L’Anarchisme de Malatesta
Le Monde libertaire n° 1619 du 20 au 26 Janvier 2011
Malatesta, encore et toujours
A propos du dernier livre de Daniel Colson
Errico Malatesta (1853-1932) est probablement l’un des théoriciens les plus importants de l’anarchisme. Sa philosophie, loin de se cantonner à des spéculations métaphysiques abstraites, est imprégnée d’une pratique politique constante d’autant plus riche qu’elle a traversé des périodes historiques cruciales. L’expérience militante de Malatesta a vécu la jonction entre le socialisme des débuts et celui qui accouche du bolchevisme, mais aussi entre la république bourgeoise et le fascisme Au sein de la Première Internationale, le jeune Malatesta côtoie Bakounine ou James Guillaume. En 1877, il tente, aux côtés de Cafiero ou de Stepniak, une insurrection dans un village du Mezzogiorno. Dans le dernier quart du XIXe siècle, il participe à la construction du communisme libertaire aux côtés de Kropotkine ou de Redus, non seulement en Italie, en Confédération helvétique ou en Angleterre (1880-1884), mais également en Argentine (1885-1889). Au congres anarchiste d’Amsterdam (1907), il clarifie les rapports entre anarchisme et syndicalisme sur le plan à la fois idéologique et stratégique. Lors du premier quart du XXe siècle, il participe activement aux actions du mouvement ouvrier révolutionnaire (Bienne Rosso, communes d’Ancône et de Fiume, conseils ouvriers ), puis il est condamné à l’isolement par le fascisme.
La philosophie malatestienne s’imprègne de cette histoire considérable jalonnée de rencontres, d’emprisonnements, d’actions et d’organisations. Il en résulte un pragmatisme à dimension synthétique et qui refuse de s’en tenir à l’opportunisme, ou bien de verser dans le dogmatisme. La pensée libre de Malatesta reste confrontée à la liberté envisagée non pas comme une vertu ontologique — pure, idéelle, éternelle, inchangée — mais portée par la façon dont la vivent les hommes et les femmes dans leur rapport à la justice. C’est la volonté qui permet l’application possible, envisageable mais non programmée, de cette aspiration. C’est elle que Daniel Colson, arrivant enfin à Malatesta après Proudhon, Nietzsche, Spinoza ou Bakounine, met en exergue dans son dernier livre [1].
Il nous en livre une minutieuse exégèse à partir des textes qu’il considère comme clefs, en particulier Nécessité et Liberté (1925), Qu’est- ce que l’anarchisme ? (1891), Réponse à la Plateforme (1927) et À propos de Pierre Kropotkine (1931). Les trois derniers sont rassemblés à la fin du livre, ce qui est en particulier heureux pour le texte sur Kropotkine qui était jusque-là difficile à trouver in extenso , bien qu’étant essentiel. Colson met en lumière l’apport réflexif d’un Malatesta critiquant à la fois un positivisme de type mécaniste, que l’on peut retrouver chez les scientifiques classiques ou chez les marxistes, et un évolutionnisme optimiste considérant l’anarchie comme inévitable ou consubstantielle au devenir humain, tel qu’on le retrouve chez Kropotkine (auquel on peut ajouter Élisée Reclus, clans une moindre mesure). Ni fataliste, ni déterministe, le volontarisme malatestien témoigne des choix qui s’offrent à l’individu et à la société.
Mais d’où vient cette volonté ? C’est là que l’analyse de Daniel Colson se déploie dans toute sa finesse et sa complexité, parfois touffue ou elliptique. Évitant de s’en tente au seul Malatesta dont la pensée s’est précisément nourrie de l’histoire anarchiste et globale, il s’appuie également sur Bakounine, et surtout sur Proudhon, pour nous aider a le comprendre, ou encore sur des philosophes contemporains comme Deleuze ou Foucault. L’un des grands intérêts de la démarche de Colson est d’établir les continuités entre les théoriciens anarchistes sur le plan philosophique, au-delà des divergences qui peuvent êtres liées à des questions datées de tactique ou de stratégie, mais aussi les prolongements avec des penseurs plus récents dont la réflexion fait sens avec l’anarchie, avec eux ou malgré eux. Pour aller plus loin encore, plusieurs passages appellent à une lecture de Georges Palante, notamment sa Sensibilité individualiste (1909), chapitre « Anarchisme et Individualisme » (1907), ou encore « Pessimisme et Individualisme », ( 1914). exhumés par Michel Onfray et Jean-Pierre Jackson [2].
Même si l’on ne partage pas toutes les remarques de Daniel Colson, qu’on se gardera bien de dévoiler sous peine de se priver d’une telle lecture et des débats que celle-ci devrait susciter, disons brièvement que le volontarisme malatestien débouche politiquement sur une conception de l’organisation anarchiste spécifique qui recherche l’équilibre délicat entre les différentes nécessités ou tendances. On ne peut donc espérer qu’avec plus de vigueur encore la traduction en français du livre monumental rédigé par Nico Berti sur Malatesta [3].
Philippe Pelletier
NOTES :
[1] Daniel Colson, l’Anarchisme de Malatesta, Lyon Atelier de création libertaire, 2010, 178 pages.
[2] Georges Palante, Œuvres philosophiques, Paris. Coda, préface de Michel Onfray, 2004, 900 pages.
[3] Gianpietro Nico Berti, Errico Malatesta e il movimento anarchico italiano e internazionale (1872 - 1932 ), Milano, Franco Angeli Editore, 2003, 816 pages.
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