Les femmes dans le mouvement anarchiste italien. Mémoires d’oubliées

donneanarchia-300x300Si vous avez manqué le colloque de Carrare  sur Les femmes dans le mouvement anarchiste italien, qui s’est tenu le 27 février 2016, voici le compte rendu de Dina Tollari, qui avait fait le déplacement. Merci à Dina de nous faire partager ce moment.

Le 27 février 2016, l’élégant bâtiment de la Bibliothèque Lodovici de la petite ville de Carrare a accueilli chercheurs et auditeurs intéressés par le thème des femmes dans le mouvement anarchiste italien. Invité à 14.30, l’auditoire, bravant la pluie battante, a commencé à arriver et à s’installer paisiblement jusqu’à emplir la salle, plutôt vétuste, Leo Gestri. La moyenne d’âge des assistants était assez avancée et beaucoup étaient visiblement contents de retrouver de vieilles connaissances ; d’autres examinaient ou achetaient des livres, exposés sur une commode ancienne, dont la provenance et la gestion relevaient du mystère pour un œil non averti ; d’autres encore semblaient préoccupés par leur communication à venir.
Sans hâte, Elena Bignami, de l’université de Bologne, a ouvert la séance au nom de Fiamma Chessa, organisatrice du colloque et directrice de l’Archivio Famiglia Berneri – Aurelio Chessa, retenue pour raison familiale. Dans une brève présentation de l’association Amici dell’archivio Famiglia Berneri-Aurelio Chessa, née en septembre 2014, elle a fait part des actions et objectifs poursuivis : réorganisation et mise en œuvre de divers fonds, publications, numérisation de périodiques conservés aux archives, organisation de colloques. Est signalé l’intérêt d’un groupe de chercheurs de l’institut historique allemand de Rome pour la question féminine à l’intérieur du mouvement anarchiste au niveau international. Puis, dans son rôle de modératrice, E. Bignami a aimablement introduit tour à tour les intervenants, présentant principalement leurs ouvrages ou leurs travaux en relation avec le sujet de l’après-midi.
Le programme était organisé dans l’ordre chronologique : tout d’abord l’époque de l’Association Internationale des Travailleurs et particulièrement la décennie 1870, suivie de celle du gouvernement libéral de Giovanni Giolitti (1892-1914), puis l’entre-deux guerre et enfin l’époque républicaine à partir de 1946. Trois conférenciers étaient absents : Barbara Montesi, qui devait intervenir sur Une « anarchiste monarchiste ». Vie de Maria Rygier, Francesco Codello, prévu pour présenter Giovanna Caleffi Berneri et « la bonne éducation » et Giovanna Gervasio dont une partie de la communication a été lue en fin de session.
En préambule de son intervention sur L’Association Internationale des Travailleurs et la « question féminine » en Italie, Antonio Senta, chercheur universitaire et auteur de Utopia e azione, per una storia dell’anarchismo in Italia (1848-1984) publié en 2015, cite de sa voix puissante et claire Anna Kuliscioff qui constate, en 1890, dans son livre Il monopolio dell’uomo : « L’Italie, à l’exception de la Turquie et de l’Espagne, est, des pays d’Europe, celui où la lutte pour les droits de la femme est restée embryonnaire », et soulève l’interrogation : La question féminine de la section italienne de l’Internationale est-elle l’histoire d’une absence ? Un « non » est d’ores et déjà avancé accompagné d’une invitation à porter un regard patient et systématique sur les récits d’hommes, même si le point de vue est évidemment masculin et souvent paternaliste, afin de faire émerger des indices de présence féminine.
En vue de situer le cadre du développement de la question féminine au sein de l’Association Internationale des Travailleurs, sont invoqués les contextes historique, politique et social de la naissance du mouvement en Italie en relevant, d’une part, le rôle important de la commune de Paris et l’exemple de Louise Michel, très populaire dans la presse, d’autre part, l’origine prolétaire de la majorité des membres du mouvement et enfin le côtoiement constant de l’idée d’émancipation économique et de révolution sociale avec la question insurrectionnelle. Sont cités également les moyens de diffusion de l’époque : journaux, manifestes, tracts et propagande orale, ainsi que les étapes principales des années 1870, parmi lesquelles les congrès fondateurs, la tentative d’insurrection de 1874 en Romagne à laquelle participe Bakounine, l’attentat en 1878 de Giovanni Passannante contre le roi Humbert 1er et le revirement politique d’Andrea Costa en 1879 avec sa célèbre lettre « Ai miei amici di Romagna ».
