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Sourates pour Dubaï
Le Canard enchaîné n° 4687 du 25 août 2010
Tu n’as rien vu à Dubaï
Quelle idée d’aller passer deux mois à Dubaï ! Traimond est comme ça : il adore pérégriner de-ci, de-là, et en tirer quelques bienvenues « choses vues », ce qui nous avait déjà valu de mémorables « récits de Christiania », cette communauté baba de Copenhague où il s’était un rien éternisé...
Ces « sourates » s’ouvrent sur une scène d’anthologie. Rashid, un vieux Pakistanais, emmène notre voyageur en plein désert. Il lui a promis une surprise. Leur voiture double dix, quinze, cent, des centaines de camions rouges, immobiles sous le méchant cagnard. Rashid ne dit rien. Mais Traimond a reniflé : ça pue ! ça pue affreusement ! ça pue la merde... Et Rashid d’expliquer enfin. A Dubaï, la plupart des quartiers riches ont le tout-à-l’égout. Mais pas les labour camps, ces cités- dortoirs où s’entassent les 800 000 Pakistanais qui sont les soutiers de l’émirat. Chaque dortoir possède une valve par où les eaux usées se déversent dans une citerne. Laquelle, pleine, est emportée par un camion rouge jusqu’à l’usine de traitement des eaux exilée dans le désert. Mais voilà : cette usine n’offre qu’une vingtaine d’ouvertures pour les camions-citernes. D’où l’interminable file d’attente. « En été, quand l’usage de l’eau atteint son maximum, ils attendent jusqu’à vingt heures. Et il n’y a pas de café sur cette route. Pas de douches. Pas même une salle commune, à l’ombre. Avec des toilettes. » Et le thermomètre monte jusqu’à des 50°. Bienvenue à Dubaï, stade ultime du capitalisme...
Avant de venir traîner ses guêtres ici, Traimond a lu, bien sûr, le fameux petit bouquin de Mike Davis, « Le stade Dubaï du capitalisme », où celui-ci fait de cette ville-Etat hors sol, totalement artificielle, avec son architecture bling-bling et sa dépendance totale de l’extérieur pour son approvisionnement, le modèle idéal, chimiquement pur, de la cité que nous prépare le capitalisme mondialisé. Mais Davis a écrit son livre sans mettre les pieds à Dubaï...
Le bourlingueur Traimond y ajoute des odeurs, de la chair, des rencontres, et de la nuance, et sa verve. Dans cette ville cosmopolite, sur-fliquée, où les prostituées de haut vol pour touristes et businessmen internationaux côtoient un océan de misère sexuelle (les 800 000 travailleurs immigrés qui ne retournent voir leur femme au pays qu’un mois par an), cette ville qui « n’a que trois dieux, Allah, l’achat, la vente », il furète, multiplie les contacts, passe d’un univers cloisonné à l’autre, d’un palace pour jet-setteurs à un labour camp...
Diagnostic final : ce n’est pas un vrai pays. « Un vrai pays regorge de vieux, d’adolescents, de malades, de mendiants, ces inutiles qui empêchent de croire qu’on peut vivre comme des dieux. » Ici rien de tout cela. Dubaï est une entreprise, l’économie y a « tout conquis, le pouvoir, l’espace, le temps, la perception, la réalité, l’imaginaire » : exactement le genre de bled ou on n’a pas envie de mettre les pieds. Merci d’y être allé pour nous :
Jean-Luc Porquet
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