Bernard se demande comment faire, là-bas comme au Chiapas, pour que l’autodéfense milicienne ne se transforme pas en une militarisation qui hypothèquerait les espoirs de la Révolution. Une pente qui semble irrépressible et dont les anarchistes peinent à comprendre les raisons depuis la guerre d’Espagne. Sur ce sujet, on lira avec profit les résu més que fait André Bernard des trois tomes de La CNT dans la révolution espagnole, écrit par l’historien anarchiste José Peirats [1]. Une œuvre lucide montrant que, « contrairement à l’imagerie révolutionnaire, le peuple n’était pas acquis dans son ensemble à la transformation sociale ». Et que, les dirigeants, d’avoir fait prévaloir la guerre sur la révolution, ne firent peut-être pas un bon choix. En précisant, à leur décharge, que, déjà à l’époque, pour nombre d’observateurs, une pure révolution anarchiste n’avait aucune chance. Si Franco et les staliniens n’en étaient pas venus à bout, les puissances capitalistes, la France et le Royaume-Uni, s’en se¬raient chargées.
Autre question qui taraude, ou devrait tarauder, tous les révolutionnaires : pourquoi les révolutions violentes quand elles sont triomphantes, s’achèvent, en général, par une dictature des révolutionnaires ? Ainsi de l’Algérie, pays qui touche particulièrement André Bernard pour avoir été réfractaire à la guerre coloniale de la France. Souvenirs soudainement et heureusement ravivés par le Hirak, venant rappeler que la soif d’émancipation ne meurt jamais. Cependant, si cette soif prend la forme d’une guerre civile, celle-ci, « en son principe, est en soi, dès son éclatement, exterminatrice de l’ennemi ou de celui que l’on croit ou suppose tel », comme l’écrit écrit Alain Pecunia cité par André Bernard. C’est pourquoi, ce dernier montre que la force du Hirak tient à sa non-violence et que sa déviation consoliderait la dictature ou générerait un nouveau pouvoir étatique, pro¬bablement guère meilleur. Ce qui conduit l’anarchiste non violent à se demander « s’il est possiblement réalisable d’édifier une société liber¬taire par des moyens violents et autoritaires ».
Sans pour autant se décourager, il s’associe à James C. Scott pour penser que tout projet libérateur requiert un « esprit grand ouvert sur le monde, un esprit désencombré ». Les Indiens du Chiapas comme les Kurdes du Rojava l’ont compris mais pas nécessairement les destinataires de leur message.
Les outils de la non-violence
Un esprit mais aussi des outils. L’action non violence ne se limite pas à la désobéissance civile et à l’autodéfense passive, chères à Lanza del Vasto, dis¬ciple chrétien de Gandhi, dont les amis furent parti¬culièrement actifs dans les années 1957-1960. Elle peut prendre des formes plus rugueuses, tels le boycottage et le sabotage préconisés par le syndicalisme révolutionnaire. L’auteur cite, à propos, un extrait du congrès de la CGT de 1898 où Pouget constate que « les initiatives ont été peu ardentes » pour mettre en œuvre une résolution du précédent congrès sur le sujet. Alors, Fernand Pelloutier insiste : « Laissant de côté les violences, non par crainte, [les ouvriers] peuvent, par leur initiative, en appliquant le sabotage, lutter avantageusement contre la société capitaliste. » À n’en pas douter, Philippe Martinez n’est ni Pouget ni Pelloutier. Est-il pour autant responsable de la non-prise en main de leurs affaires par les travailleurs ? La détermination non violente peut encore se manifester par l’abstention, le refus de collaboration avec les autorités, l’insoumission, la désertion... Ces dernières actions peuvent coûter cher à leurs auteurs, André Bernard en sait quelque chose.
Les actions de non-violence peuvent également venir en soutien à des entreprises émancipatrices, des révolutions. André Bernard publie un texte de Pierre Ramuz, lequel, dès novembre 1936, pense qu’il serait plus utile de boycotter et de saboter les productions des puissances fascistes qui soutiennent les franquistes que d’en appeler à l’armement des révolutionnaires qui, de toute façon, seront vaincus par un ennemi militairement supérieur. La réflexion vaut toujours, cependant on sait que le boycottage des produits israéliens en soutien aux Palestiniens est peu efficace, même s’il agace les autorités de Tel Aviv.
Les acteurs de la non-violence
L’ action directe non violente, si elles réclament des techniques et des outils, n’est pas pour autant réservée à des spécialistes. Au contraire, est-il écrit dans la revue Alternatives non-violentes : « Elle est de permettre à chacun et chacune d’y participer d’une manière adaptée à ses attentes, ses capacités et son envie. » Elle favorise, en plus, une culture de l’égalité hommes-femmes [2].
« Envie de vivre hors des lois du capitalisme et de l’État » par « la multiplicité des imaginaires et le dynamisme d’une organisation en rhizome », comme entendue à Notre-Dame-Des-Landes. André Bernard prend la zad comme exemple d’une action non violente victorieuse dans laquelle a pu s’insérer une « guérilla » menée « sans haine et sans excès inutile ». « Une "propagande par le faire" qui a supplanté la "propagande par le fait" traditionnelle. » Cela étant, personne n’est obligé de vivre conformément aux choix des zadistes et de s’adapter à leur confort spartiate.
Autre exemple, significatif pour André Bernard, celui des Gilets jaunes qui ont développé « une sous-culture de solidarité et de fierté de leurs origines, mais aussi du communautarisme et, de temps à autre, de la violence ». Violence — toute relative ¬en réponse à la surdité et aux provocations du gouvernement des riches, aux violences mutilantes de ses sbires. André Bernard écrivait il y a dix ans : « Sans colère ni révolte, on glisse dans la veulerie ! Pour autant, sans patience ni opiniâtreté et imagi-nation créative, on ne va pas loin sur la route des changements sociaux [3]. » Révolte et opiniâtreté sont au rendez-vous. L’imagination créative, celle qui proposera une société libérée, celle qui enclenchera un processus révolutionnaire bien pensé, se fait attendre. Attendre. C’est alors qu’au détour d’une page, une phrase d’André Bernard réveille cette incertitude qui parcourt la vie de bien des militants : Oui, nous, anarchistes, avons été constamment vaincus dans nos marches en avant. Heureusement, peut-être ! »
Pierre Bance
NOTES :
[1] José Peirats, La CNT dans la révolution espagnole, Paris, Éditions Noir et Rouge, 2017, 2019, trois tomes.
[2] Alternatives non-violentes, n° 194, mars 2020, revue citée par André Bernard, page 94 de son livre.
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