Bakounine dans la correspondance d’Arnold Ruge

Il vaut la peine d’éplucher la correspondance d’Arnold Ruge (1802-1880), figure centrale de la gauche hégélienne puis du jeune hégélianisme, et plus largement du Vormärz (cette période qui, en Allemagne, précède la révolution de 1848, laquelle commença là-bas en mars), à la recherche des mentions de Bakounine. C’est d’abord que Ruge tient une place cruciale dans l’itinéraire du révolutionnaire russe. Sa revue, les Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst (Annales allemandes pour la science et l’art), organe philosophique du jeune hégélianisme, qui avait pris le relais en 1841 des Hallische Jahrbücher (Annales de Halle), lieu d’expression de la gauche hégélienne, accueillit le premier article révolutionnaire de Bakounine, La Réaction en Allemagne, en octobre 1842. Mais avant cela, c’est sans doute ce même Ruge qui ouvrit à Bakounine, de l’aveu même de ce dernier dans la Confession, tout un continent qu’il ignorait, celui de la critique politique et sociale, et amorça par la même occasion l’éloignement progressif du jeune Russe avec ce qui avait jusqu’alors été son terrain d’activité, la philosophie.

Je reviendrai peut-être dans un prochain billet sur ce que la pensée de Bakounine doit, à cette époque, aux publications de son aîné. Pour l’heure, je voudrais revenir sur ce que nous apprend un passage en revue systématique des mentions de Bakounine dans les lettres d’Arnold Ruge. Celles-ci ont été publiées en deux volumes en 1886 par Paul Nerrlich sous le titre Arnold Ruges Briefwechsel und Tagebuchblätter aus den Jahren 1825-1880 et on les trouve numérisées sur le site archive.org, ici pour le premier volume, et ici pour le second. Pour une raison que j’ignore, aucune lettre de Ruge à Bakounine n’est publiée dans ces volumes, et une seule lettre de Bakounine à Ruge (en mars 1862, donc après que Bakounine se fut évadé de Sibérie). Pour ma part, je connais trois autres lettres écrites personnellement par Bakounine à Ruge en 1843, ainsi qu’une autre, qui s’inscrit dans une correspondance fictive à trois avec Marx – j’ai traduit les principales dans Bakounine jeune hégélien. En revanche, je n’ai pas connaissance des lettres de Ruge à Bakounine.

Quelques mots tout d’abord sur Ruge et sur l’histoire de ses relations avec Bakounine. Arnold Ruge est davantage connu comme un publiciste que comme philosophe, et il est vrai que, s’il ne se contenta pas de publier les articles de ses illustres contemporains dans sa revue mais en écrivit quelques-uns de son cru, son rôle dans l’histoire de la philosophie allemande tient avant tout au rôle de plaque-tournante de la gauche hégélienne puis du jeune hégélianisme qu’il joua entre 1838 et 1843-44. Le mouvement jeune hégélien, qui naît vers 1841 d’une radicalisation de l’aile gauche de l’école hégélienne, s’articulait autour de trois groupes : saxon avec Ruge à Dresde, rhénan avec Marx et Hess à Cologne, et surtout berlinois avec ceux qu’on appelle parfois les Freien (les affranchis) à Berlin (les frères Bauer et Stirner, notamment). Le mouvement était aussi structuré autour de différents organes de publication, recoupant plus ou moins ces trois groupes, mais permettant aux membres des autres groupes de publier leurs articles. La Gazette Rhénane, qui allait brièvement être dirigée par le jeune Marx, en vint à constituer l’organe politique du mouvement, quand les Annales allemandes de Ruge étaient son organe philosophique – ce à quoi on peut ajouter l’Athenäum publié pendant l’année 1841 à Berlin par Karl Riedel et qui fut davantage son organe littéraire. La revue de Ruge, dans sa première mouture (Annales de Halle) fut l’expression de la gauche hégélienne, née des polémiques qui avaient entouré la publication en 1835 par Strauss de sa Vie de Jésus. Interdite par la censure prussienne à l’été 1841, la revue se transforma en Annales allemandes et parut désormais en Saxe, à Dresde. C’est à ce moment précis que Bakounine fit la connaissance de Ruge, alors qu’il voyageait dans cette ville en compagnie de sa sœur Varvara et d’Ivan Tourgueniev. On peut donc dire que le jeune aspirant philosophe Michel Bakounine fit son entrée, pour une brève période, directement dans les rangs du jeune hégélianisme, sans être passé auparavant par la gauche hégélienne, qu’il critiquait encore hardiment quelques années plus tôt en Russie – c’est une situation qu’il partage, pour des raisons différentes, avec Bruno Bauer. Le courant passa si bien entre Bakounine et Ruge que le premier décida, au printemps 1842, de quitter définitivement Berlin pour Dresde.