Les objectifs énoncés du mouvement étaient, dès le départ, favorables à la condition féminine. Dès la moitié des années 1860, Bakounine incluait dans les principes fondamentaux de l’organisation sociale le mariage et la famille libres et la parité des femmes, tandis que l’Alliance internationale de la démocratie socialiste prônait en 1868 l’égalité politique, économique et sociale des classes et des individus des deux sexes. L’adhésion à l’Internationale naît d’une volonté de révolte sociale et éthique, politique et existentielle qui a comme premiers obstacles la famille et l’éducation traditionnelles vécues comme synonymes d’esclavage et de tyrannie. A noter que l’Internationale est la première organisation qui inclut des femmes non aisées, militant en faveur de l’auto-éducation, prolétaires qui savent lire et écrire. Suite à une proposition à Londres en 1871 de constituer des sections féminines, des noyaux naissent çà et là et des femmes actives sont répertoriées, bien que les années 1874 et 1875 révèlent une absence due à la répression féroce des autorités sur les femmes italiennes qui ont suivi le mouvement populiste entrepris en 1874 par les Russes nihilistes. C’est donc seulement plus tard en 1876 et 1877 que se retrouvent de nouvelles sections et de nombreux noms féminins dans les documents d’époque de diverses localités italiennes.
Les échecs parallèles du retour au peuple et de l’insurrection en Romagne de 1874 génèrent des divergences : certains se tournent vers un socialisme intégral puis l’égalitarisme tandis que d’autres les perçoivent comme une confirmation de la nécessité d’une action marquée par la conspiration et la clandestinité.
Ainsi, pourquoi, alors que les années 1870 démontrent des signaux de participation active des internationalistes féminines dans l’activité politique et sociale, Anna Kuliscioff dit-elle en 1890 que la lutte de la femme en Italie est restée embryonnaire ? La conclusion surprend et suscite la curiosité : le mouvement socialiste obtient en 1882 le premier élargissement du suffrage universel… masculin. L’hypothèse avancée est que même si, sur le long terme, la lutte pour le suffrage universel, qui est d’abord masculin, aboutira sur une progression des droits civils, elle fut, en réalité, un obstacle au processus d’affirmation radicale de la femme prolétaire, pourtant active dans l’Internationale.
Mirella Scriboni, diplômée de l’université de Pise, expose, sur le thème Anarchistes et antimilitarisme à l’époque giolittienne, ses travaux consignés en un livret Abasso la guerra ! Voci di donne da Adua al Primo conflitto mondiale (1896-1915) publié en 2008, grâce auquel sortent de l’anonymat des femmes anarchistes aux côtés d’autres femmes impliquées dans d’autres mouvements, toutes réunies par la propagande antimilitariste écrite. Déplorant l’absence de sonorisation et s’excusant d’avance pour son élocution soporifique, M. Scriboni débute en rappelant que l’époque giolittienne, pourtant nommée Belle Epoque, est en fait marquée par un fort militarisme dont quatre moments-clé sont mentionnés : la guerre russo-japonaise de 1905, l’exécution du pédagogue et libre penseur espagnol Francisco Ferrer en 1909, la guerre italo-turque et la colonisation de la Lybie en 1911-1912 et enfin l’entrée de l’Italie en guerre en 1914-1915, périodes qui suscitent de nombreuses manifestations de révolte que l’armée réprime dans le sang.
L’opposition des femmes aux guerres commence durant les dernières décennies du XIXe siècle. D’abord des émancipationistes puis des socialistes. Ces dernières dirigent, à partir de 1901, des journaux à signature féminine. Les femmes libertaires entrent en scène avec plus de visibilité en 1905 lorsque le mouvement se radicalise face aux événements russes, assumant des tons franchement internationalistes, puis s’ajoutent d’autres thèmes dont celui de la répression en Espagne. A la différence des socialistes, les femmes anarchistes ne pratiquent pas de séparatisme mais agissent à l’intérieur des journaux masculins ou en partageant leurs actions avec leurs compagnons.
