http://deladesobeissance.fr/2017/09/01/indios-sans-roi/
« Nous sommes communalité, le contraire de l’individualité ; nous sommes territoire communal et non propriété privée ; nous sommes partage et non compétition ; nous sommes polythéisme et non monothéisme. Nous sommes échange et non commerce ; nous sommes diversité et non égalité, bien que ce soit au nom de l’égalité qu’on nous opprime. Nous sommes interdépendants et non libres. Nous avons l’autorité mais nous n’avons pas de souverain. »
Ce sont là propos de paysans mexicains qui, pour leur survie dans un milieu hostile, ont compris la nécessité d’un quotidien solidaire et aussi d’une vie frugale à base de maïs, de haricots et de courges, selon leurs habitudes ancestrales. Le livre que nous propose Orsetta Bellani est en quelque sorte un témoignage des rencontres qu’elle a faites avec des hommes et des femmes du Chiapas.
Depuis l’insurrection armée du 1er janvier 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale a profondément changé : « Les guérilleros se sont retirés dans les montagnes et ont ensuite lancé le processus de construction de l’autonomie zapatiste qui, selon de nombreux analystes, représente aujourd’hui un exemple pratique pour un “autre monde possible” », écrit Orsetta Bellani. Si les armes sont toujours prêtes pour l’autodéfense, les zapatistes les ont surtout utilisées, au moment de l’insurrection, pour frapper l’imagination.
Le sous-commandant Marcos lui-même s’est effacé, ou plutôt s’est métamorphosé, dans une tentative de cohérence, pour laisser place à la collectivité ; mais il est « revenu » en Galléani, le nom d’un zapatiste assassiné. Marcos a expliqué à plusieurs reprises que l’Armée zapatiste devait « disparaître en tant qu’organisation militaire ». Il serait intéressant de faire des rapprochements avec les FARC (colombiennes) qui ont procédé à leur désarmement partiel ; de même qu’avec l’ETA basque.
Que retenir de l’expérience chiapanèque qui se perpétue ?
– Une façon traditionnelle de prendre les décisions en assemblées qui peuvent durer indéfiniment jusqu’à un consensus (nous avions déjà noté ces façons de faire quand Nelson Mandela décrivait les manières de sa tribu) ; au XVIe siècle, les Espagnols envahisseurs avaient remarqué dans un village du Chiapas que la communauté choisissait comme autorité la personne « qui savait le mieux écouter », que les Indios vivaient « sans individu supérieur auquel obéir et, entre eux, tout n’était que réunion, discussion, conseil et mystère… ». Pas si loin de nous – à Notre-Dame-des-Landes, au Val de Suse, à Bure, etc. –, ces manières de vraie démocratie ne se sont-elles pas « retrouvées » ?
– Le changement se fait « par le bas », le pouvoir est dilué (« on commande en obéissant à la base »), les responsabilités sont tournantes et révocables à tout moment.
– De leur côté, dans le même temps qu’elles résistaient au néolibéralisme, les femmes zapatistes – qui subissent la triple oppression d’être femmes, indigènes et pauvres – avaient appris, dans leur propres organisations, à résister au patriarcat.
– Par ailleurs, l’enseignement étatique, qui est tenu essentiellement par des métis – souvent racistes envers les indigènes à proprement dit –, est en voie de réappropriation par les zapatistes qui veulent « décoloniser l’éducation » en suivant les méthodes du pédagogue brésilien Paulo Freire. Entre autres, « l’idée est de reconnaître et de valoriser les aptitudes de chacun, en gardant en tête que celui qui n’est pas porté pour telle activité le sera davantage pour telle autre ».
– Un autre état d’esprit sur la façon de rendre la justice s’expérimente : la punition par la prison est une pratique minimale. Comme chez les Kurdes du Rojava, on assiste à une créativité judiciaire peut-être pas si nouvelle que ça mais que nous, Occidentaux, avons oubliée.
Un mot sur le buen vivir, concept qui consiste à établir des relations de réciprocité et de solidarité dans les familles et les communautés, avec le respect d’un équilibre entre les êtres humains et la nature ; cela doit se réaliser avec le maintien d’une bonne santé dans une maison décente, associé à une éducation qui se fonde tout à la fois sur sa propre culture et sur la tradition.
L’Amérique latine, pour s’opposer au néolibéralisme, a mis en pratique plusieurs voies : la théologie de la libération, qui enseigne qu’il ne faut pas attendre le paradis pour être heureux ; l’indigénisme, qui se « nettoie » du colonialisme en créant ses propres organisations ; l’éducation populaire de Paulo Freire, qui avance que les connaissances sont déjà dans le peuple et qu’il ne faut que créer des espaces où elles s’épanouiront dans le partage ; les guérillas, quant à elles, plus ou moins vaincues, s’insèrent dans tous ces mouvement sociaux.
Contre la résistance chiapanèque, l’État procède de deux façons : soit par des attaques militaires directes en y associant des paramilitaires et des mercenaires, soit par des moyens détournés : faire entrer les gens dans la logique du marché. Robert MacNamara, ancien directeur de la Banque mondiale, conseillait, « non seulement pour une question de principe mais aussi pour une question de prudence », de réduire la misère de 40 % chez les populations les plus pauvres, pas seulement par impératif moral, mais aussi par impératif politique. Guerre d’usure ou de basse intensité, il s’agit de priver le poisson de son eau en détruisant les communautés paysannes.
Si la marche de l’émancipation se montre lente, laissant en bord de route ses morts, elle avance : « Lento, pero avanzo ! »
Orsetta Bellani, Indios sans roi, rencontres avec des hommes et des femmes du Chiapas,, Atelier de création libertaire, 2017, 152 p.
Publié le 1 septembre 2017 par André Bernard