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Les Black Blocs
« Quartier Libre » journal des étudiants de l’Université de Montréal

S’opposer en bloc

Francis Dupuis-Déri

Chercheur post-doctoral en science politique au MIT, Francis Dupuis-Déri vient de publier Les Black Blocs - Quand la liberté et l’égalité se manifestent. Véritable réplique à tous ceux qui ne voient dans le Black Bloc qu’un « groupuscule de jeunes voyous », ce livre dresse un portrait de la pensée politique des Black Blocs. Entretien avec un observateur de la frange radicale du mouvement antimondialisation.

Quartier Libre : Comment vous est venue l’idée d’écrire sur les Black Blocs ?

Francis Dupuis-Déri : Ce qui m’intéressait le plus dans le projet était d’essayer de démystifier le discours que l’on entendait tout le temps par rapport à ces groupes-là, qui était un discours discréditant mur à mur. Il suffisait de lire un ou deux des manifestes des Black Blocs, même en n’étant pas d’accord avec ce qu’ils disent, pour réaliser qu’ils ont une réflexion politique, tant par rapport à leur choix tactique que par rapport à leur mode d’organisation ou à leur analyse de la mondialisation capitaliste ou du système politique. Comme j’avais rarement vu une telle unanimité pour discréditer un groupe, pour le ridiculiser et pour dire qu’il était non politique, je me suis dit que ce livre pourrait clarifier un petit peu les enjeux, tant pour le public en général que pour le mouvement antimondialisation, qui ne connait pas nécessairement mieux les Black Blocs.

Q.L. : Qu’est-ce qui identifie les militants des Blacks Blocs, mis à part le fait qu’ils aillent à un rassemblement ?

F.D.D. : Ce qui me semble clair, c’est que le Black Bloc est quelque chose qui n’existe qu’à l’intérieur d’une manifestation. À l’extérieur d’une manifestation, avant ou après, il n’existe plus. D’un point de vue purement technique, ce sont les gens habillés en noir, masqués de noir, et éventuellement avec des drapeaux noirs - parce que ce sont des anarchistes - qui se retrouvent en contingent. Bien sûr, ils ont pu se rencontrer avant ou non et ils ont pu se préparer à des actions directes, ce qui est une chose pouvant les caractériser. Cependant, ce n’est pas parce qu’il y a un Black Bloc dans une manifestation qu’il va nécessairement y avoir une action directe. Ce sont eux qui décident et ils le font entre eux, sans chef. Ils sont responsables de leurs actions.

Q.L. : D’où provient le mouvement des Black Blocs ?

F.D.D. : Originalement, le terme « Black Bloc » vient de la police allemande. Le Black Bloc, plus qu’une organisation, est vraiment une tactique. Le Black Bloc vient des squatteurs en Allemagne qui, au début des années 1980, se faisaient expulser de leur squat. D’une certaine manière, ce sont eux qui ont inventé cette façon d’agir en manif. Puis, vers le début des années 1990, le mouvement arrive en Amérique du Nord. Un de premiers Black Blocs à propos duquel on a un peu d’informations a eu lieu pendant la première guerre du Golfe dans des manifestations pacifistes, où un Black Bloc est passé à l’action. Évidemment, après ça il va y avoir des Blacks Blocs à d’autres occasions. Mais évidemment, là où les Blacks Blocs deviennent célèbres, c’est à Seattle.

Q.L. : Est-ce que prendre part à un Black Bloc équivaut à dire qu’il n’y a plus d’autre moyen que la violence pour changer le système ?

F.D.D. : Dans les Blacks Blocs, c’est certain qu’il y des gens qui sont super critiques face aux moyens non violents et qui disent : « Les non-violents, les réformistes, ce sont des vendus, des lâches ! ». La plupart des gens que j’ai pu interviewer ou que j’ai vus qui sont dans les Blacks Blocs sont cependant pour la diversité des tactiques. Je trouve que c’est une originalité du mouvement, la diversité des tactiques, qui est évidemment en accord avec leur principes libertaires : liberté, égalité, non-hiérarchie. Ils acceptent que chacun ait une capacité politique, un jugement suffisant pour prendre ses actions lui-même et décider quel genre d’action il considère mener à tel moment. La diversité des tactiques implique aussi d’accepter que dans une manifestation, dans un mouvement, il va y avoir des gens qui, pour d’autres raisons, d’autres sensibilités, vont adopter d’autres tactiques.

Q.L. : Qu’est-ce qui explique que cette diversité des tactiques ne soit pas acceptée par les mouvements sociaux « officiels », qui luttent pourtant pour la même chose qu’eux ?