Sont citées Maria Luisa, dite Luigia, Minguzzi qui collabore avec son mari Luigi Pezzi ; Leda Rafanelli qui partage avec ses compagnons, d’abord à Florence Luigi Polli puis à Milan Giuseppe Monanni, l’activisme libertaire, la fondation de maisons d’édition et la collaboration avec divers journaux ; Nella Giacomelli, qui fonde à Milan, avec son compagnon Ettore Molinari, les journaux Il Grido della Folla puis La Protesta umana, et Zelmira Pironi et son compagnon Pasquale Binazzi qui créent le journal Libertario à La Spezia. Maria Rygier fonde, elle aussi, deux journaux : Rompete le File avec Filippo Corridoni et L’Agitatore, à Bologne, avec Armando Borghi et Luigi Fabbri.
M. Scriboni suggère diverses voies à explorer : établir un cadre complet de l’anarchisme féminin qui sorte de l’oubli des figures moins connues ; rechercher et approfondir les relations de ces femmes entre elles mais aussi avec les femmes socialistes révolutionnaires ; étudier les rapports entre femmes et hommes au sein des journaux et du mouvement ; essayer de retracer de nombreuses signatures de journaux libertaires qui ne trouvent pas de correspondance avec l’existence réelle d’une femme, certains pseudonymes ayant été décryptés mais de plus amples recherches permettront de mettre en lumière, avec certitude, ces auteur(e)s.
Dans son intervention intitulée Bruna Leda Rafanelli. Une vie « irrégulière » et « inassimilable », Edda Fonda, auteure de Posso sempre pensare. Quando le italiane non votavano. Storia di Leda Rafanelli (2014), décrit, de manière vivante et sensible, les évènements qui ont touché l’âme de ce personnage complexe, le portant vers des causes politiques et religieuses extrêmes.
Apprentie à quatorze ans dans une imprimerie de Pistoia, s’habituant aux lettres et aux mots de plomb, elle tombe fatalement amoureuse de la parole écrite. Elle observe aussi le monde et s’émeut de l’injustice et de la misère. C’est à dix-huit ans, lors d’un séjour en Égypte où elle rejoint des parents alors que son père est emprisonné, qu’elle fait connaissance avec l’idéologie anarchiste et l’islam. Elle est séduite par la conception d’une société différente, non autoritaire, égalitaire, libre, soucieuse de l’instruction du peuple.
De retour en Italie elle côtoie des survivants de la première Internationale et s’imprègne de leurs récits, puis s’engage dans un militantisme actif au côté des socialistes. Persuadée de l’importance d’une prise de conscience et de la nécessité d’avoir confiance en une société différente et plus juste, elle commence à intervenir dans des meetings, à lancer des appels, à écrire des brochures puis des romans, des essais, des articles… Avec sa capacité d’analyse et de jugement critique sur la façon de vivre son temps, elle aborde tous les thèmes sociaux : travail, qualité de vie, école, guerre, colonialisme, toujours attentive au sort des gens, à leur vécu.
Un point récurrent est l’anticolonialisme, objet de son livre Oasis qu’elle juge le meilleur qu’elle ait écrit. Sans discours moraliste, elle fait ressortir l’irréductibilité des orientaux à la pensée européenne des colons qui, eux, pensent les porter à une civilité supérieure. Révoltée, elle se sent attirée par leur diversité et leur façon de vivre. Elle étudie la langue arabe, lit le coran et les mystiques soufis de l’islam, se reconnaissant dans certains versets et maximes telles que « vivre en ne possédant rien et n’étant possédée par rien », « montre-toi comme tu es et sois comme tu te montres ». Et à une foi, s’ajoute une autre foi, celle de l’Islam. L’amour pour l’Orient est inspiré par une représentation de lieu et de contexte harmonieux, loin de l’industrialisation, une vie au jour le jour, en contact de la nature, proche de ses aspirations.
Ce choix est déconcertant pour ses compagnons, mais Leda a toujours affirmé que l’idéal anarchiste était son étoile, une étoile lointaine cependant, dans un ciel lointain. Les yeux rivés vers cette étoile, navigant dans les ténèbres de son époque face aux vagues adverses et aux écueils non signalés, Leda Rafanelli a choisi des routes audacieuses, non partagées, animée par sa pensée indépendante, son courage et sa fantaisie.

