La Cecilia, naissance de la légende

En remerciement aux marques de sympathie qui me parviennent régulièrement depuis 1993, date du colloque organisé à Pise par la Biblioteca Franco Serantini  en commémoration du cinquantenaire de la mort de Giovanni Rossi (1856-1943), et surtout depuis la parution de l’ouvrage La Cecilia. Histoire d’une communauté anarchiste et de son fondateur Giovanni Rossi qui est venu bouleverser l’historiographie de la colonie Cecilia en démontrant que l’empereur Pedro II n’a joué aucun rôle dans la fondation de la colonie Cecilia au Brésil en 1890, voici quelques éléments qui permettent de remonter aux origines de la légende.

Cette légende ne serait jamais née si le premier compte rendu établi par un des pionniers de la Cecilia, Giovanni Rossi, sur l’expérience en cours au Brésil avait été mieux connu (et mieux lu) par les anarchistes et les historiens. Or ce texte a été publié en dehors des circuits anarchistes, sans doute parce que l’initiative de Rossi venait d’être purement et simplement condamnée par Errico Malatesta depuis son exil londonien, dans une lettre que publie La Rivendicazione de Forlì le 18 mars 1891, et surtout parce qu’il n’y est pas question d’anarchisme mais bien d’émigration.

C’est la revue du géographe Arcangelo Ghisleri, La Geografia per tutti qui l’accueille entre mai et novembre 1891. Et Rossi l’ajoute aussi à la dernière édition de son roman utopique, Un comune socialista, en 1891. Le texte contient énormément de détails sur le voyage des pionniers (effectué aux frais du gouvernement brésilien) et sur les premiers jours d’existence de la Cecilia. On sait tout des terres qui sont attribuées aux colons de la Cecilia, comme à tous les immigrants, par le biais de l’Inspectoria de Terras e colonisação : « une zone de dix km², constituée de prairies et de bois, qui nous est réservée au prix moyen de 15 lires l’hectare, payables à crédit ». Ce texte, fondamental pour bien comprendre la genèse de la Cecilia, n’a pas été republié, sauf par le centre de recherche CIRCE de l’Université de la Sorbonne nouvelle Paris 3 qui l’a proposé en pré-publication en 1994.

Jusqu’en 1932, on ne rencontre aucune trace de l’empereur du Brésil dans l’histoire et dans l’historiographie de la Cecilia. La première mention date de 1936, dans le numéro 5 de la revue I Quaderni della Libertà de São Paulo. Le numéro est entièrement consacré à Alessandro Cerchiai, pilier de la presse anarchiste au Brésil, qui vient de mourir au Brésil. Parmi les textes en hommage à sa mémoire et parmi les documents autographes, on trouve une lettre, datée du 22 octobre 1934, que Cerchiai avait écrite alors qu’il était en voyage au Paraná. Quarante ans après la fin de l’expérience, il était allé visiter les vestiges de la Cecilia et avait rencontré des membres de la colonie disparue et leurs descendants. C’est lui qui parle pour la première fois du rôle qu’aurait joué l’empereur dans la création de la Cecilia. Cerchiai connaît, de façon indirecte, le roman de Rossi qu’il désigne sous un titre-valise : Il comune in riva al mare. Ce roman, signé de son pseudonyme Cardias, s’intitule en réalité Un comune socialista et se déroule dans une ville imaginaire, Poggio al Mare. Selon Cerchiai, un exemplaire de cette brochure tomba entre les « augustes mains de l’empereur ». Suite à cette lecture, continue Cerchiai, le monarque « peut-être pour s’amuser des illusions dorées de l’anarchiste, lui écrivit, l’invitant à venir réaliser son rêve dans la province du Paraná ». C’est aussi Cerchiai – ou ses informateurs – qui tire la conséquence financière de cet arrangement entre l’anarchiste et l’empereur : « Après la chute de l’empire et l’avènement de la république, le nouveau gouvernement exigea – c’était en réalité bien peu comme le montrent les comptes rendus financiers publiés par Rossi – le paiement des terres qui avaient été données ». Dans la mémoire des descendants des membres de la Cecilia, comme dans celle de beaucoup de Brésiliens, la figure bienveillante de l’empereur vient faire regretter le passage au régime républicain aux mains du pouvoir oligarchique.

Notons encore que c’est dans cette lettre de Cerchiai qu’apparaît aussi pour la première fois l’image d’un Rossi musicien : « Plusieurs années après, alors qu’il était loin de ses enfants et de sa compagne, on l’a vu invoquer leurs âmes au piano ». Ce détail semble avoir beaucoup amusé la fille aînée de Rossi, Ebe, qui, dans un entretien conservé par l’Istituto Ernesto De Martino, nie que son père ait jamais été musicien.