F.D.D. : Il est certain qu’il peut y avoir des raisons morales. Il peut y avoir des gens qui sont moralement contre la violence, alors c’est normal qu’ils condamnent les Black Blocs et leurs alliés. Mais souvent les porte-parole disent : « Ce n’est pas une question de morale, c’est une question de politique. Il faut les dénoncer parce qu’ils nuisent au mouvement. » Beaucoup de ces groupes dépendent de subventions de l’État. Par exemple, le Sommet des peuples, à Québec, était financé par le gouvernement fédéral et le gouvernement du Québec. Lorsque ton argent provient en grande partie de l’État, c’est sûr que s’il y a des gens dans ton mouvement qui posent des gestes illégaux, en tant que porte-parole dont le salaire est financé en partie par l’État, tu as tout avantage à te dissocier d’eux. Je pense que d’une certaine façon, c’est une erreur stratégique. Je pense que les porte-parole des mouvements sociaux pourraient employer un autre type de discours et dire : « Regardez, il y a des gens qui font partie du mouvement et qui sont fichtrement en colère et qui, pour vous, l’État, posent un problème de légalité, de sécurité, etc. Vous avez donc d’autant plus avantage à négocier rapidement avec nous. » C’est une approche machiavélique que pourraient utiliser les réformistes. Ce qu’ils font plutôt est de se dissocier de ces gens, de dire qu’ils ne font pas partie du mouvement, que ce sont pas des gens qui ont une réflexion politique, que ce ne sont que de jeunes voyous.

Q.L. : On entend souvent dire que ces groupes sont infiltrés par la police ou par des agitateurs qui ne servent qu’à justifier la répression policière. Est-ce qu’on a des preuves de ça ?

F.D.D. : Spécifiquement au Québec, il y a deux choses. Premièrement, il y a le groupe Germinal [arrêté avant le Sommet de Québec], qui montre que la police a infiltré des groupes d’affinités, puisque les deux infiltrateurs de la GRC sont allés témoigner au procès. Germinal n’était pas spécifiquement un Black Bloc, mais c’était dans le même esprit. Il y a aussi les gens qui ont organisé, plusieurs mois d’avance, le Black Bloc du Sommet de Québec, qui ont été soit infiltrés, soit espionnés, car il y a eu une descente et ils se sont fait saisir du matériel à la veille du Sommet. Ceci dit, l’avantage avec ces groupes-là est que comme ils ne sont pas hiérarchiques, comme ce sont les gens entre eux qui prennent les décisions, on peut difficilement les décapiter. Par exemple, à Québec, les policiers avaient arrêté Jaggi Singh en pensant qu’ils avaient arrêté le chef, ce qui montre vraiment qu’ils ne comprennent pas comment ça fonctionne.

Q.L. : Est-ce qu’on pourrait qualifier les Black Blocs de guérillas urbaines modernes ?

F.D.D. : Je suis sûr que certains dans le Black Bloc penseraient comme ça, mais la plus grande distinction est que les gens du Black Bloc et leurs alliés n’ont tué personne. On n’a jamais entendu dire qu’ils avaient des armes à feu, des grenades ou autres. Ce n’est pas encore rendu à ce que j’appellerais de la guérilla urbaine et, pour l’instant, ça n’a pas l’air de vouloir le devenir.

Q.L. : Les Black Blocs, semblent très pragmatiques en affirmant qu’ils savent que la révolution n’est pas pour demain. Que pensez-vous de leur vision en la matière ?

F.D.D. : Si ces gens étaient dans les années 1960 ou au début des années 1970, ils écriraient régulièrement dans leurs manifestes qu’il faut faire la révolution. Éventuellement, certains d’entre eux se retrouveraient dans les groupes terroristes des années 1970 : Brigades rouges en Italie, Bande à Baader en Allemagne, actions directes en France, FLQ ici. C’est le même genre de sensibilité, sauf que la différence entre ces deux générations est que la génération actuelle a une réflexion historique. Même si chez certaines personnes on peut retrouver un esprit révolutionnaire, la plupart d’entre elles sont conscientes que le contexte n’est pas révolutionnaire, que la révolution n’est pas pour demain, et ne vont donc pas faire la révolution. À ce niveau, elles ont une maturité et un niveau de réflexion qui est peut-être plus réaliste que celui de la génération qui les a précédées, qui pensait faire la révolution en 1968 et dans les années qui ont suivi. Ça nous donne l’espoir que ces gens ne prennent pas la voie terroriste, car la voie terroriste dans les années 1960-70 se basait sur l’idée que la révolution était à portée de la main et qu’il ne fallait que lui donner un petit coup de pouce. Pour ce que j’en vois, ils sont assez réalistes et ils savent que ce n’est pas ça qui s’en vient. Pour l’instant, ce qu’ils font est de mettre en forme une critique par leurs actions ou leur présence dans les manifs.

Q.L. : Est-ce que la démocratie directe utilisée par les Black Blocs est vouée à être utilisée par d’autres types d’organisations ou est-ce un modèle de prise de décision qui ne peut fonctionner que dans des groupes restreints ?

F.D.D. : Par définition, c’est spécifique à des unités plutôt réduites, mais ça pourrait être diffusé en ayant plusieurs petites unités sur un large territoire. Il peut y avoir plusieurs lieux où ça fonctionne comme ça. Par exemple, une assemblée départementale de professeurs fonctionne sur le mode de la démocratie directe. On n’a pas besoin de révolutionner la société au complet et d’abattre l’État pour se retrouver dans des organisations qui fonctionnent sur ce modèle-là, il suffit de les mettre sur pied. Comme on n’est pas dans une situation révolutionnaire et que, d’après moi, on ne le sera pas avant un bon bout de temps, si des gens veulent fonctionner de façon plus directe, c’est à eux de s’investir, de s’engager ou de mettre sur pied des groupes qui fonctionnent comme ça.

Propos recueillis par Frédéric LEGENDRE
09.04.03
http://www.ql.umontreal.ca/volume10/numero15/interviewe.html