Sans cacher son bonheur de se retrouver dans la ville de ses origines familiales, Lorenzo Pezzica, évoque sous le titre : La vie ailleurs. Femmes anarchistes entre les deux guerres, l’expérience de l’exil, commune à beaucoup de ces femmes. Son ouvrage Anarchiche, donne ribelle del novecento, publié en 2013, propose quinze biographies de militantes de l’entre-deux guerres dont certaines italiennes. En sont présentés aujourd’hui quelques exemples qu’il convient de soustraire à leur image de compagne ou de parente d’anarchistes.
Luce Fabbri, fille de Luigi Fabbri, partie définitivement à Montevideo en Uruguay en 1929, réussit à publier dans les années 1930, depuis ce pays, d’intéressantes analyses, tardivement découvertes, des totalitarismes fasciste et communiste.
Virgilia d’Andrea, compagne d’Armando Borghi, déracinée à cause de la persécution fasciste, fut expatriée d’abord en Europe puis aux États-Unis.
Les femmes de la famille Berneri vécurent leur exil à Paris. En avril 1937, dans l’obscurité totale de l’entre-deux guerre, la révolution sociale espagnole illuminait leurs espoirs, les menant à la réflexion et à l’expression. Portant depuis l’enfance avec sa sœur le poids de la révolte, Giliana Berneri, âgée de seize ans, écrivait à son père, six jours avant sa mort : « In questi giorni, più che mai, ho l’impressione che il mio cuore è il centro di una tela di ragno con dei fili così fini che nessun soffio anche del vento il più leggero non fa tremare. Bisogna che rinforzi i miei fili. » Et Maria Luisa dans un autre contexte : « La nostra soluzione, rifiutarci di rattoppare un mondo guasto e invece lottare per costruirne uno nuovo, non solo è costruttivo ma è anche l’unica via d’uscita. »
Lucia Sanchez Saornil fut l’une des fondatrices de Mujeres libres, groupe séparatiste de femmes, jamais reconnu dans le souterrain fragile du machisme au sein même du mouvement anarchiste. Découverte récemment en tant que grande poétesse, d’abord sous pseudonyme masculin puis sous son nom, elle partit en exil en 1939, mais retourna en Espagne vivre en clandestinité sous Franco, avec sa compagne.
Il est nécessaire de retrouver les archives, les écrits féminins. L’histoire féminine permet une relecture de l’histoire de l’anarchisme faisant apparaître une solidarité, tout un réseau avec d’autres femmes, d’autres pays. Des histoires, profils et photographies de femmes sont accessibles sur internet, à noter le Dizionario biografico degli anarchici italiani, la Biblioteca Franco Serantini, l’Enciclopedia delle donne. Il faut cependant être prudent dans l’utilisation du Casellario politico centrale, instrument de contrôle politique et d’ordre public de l’État italien, né en 1894, pensé et écrit par des hommes, car les femmes apparaissent comme très marginales, sont citées comme compagnes ou bien comme insignifiantes.
Giorgio Sacchetti enseigne les idéologies européennes du XVIIIe siècle à l’université de Padoue. Invité pour son attention portée aux figures féminines du mouvement et particulièrement à celles qui ont écrit à propos d’hommes, il nous propose un portrait de Maria Luisa Berneri. Une femme contre les totalitarismes, dont la courte vie au cœur de grands changements politiques et culturels et au cœur de la vieille Europe, à Florence, Paris, Barcelone et Londres, est représentative d’un anarchisme transnational et cosmopolite.
Ce destin hors du commun a comme point de départ la maison de naissance dans la cité médiévale d’Arezzo, avec un environnement familial où la tradition du Risorgimento, l’anarchisme militant, l’expérimentalisme artistique et culturel, l’autogestion, la pédagogie libertaire, forment le jeune esprit de Maria Luisa. Sa grand-mère, Adalgisa Fochi, enseignante, pédagogue et écrivaine connue, entretient des relations nationales et internationales importantes, son père, Camillo Berneri, devient un anarchiste militant qui portera sa famille à l’exil en France et mourra en Espagne et sa mère, Giovanna Caleffi, joue un rôle fondamental après la guerre, son journal Volontà étant un point de ralliement du monde socialiste et anarchiste au niveau européen.
À l’âge de huit ans, Maria Luisa rejoint son père en France avec sa sœur et sa mère. Commence une vie riche en relations sociales autour du magasin d’alimentation de celle-ci. À dix-neuf ans, elle se transfère à Londres avec son compagnon Vernon Richards, de son vrai nom Vero Recchioni, issu d’une communauté italienne enracinée à Londres, fils d’Emidio, impliqué dans l’attentat à Mussolini. Leurs amis sont Bertrand Russel, Georges Orwell, George Woodcock, Colin Ward, Emma Goldman… La même année, son père est assassiné et elle assiste à ses funérailles à Barcelone. L’Espagne devient l’objet de sa mission, par l’aide qu’elle apporte aux compagnons espagnols et à leurs familles.
