Le mousse et les requins
Mais qu’allait-il faire dans cette galère ? Voir le monde qui n’est pas beau ? Suivre le chemin tracé par son alcoolique et boulanger de père ? Toujours est-il que nous ne savons pas grand-chose de la période de navigation du jeune Jacob. Une majorité des bâtiments sur lesquels il a travaillé appartiennent à la compagnie des Messageries maritimes. Rappelons également que Joseph Jacob a également œuvré pour cette compagnie. Nous n’avons pu découvrir les dossiers des Jacob, père et fils. Cela s’explique aisément. Les archives privées de cette compagnie ont été détruites, brûlées dans les années 1980, soit peu de temps après la fusion (le 23 février 1977) entre les Messageries Maritimes et la Compagnie Générale Transatlantique. Nous ne saurions même presque rien si Alexandre Jacob, à la fin de sa vie, ne s’était pas confié à Alain Sergent son premier biographe. Quelques informations transparaissent encore dans la correspondance que l’honnête cambrioleur a pu entretenir avec sa mère depuis le bagne, avec Jean Maitron en 1948 ou encore avec les époux Passas entre 1951 et 1954. L’adolescence d’Alexandre Jacob donne ainsi lieu à de multiples interrogations, vite résolues par une imagination débordante. L’effet, autorisé et alimenté par l’absence de source, permet d’entrevoir une jeunesse extraordinaire et accrédite l’hypothèse d’une révolte en gestation. Sur terre comme sur mer, l’enfant puis l’adolescent Jacob prendrait la mesure de la question sociale. Il y a peu Eric, webmestre du site l’Ephéméride anarchiste, a retrouvé dans un numéro du Libertaire pour l’année 1896 un article fort intéressant et riche ici d’enseignement. L’engrenage autoritaire est signé … Alexandre Jacob. Un document totalement indédit.
Le jeune homme a 17 ans lorsqu’il écrit aux « camarades » de Paris. Jacob est bien dès cette époque de sensibilité anarchiste. Il apporte son témoignage sur les conditions de navigation qu’il a pu subir cette année. Le jeune mousse, ouvrier boulanger sur un navire jusqu’ici inconnu de nous, doit subir l’exploitation mercantile des placeurs auprès des compagnies de navigation et l’autoritarisme de son capitaine après avoir essuyé une tempête qui aurait pu lui être fatale. A n’en point douter, le jeune garçon développe ici une réelle conscience politique. Son sens de la justice sociale y apparait particulièrement aiguisé. C’est vers 1896 que prend fin la période maritime d’Alexandre Jacob ; un an plus tard le militant au sein du groupe la Jeunesse Internationale participe à Marseille à l’élaboration de l’éphémère journal L’Agitateur … et se fait arrêter pour fabrication d’explosif. Tout cela m’aigrit, me révolta, écrit-il à Jean Maitron en 1948.
N°32, 20 au 26 juin 1896
Engrenage autoritaire
L’article sur la boulange, paru dans le numéro 30 du Libertaire, relatant les exploitations dont les ouvriers boulangers sont victimes à Paris me donne l’idée de vous raconter sommairement les tribulations qui m’ont accablé ces trois derniers mois.
A Marseille comme à Paris la corporation des boulangers est placée sous la coupe des placeurs, gens sans aveu, moitié policiers s’ils ne le sont tout à fait, qui exploitent sans vergogne les ouvriers en quête de travail.
L’un des plus connus de ces marchands de chair humaine est un nommé Carle, rue Beauveau, et voici comment il s’y prend pour dépouiller ses victimes : il s’entend avec les capitaines, les lieutenants des navires en partance, et ceux-ci ne vous acceptent que sur un mot de lui ; de cette façon, il peut exiger de vous les conditions les plus onéreuses. Etant le seul soutien de mes vieux parents, je fus obligé de passer par ses fourches caudines. Il me reçut calé sur un fauteuil moelleux, avec un air sournois et hypocrite et me dit de revenir le lendemain. J’y courus de bonne heure, car le pain manquait à la maison. Au bout d’une heure il arriva : je lui montrai mes certificats et il me donna un embarquement à bord d’un charbonnier corse : la Foi, moyennant une somme de 25 francs versée d’avance.
Pendant le cours du voyage qui dura cinquante-six jours, nous fûmes assaillis par un grain ; le bateau se mit à rouler d’une belle manière, des masses d’eau étaient jetées sur le pont ; passant près du compas, une vague faillit m’enlever. Heureusement que je me cramponnais à la barre, mais dans ma lutte, je crevais le papier de la boussole. Pour cette avarie, insignifiante du reste, le capitaine me frappa, m’injuria, me punit sévèrement. D’après lui, j’aurais dû me laisser enlever par les flots.
Ce n’était pas fini.
Peu de jours après, nous arrivâmes à Marseille et le capitaine qui s’était entendu avec le négrier Carle me dit : « Il vous revient 13 fr. 65 c., et les dégâts que vous avez causés à la boussole s’élèvent à 16 fr. 35c.» Je lui redevais donc 2 fr. 70 c.
Je voulus m’expliquer ; il me signifia de me rendre avec lui chez le commissaire en chef de la marine. Devant cet officier à cinq galons, j’espérais pouvoir expliquer les faits. Aux premiers mots que je prononçais, il m’imposa silence, me demanda si je voulais payer l’avarie de la boussole. – N’ayant pas touché un sou pour mon salaire je répondis négativement. Alors il m’infligea six jours de prison.
Voilà, camarades, comment sont traités les ouvriers boulangers par les chefs de la marine, à Marseille, et par le sieur Carle :
Cinquante-six jours de travail à l’œil et six jours de cellule, prison Chave, pour avoir voulu donner du pain à mes parents et avoir empêché la mer de m’engloutir.
Alexandre JACOB
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