Le décor est planté et c’est à partir de ce schéma que la légende va prendre de l’ampleur. En 1942, paraît le roman d’un auteur brésilien, Afonso Schmidt : Colônia Cecília, uma aventura anarquista na América (réédité en 1980). Schmidt indique en annexe les sources qui lui ont servi à élaborer l’histoire qu’il raconte et précise la part qu’a pris la fiction dans son roman. Il connaît les deux numéros de I Quaderni della libertà (1932 et 1936) qui évoquent la Cecilia. Son projet était initialement de traduire en portugais Un episodio d’amore nella colonia Cecilia, reproduit par cette revue, le seul texte de Rossi qu’il ait eu à sa disposition dans son intégralité. Mais il s’est pris au jeu : « En peignant des paysages, en accentuant des caractères, en commentant des situations, j’ai fini par me trouver devant une œuvre qui m’était propre ». S’il a trouvé peu de renseignements sur la Cecilia, ce n’est pas faute d’avoir cherché. Il n’a pas réussi à se procurer l’ouvrage le plus complet alors disponible sur le sujet (Utopie und Experiment, un recueil de documents établi par Alfred Sanftleben, publié à Zürich en 1897 et réédité par Karin Kramer Verlag à Berlin en 1979) et ne connaît le roman de Rossi que sous le titre erroné donné par Cerchiai. Quelques notables des États du sud du Brésil qu’il a contactés, dont certains ont connu Rossi lorsqu’il enseignait dans des écoles d’agronomie ou qu’il était le directeur d’une revue d’agriculture, ne peuvent lui donner que des informations postérieures à l’expérience de la Cecilia et n’ont pas de nouvelles récentes de Rossi, qui est pourtant encore en vie. Schmidt rencontre enfin un certain comendador Francisco Pettinati qui lui parle des relations que Cardias (c’est sous son pseudonyme que Schmidt désigne Rossi dans son roman) aurait eues à Milan avec le musicien brésilien Carlos Gomes, « élève de son parent le professeur Rossi ».

Une recherche sur la toile conduit à un site familial élaboré par un descendant de ce Francesco Antonio Maria Pettinato, né à Rivello (Potenza) en 1898, devenu Francisco Pettinati après son arrivée au Brésil en 1922. Le site, qui contient les reproductions des tableaux peints par des membres de la famille, les poésies, les photos… et la biographie de l’ancêtre italien, un artisan en fer forgé, nous permet de nous faire une opinion sur l’informateur d’Afonso Schmidt. On y apprend en effet que ce Pettinati « aimait beaucoup la lecture : il lisait beaucoup de journaux et de revues. […] Il avait beaucoup d’amis et aimait raconter des anecdotes véridiques [sic] à ses clients. Il y avait parmi ceux-ci des médecins, des avocats et même des militaires. Tous s’asseyaient sur les banquettes en bois pour écouter ses histoires. » Notons aussi que la mère de ce Pettinato s’appelait Rossi. De là à imaginer que Pettinati enjolive les anecdotes qu’il raconte à Schmidt, il n’y a qu’un pas. A ces anecdotes, Schmidt ajoute des éléments romanesques pour faire tenir ensemble les morceaux recueillis : ainsi Rossi, qu’on avait déjà vu devant un piano sous la plume de Cerchiai, devient un virtuose issu d’une famille de musiciens. Chez son prétendu oncle, professeur au conservatoire (et peut-être vraiment parent de Pettinati), qui l’héberge lorsqu’il se rend à Milan, il rencontre Carlos Gomes, vrai musicien brésilien alors très célèbre. Un soir, Gomes et Cardias font quelques pas ensemble. Le musicien parle de son pays et de son empereur à Cardias. Celui-ci se décide à écrire à l’empereur qui séjourne alors à Milan. Quelque temps plus tard, l’empereur retrouve le nom de Cardias sur la couverture d’une brochure qu’il achète à un bouquiniste du quai Malaquais à Paris, Il comune in riva al mare. De retour au Brésil, l’empereur écrit à Cardias pour lui proposer des terres : « Peu de temps après, dans les derniers mois de la Monarchie, fut fondée la colonie Cecilia à Palmeira, Province du Paraná ». C’est là que Schmidt commet une erreur de date : la monarchie s’achève en 1889 et la Cecilia n’est créée qu’en 1890. Cette erreur est d’autant plus étonnante de sa part qu’il donne par ailleurs la date du 20 février 1890 pour le départ des pionniers de la Cecilia. Certes les plus grands romans ne sont pas exempts d’erreurs semblables et il n’y a pas de quoi tenir rigueur à Schmidt. Son désir était de mieux connaître et faire connaître un épisode de l’histoire du Brésil et il a parfaitement atteint son objectif, donnant une seconde vie à la Cecilia. Quant aux historiens qui ont repris à la lettre l’histoire qu’il a créée à partir des morceaux du puzzle, qui songerait à leur jeter la pierre.

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L’histoire de l’anarchisme italien est liée, par bien des aspects, à l’histoire de l’émigration italienne. Malatesta lui-même a passé une bonne partie de son existence hors d’Italie, en Amérique du Sud et à Londres (mais aussi en Égypte et ailleurs), avant son retour rocambolesque en Italie en 1919, et il était en contact avec des militants répartis aux quatre coins du monde. Le fil conducteur choisi pour ce blog offre donc un vaste champ d’investigation. Ce sera la seule contrainte que nous nous imposerons : nos « conversations » auront toutes pour point de départ les vicissitudes des anarchistes italiens dans le monde et aborderont, au fil de l’actualité, de l’humeur, peut-être aussi des réactions et des demandes des lecteurs, des sujets variés, que nous illustrerons si possible de photographies, documents d’archives, correspondances, textes traduits de l’italien…

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