La double défaite des anarchistes contre le franquisme et à l’intérieur du front antifasciste remet en cause l’usage de la violence comme instrument révolutionnaire. Mûrissent ainsi dans le groupe londonien, au sein duquel Maria Luisa est très active, des positions pacifistes d’une grande nouveauté qui donnent naissance, après le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, au journal antimilitariste War Commentary, en rupture avec l’idée qu’il s’agit d’une guerre juste. Interpelée avec ses camarades puis relâchée, elle restera désormais en désaccord avec les antifascistes qui refusent les positions pacifistes dans lesquelles elle s’investit, critiquant également le totalitarisme russe, écrivant une série d’articles où ressort une volonté de ne pas se contenter de demi-mesures et de reconstruire quelque chose de nouveau et devenant un leader politique de grande influence, ne négligeant ni les manifestes ni les meetings plurilingues.
Après sa mort en avril 1949, alors que l’anarchisme sud-européen gardera les modèles typiques de l’antifascisme de l’extrême gauche, l’anti-bellicisme restera la marque de l’anarchisme anglophone, résultat du travail de ce groupe d’intellectuels autour des anarchistes italiens et autres Anglais connus dans les années 1940 à Londres. Dans cette ligne de continuité il y a la contribution d’une Italienne, citoyenne du monde, Maria Luisa Berneri.
L’éditeur Giuseppe Galzerano porte un intérêt particulier à une femme anarchiste : Virgilia d’Andrea « poétesse de la liberté », qu’il nous présente avec émotion. Sensible à sa poésie, il considère une chance d’avoir pu la lire très jeune. L’édition de 1927 de sa première publication, Tormento, contenait une préface d’Errico Malatesta qui voyait en elle celle qui aurait pu prendre la place laissée vide par le poète anarchiste Pietro Gori.
Sa vie fut brève et tourmentée, marquée d’épisodes qui aiguisèrent sa sensibilité et son humanité. Orpheline de mère, son père est assassiné ainsi que deux de ses frères par l’amant jaloux de la maîtresse de son père. Au collège de sœurs où elle est élevée, on lui demande un jour de 1900 de prier pour le roi qui vient d’être tué. Mais elle sait que personne ne tue sans raison. Plus tard, par une poésie d’Ada Negri intitulée Il regicidio, elle comprend les motivations de cet émigrant qui a tué le roi, et seulement le roi, parmi les milliers de personnes présentes, car, assure G. Galzerano, les anarchistes font des attentats individuels et non des actes de terrorisme.
En 1915, devenue enseignante, elle est dans les Abruzzes lorsque survient le terrible tremblement de terre qui lui inspire des vers adressés au cœur et à l’âme humaine.
Son opposition à la guerre naît en 1916. Dans sa ville natale, elle mobilise les femmes socialistes, écrit contre l’armée, contre la décimation à l’intérieur de l’armée, elle reprend des nouvelles du front, des chroniques désespérées et les transforme en poésie, avec beaucoup de passion et de sensibilité.
Elle rencontre Armando Borghi dont elle devient la compagne et avec qui elle participe à la rédaction d’Umanità nova. Devenue militante anarchiste, les chroniques la montrent tenant conférences, rencontres, meetings, remplaçant Errico Malatesta à la rédaction du quotidien dont elle supervisait le tirage.
La montée du fascisme apporte la menace et la persécution. Incarcérée, elle est ensuite contrainte de fuir à Berlin, Amsterdam, Paris puis aux États-Unis où elle rejoint A. Borghi et reprend conférences et meetings à travers tout le pays.
Gravement malade au printemps de 1932, elle rencontre à l’hôpital Ilia, la fille de Luigi Galleani qui la soigne et récolte les articles qui composent Torce nella notte, métaphore des poètes et des martyres qui éclairent le chemin de la liberté dans la nuit obscure du fascisme. Faisant partie des femmes qui ont lutté pour une aube nouvelle, elle s’éteint à quarante-cinq ans, victime d’un ennemi qu’elle n’a pu vaincre.
Au cours de l’échange entre spécialistes, G. Sacchetti mentionne la difficulté des sources déclinées au masculin et préconise de les décodifier ou d’inaugurer de nouvelles méthodologies de recherche, en s’interrogeant d’une façon différente et, éventuellement, en utilisant des sources alternatives pour un passé plus récent.
