Coup d’éclat antifasciste à Aubagne en 1932

Le 14 janvier 1932, une bombe explose à Aubagne. Ses échos continuent de résonner dans la mémoire de quelques habitants de cette tranquille bourgade à la périphérie de Marseille. Était-ce bien une bombe anarchiste? N’était-ce pas plutôt, comme à Juan-les-Pins quelques années plus tôt, un faux attentat perpétré par des fascistes? Qui a-t-on vraiment visé? La bombe a-t-elle vraiment été déposée par des fascistes «pour faire sauter le siège de la société de secours mutuel constituée entre émigrés italiens, à l’époque regroupés dans la salle du restaurant Rosier», comme le laisse entendre, bien des années plus tard, un grand quotidien régional?
On constate que l’épisode s’est transmis avec beaucoup d’imprécisions, mais quelques voyages dans la presse de l’époque permettent de lever tous les doutes. De même, en consultant les comptes rendus des réunions du conseil d’administration de la société de secours mutuel italienne, la Fratellanza/Fraternelle, il est aisé d’éliminer son implication dans cet attentat : parce que le loyer était devenu trop élevé, la société avait changé de local presque deux ans plus tôt*.
En 1932, la petite salle située au dessus du restaurant Rosier, du nom de la propriétaire encore présente aujourd’hui à la mémoire des Aubagnais, est déjà investie par une autre association italienne: l’Associazione nazionale combattenti italiani. Celle-ci ne tarde pas à arborer sur la façade un panneau portant l’inscription Casa degli Italiani. C’est ce qui apparaît très lisiblement sur une photo, malheureusement techniquement impossible à reproduire, du quotidien régional qui, à chaud, relate l’épisode. Le local, situé à deux pas de la gare et tout près de la place principale, est devenu, à travers cette association, la vitrine du fascisme à Aubagne. Son président, Vladimiro Rossi, une «brave personne» selon un chroniqueur de l’époque, par exemple René Merle, du Petit Marseillais, qui offre une large place aux propos de ce Rossi, un « brave homme », fasciste, négociant en vin et oncle de la veuve Rosier, née Grandi, qui a donné son nom au restaurant. Ce Rossi nous est montré sous un tout autre jour par les rédacteurs de La Lanterna, un périodique publié par des anarchistes de Marseille, Toulon et La Seyne-sur-mer:

È noto che quel tale Sig. Rossi, presidente della casa degli italiani di detta località, pel suo procedere violento, intrigante, spionistico non ha mai mancato di provocare lo sdegno di quanti, amanti della libertà e nemici acerrimi del fascismo, sentono l’avversione più profonda verso gli assassini del popolo italiano che all’estero intendono mettere in atto  i propositi persecutori del loro trucolento capobanda.
La casa degli italiani e la sottostante osteria gestita dal cantiniere presidente, covo, raduno e teatro delle diverse manifestazioni dei più noti figuri della colonia nerocamiciati non poteva che costituire il continuo oltraggio agli erranti che nella calma, quiete cittadina cercarono il momentaneo conforto della perenne esistenza girovaga.

Il est connu que ce Monsieur Rossi, président de la casa degli italiani de la localité en question, n’a jamais manqué, par ses façons violentes, les intrigues qu’il mène, l’espionnage auquel il se livre, de provoquer l’indignation de ceux qui, amants de la liberté et ennemis implacables du fascisme, éprouvent l’aversion la plus profonde envers les assassins du peuple italien qui, à l’étranger, veulent mettre à exécution les persécutions programmées par leur truculent chef de bande.
La casa degli italiani et le restaurant géré par le cantinier président, repaire, lieu de rassemblement et théâtre des diverses activités des tristes sires de la colonie en chemise noire, ne pouvait que constituer un outrage perpétuel à l’égard des errants venus chercher dans cette petite ville tranquille un réconfort provisoire à leur existence éternellement nomade.