E. Bignami insiste toutefois sur l’oubli car des sources accessibles telles que le Dizionario biografico degli anarchici italiani ainsi que le Casellario Politico Centrale, excellent point de départ sur lequel celui-ci s’appuie fortement, doivent encore être exploités, des documents n’ayant pas été étudiés et des biographies restant à rédiger.
G. Sacchetti parle ensuite d’une photographie datant de 1921 représentant une trentaine de mineurs vêtus du dimanche, tenant en main Umanità Nova. A la question où étaient les femmes ? un des fils de mineurs a répondu : elles étaient en train de faire à manger. L’œil masculin voit ce qu’il veut voir alors qu’en reprenant les documents surgissent d’autres explications, mais reste la question de l’absence dans les documents.
E. Bignami confirme en évoquant les sources policières qui donnent des informations sur l’homme dans l’activité politique militante et de la femme dans sa vie quotidienne sans aucune implication politique ou bien de femmes actives, fichées en tant que prostituées. Puis elle rappelle le croisement nécessaire des données pour retrouver les femmes qui signaient sous des pseudonymes.
A. Senta recommande d’étudier des époques plus récentes pour profiter d’autres types de sources et également d’utiliser les biographies pour comprendre les relations humaines, sociales, politiques en prenant garde de ne pas tomber dans l’hagiographie.
M. Scriboni conseille de se fier le plus possible aux écrits autobiographiques plutôt qu’aux fichiers.
E. Bignami fait remarquer que l’époque républicaine, qui n’a pas pu être présentée de manière plus complète aujourd’hui, est très intéressante car les thématiques abordées facilitent la visibilité des femmes.
Un intervenant dans la salle demande s’il serait possible de rechercher des gens moins connus. G. Sacchetti répond qu’il faudrait circonscrire aires et périodes pour en cerner l’ambiance.
Pour terminer L. Pezzica donne lecture de la première partie de la communication de Giovanna Gervasio qui, sous le thème Femmes anarchistes en époque républicaine, évoque ses propres mémoires de femme libertaire.
Après la guerre il n’existait pas de vrai groupement féminin anarchiste à l’intérieur de la FAI ou du mouvement anarchiste ou communiste libertaire. Était-ce par manque de conscience de la part des femmes de leur propre condition ? Ou bien par un machisme dominant, tout comme dans la famille, dans la gauche radicale ? Ou encore par répercussion tacite du malaise que les femmes, toujours en positions subalternes et en défense, ressentaient dans la participation et l’activité dans le mouvement anarchiste ?
Le militantisme se faisait au côté des hommes dans la lutte pour des droits qui devaient influencer aussi la vie des hommes : contrôle des naissances, divorce, parité et responsabilité dans les décisions familiales, le travail et les salaires…
Les initiatives des femmes anarchistes anticipèrent celles des autres partis car les femmes communistes et socialistes, bien que bénéficiant d’organes spécifiques au sein de leur parti, ne pouvaient pas prendre de décisions en autonomie vis-à-vis de leurs partis qui affirmaient alors que le peuple n’était pas encore prêt à lutter pour les droits des femmes. Certaines femmes socialistes rejoignaient les anarchistes pour livrer des batailles communes, telles Vera Lombardi et Franca Ridente, responsables de l’organisation féminine du parti socialiste napolitain, qui soutinrent avec grande implication l’association anarchiste locale.
Les récits de grandes femmes des années de résistance et d’après-guerre soulignent l’importance, pour le changement de la société, des individus avec leurs idées et leurs actions personnelles dans l’éducation des enfants, l’associationnisme et les œuvres sociales. Des femmes du mouvement politique anarchiste ont agi, mais aussi des femmes ont œuvré avec intelligence à l’école, dans les services éducatifs et sociaux, pratiquant des méthodes de liberté, participant aux décisions et aux études des communautés antiautoritaires et antidogmatiques, en un mot des libertaires qui militaient à leur manière.
Un intérêt complémentaire pourrait être porté aux épouses des compagnons, hommes très importants du mouvement et dans la société civile : Clelia Fedeli, Diana Toglio, Manilla Guadani, Licia Pinelli, Lina Scalordi…
En conclusion, L. Pezzica fait part de son intérêt pour ce récit, témoignage direct féminin de l’époque républicaine, source féminine avec un regard féminin.
Après quelques échanges de coordonnées et de salutations chacun se sépare pour se retrouver entre amis autour d’une table ou reprendre le chemin pluvieux du retour.