La Lanterna, 1er juillet 1932

Voilà résumée la motivation des antifascistes auteurs de l’attentat, Dante Fornasari et Pietro Cociancich. Les deux hommes se sont connus à l’usine Coder de Saint-Marcel, un quartier de Marseille proche d’Aubagne, où l’usine était née à la fin du XIXe siècle. D’après les registres du personnel, Cociancich y est employé comme monteur entre avril 1930 et juin 1931. Sa situation est «à régulariser». Devant le refus de délivrance, par le bureau  parisien de la main d’œuvre étrangère, d’une carte d’étranger, Cociancich est congédié. C’est une entreprise de maçonnerie italienne qui l’emploie ensuite, toujours dans la vallée de l’Huveaune, qui relie Marseille et Aubagne. En 1932, Cociancich, âgé de quarante-huit ans et devenu Pietro Canzani depuis que le fascisme a imposé l’italianisation des patronymes slaves, est déjà un militant de longue date: lorsqu’il quitte clandestinement l’Italie, en 1930, il est considéré comme l’«anarchiste le plus actif à Trieste» (voir l’entrée Cociancich dans le Dizionario biografico degli anarchici italiani, t.1, Pise, BFS, 2003). Il affiche ouvertement ses positions politiques et son entourage marseillais, qui le trouve «très correct et fort poli», bien qu’«illuminé», n’est guère étonné d’apprendre qu’il est l’auteur de l’attentat: les voisins avaient remarqué les réunions qui se tenaient chez lui jusqu’à des heures prolongées, y compris avec des visiteurs qu’ils jugeaient, «à leur tenue, de condition élevée».
Cociancich semble avoir bien peu de points communs avec Fornasari, un jeune père de famille qui travaille chez Coder depuis 1929, républicain, mais qui n’affiche guère son engagement politique. C’est pourtant ensemble que les deux hommes accomplissent l’attentat, avec une maladresse qui est à la hauteur de leur manque de préparation: Cociancich laisse tomber ses papiers d’identité – en réalité un faux récépissé de carte d’étranger – près du lieu même où il a posé la bombe. La police retrouve aussi les couvre-chefs des deux hommes.
L’explosion a provoqué quelques égratignures chez quatre personnes, une énorme peur chez les occupants de l’immeuble et des dommages à l’intérieur de l’édifice, comme en témoignent les photographies prises par les services de police. Pietro Cociancich et Dante Fornasari ressortent eux-mêmes en assez mauvais état, le visage tailladé et les vêtements en lambeaux. L’explosion a en effet surpris Fornasari pendant qu’il faisait le guet. Quant à Cociancich, qui pensait avoir devant lui quatre minutes après la mise à feu de la mèche, il a été retardé par une personne qui descendait les escaliers. Quand les deux hommes sortent de l’immeuble après l’explosion, ils sont vus par deux témoins et presque aussitôt rattrapés par les gendarmes.

La facade du restaurant RozierSalle commune en 1932
Les auteurs de l’attentat exploitent la tribune qui leur est offerte par la presse locale pour dénoncer le régime fasciste. Selon Cociancich, «tous les Italiens devraient faire comme [lui]!», une phrase à laquelle la presse anarchiste de langue italienne, notamment celle qui paraît aux États-Unis, fait largement écho en relatant l’événement («Tutti gli italiani dovrebbero fare così» L’Adunata dei Refrattari, 13 février 1932), mettant en émoi les services de police chargés de l’enquête. Quant à Fornasari, évoquant son «idéal de justice et de liberté que les faisceaux fascistes ont toujours méconnu», il s’adresse directement aux Français: «Seriez-vous libres en France si vos aïeux n’avaient pas fait la Révolution?».
Cociancich seul est envoyé devant la justice, car il disculpe son complice, plus jeune et chargé de famille, une attitude qui lui vaut le respect, même de la part de ses ennemis politiques, par exemple du chroniquer du Petit Marseillais qui doit bien reconnaître que Cociancich ne manque pas de courage.

Mot manuscrit Cociancich

Il reçoit le soutien du journal La Lanterna et du Comitato anarchico pro perseguitati politici de Marseille, qui lui procure un avocat.  A l’issue de procès, Fornasari est acquitté et Cociancich est condamné à cinq ans de réclusion, soit le minimum de la peine. Cette bombe fabriquée par Cociancich – il réussit à laisser planer le mystère sur la façon dont il s’est procuré les ingrédients utiles à sa confection – est des plus rudimentaires : un «pétard» dit La Lanterna. Mais elle a sans doute fortement à voir avec l’attitude du consul Balduzzi, envoyé par Mussolini à Marseille en 1926, dans une des plus importantes communautés italiennes à l’étranger. Les initiatives de ce consul, toutes vouées à la fascistisation des Italiens du Sud-est de la France, ne manquent pas d’étonner même les autorités françaises. Sans en avoir ni la portée, ni les conséquences tragiques pour leurs auteurs, ce geste de Cociancich s’apparente aussi à ceux des antifascistes qui, entre 1925 et 1932, attentent, sans succès, à la vie de Mussolini.

*Sur l’histoire de cette société de secours mutuel italienne, voir Isabelle Felici, «Solidarité et immigration italienne. La Fratellanza d’Aubagne et la mémoire reconstruite», Cahiers d’histoire. revue d’histoire critique, n.143, septembre 2019.

One Response to “Coup d’éclat antifasciste à Aubagne en 1932”

  • Sandra Rouqueirol says:

    Merci Isabelle de lever le voile sur cette partie de l’histoire d’Aubagne que nous méconnaissons. J’ai hâte de me plonger dans la suite ! Au plaisir de vous revoir…

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L’histoire de l’anarchisme italien est liée, par bien des aspects, à l’histoire de l’émigration italienne. Malatesta lui-même a passé une bonne partie de son existence hors d’Italie, en Amérique du Sud et à Londres (mais aussi en Égypte et ailleurs), avant son retour rocambolesque en Italie en 1919, et il était en contact avec des militants répartis aux quatre coins du monde. Le fil conducteur choisi pour ce blog offre donc un vaste champ d’investigation. Ce sera la seule contrainte que nous nous imposerons : nos « conversations » auront toutes pour point de départ les vicissitudes des anarchistes italiens dans le monde et aborderont, au fil de l’actualité, de l’humeur, peut-être aussi des réactions et des demandes des lecteurs, des sujets variés, que nous illustrerons si possible de photographies, documents d’archives, correspondances, textes traduits de l’italien…

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