Dina Tollari
Master 2 LLCER études italiennes
Université Paul Valéry – Montpellier 3

5 Responses to “Les femmes dans le mouvement anarchiste italien. Mémoires d’oubliées”

  • gogolzero says:

    1) en aucune façon la première publication de ‘Tormento’ ne peut avoir eu lieu en… 1927, date à laquelle les publications anarchistes étaient interdites en Italie -elle date de 1922 2) les anarchistes les plus en vue (Malatesta, Luigi Fabbri, Berneri) ne firent pas le choix de l’exil, jusqu’en 1926. Virgilia elle-même n’avait pas « fui » à Berlin mais s’y trouvait avec Borghi pour la création de l’AIT à la fin de l’année 1922 lorsqu’ils apprirent qu’un mandat d’arrêt les attendait au retour en Italie, et ne rentrèrent pas 3) l’absence de toute allusion à ‘L’Adunata dei Refrattari’ à propos de la période américaine est ici pour le moins surprenante

  • Isabelle Felici says:

    Merci gogolzero pour vos commentaires, aussitôt transmis à Dina qui vous remercie.
    Attention toutefois, Dina, transcrivant les propos d’un intervenant, ne dit pas que Tormento a été publié pour la première fois en 1927, mais que l’édition de 1927 contenait une préface d’Errico Malatesta.
    Merci pour la précision en 2) et noté pour le point 3) ;-))

  • g. says:

    merci Isabelle de cette précision. Toutefois l’édition de 1922 contenait… elle aussi cette préface de Malatesta -qui valut même à Virgilia son surnom de ‘poétesse de l’anarchie’. Ce n’était pas faux bien sûr mais cela a parfois pu fausser les idées par la suite lorsque la poésie cessa d’être perçue comme un des ingrédients de la lutte sociale, telle qu’elle l’avait été en France avec un Déjacque au dix-neuvième siècle, aux Etats-Unis avec Joe Hill et autres dès le début du vingtième, ou encore et surtout en Italie même avec Pietro Gori, dont Virgilia était alors considérée comme la continuatrice.

  • Isabelle Felici says:

    Je vois que nous avons beaucoup de centres d’intérêt en commun. Si vous voulez écrire quelque chose pour ce blog, j’insèrerai volontiers votre texte.

  • g. says:

    merci à Isabelle. En ce moment je travaille à la traduction de la belle brochure de Berneri et Borghi (hélas encore d’actualité), Contro gli intrighi massonici nel campo rivoluzionario

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L’histoire de l’anarchisme italien est liée, par bien des aspects, à l’histoire de l’émigration italienne. Malatesta lui-même a passé une bonne partie de son existence hors d’Italie, en Amérique du Sud et à Londres (mais aussi en Égypte et ailleurs), avant son retour rocambolesque en Italie en 1919, et il était en contact avec des militants répartis aux quatre coins du monde. Le fil conducteur choisi pour ce blog offre donc un vaste champ d’investigation. Ce sera la seule contrainte que nous nous imposerons : nos « conversations » auront toutes pour point de départ les vicissitudes des anarchistes italiens dans le monde et aborderont, au fil de l’actualité, de l’humeur, peut-être aussi des réactions et des demandes des lecteurs, des sujets variés, que nous illustrerons si possible de photographies, documents d’archives, correspondances, textes traduits de l’italien…

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