La première mention du nom de Bakounine dans la correspondance de Ruge se trouve précisément dans une lettre d’avril 1842 à Karl Rosenkranz, qui faisait figure de centriste dans l’école hégélienne. Cette lettre a déjà été évoquée dans un précédent billet: c’est celle où Ruge affirme que Bakounine est l’auteur du pamphlet anti-schellingien Schelling et la révélation (dont on finira par apprendre qu’il fut rédigé par le jeune Friedrich Engels), tout en soutenant que le jeune Russe ne s’en reconnaîtrait pas volontiers comme l’auteur pour ne pas hypothéquer ses chances de pouvoir un jour retourner sereinement en Russie y enseigner la philosophie. C’est également dans cette lettre que Ruge affirme que Bakounine dépasse «tous les ânes de Berlin». Ce sont encore des éloges pour les talents philosophiques de Bakounine qu’on trouve dans une lettre que Ruge adresse en septembre 1842 à son frère Ludwig. On peut supposer qu’à cette époque, Bakounine avait déjà envoyé tout ou partie de La Réaction en Allemagne à Arnold Ruge, puisque l’article allait paraître dans sa revue le mois suivant, et qu’on sait par ailleurs que Bakounine y avait travaillé pendant l’été.

C’est à partir de là que commence une période de fréquentation beaucoup plus assidue entre les deux hommes, dont témoignent les lettres de Ruge. Ainsi, en novembre 1842, une lettre à l’écrivain Adolf Stahr relate la manière dont le poète Georg Herwegh et Bakounine, devenus durablement amis, se délectent de la lecture de Consuelo de George Sand. On trouve encore une mention, mais en passant, de Bakounine dans une lettre à un autre écrivain, Robert Prutz, en décembre 1842. Plus intéressante est la lettre du 8 mars 1843 (déjà évoquée elle aussi à propos du rapport à Schelling) dans laquelle Ruge explique à Fröbel qu’il faudrait charger Bakounine d’éclairer Pierre Leroux sur l’état du débat philosophique en Allemagne, afin que le socialiste français cesse de vouer un culte à Schelling et se convertisse au hégélianisme. C’est entre ces deux dernières lettres que se situent celles de Bakounine à Ruge, dans lesquelles il commente notamment la parution des Anekdota, gros volume qui avait pris le relais des Annales allemandes, interdites à leur tour sous la pression de la Prusse.

Par la suite, les relations entre Bakounine et Ruge vont s’assombrir, mais cette dégradation va connaître une étape supplémentaire par rapport à ce que j’ai pu lire à ce propos jusqu’à maintenant. La première étape, assez bien connue, rapportée par tous les biographes de Bakounine et racontée à son tour par Ruge à la fin de sa vie lorsqu’il témoignera sur ses relations avec le révolutionnaire russe après la mort de ce dernier en 1876, est une affaire d’argent. Comme il l’a fait et le fera avec tant d’autres tout au long de sa vie, Bakounine a emprunté une somme assez importante à Ruge, en lui promettant que sa famille le rembourserait – mais dans le même temps, il écrit à sa famille de n’en rien faire. Faisant une allusion transparente et ironique au propos de La Réaction en Allemagne, Ruge racontera en 1876 que le penchant bakouninien pour les grandeurs négatives aussi en matière d’argent refroidit temporairement leurs relations. Et en effet, le 3 mai 1843, Arnold raconte par le menu à son frère Ludwig comment Bakounine lui a emprunté 2500 thalers et ne l’a jamais remboursé. Quoi qu’il en soit, cet épisode ne semble pas avoir eu raison de leurs relations: de Paris, le 29 août 1843, Ruge explique à sa femme qu’il a l’intention de rencontrer Bakounine en retournant en Suisse, et le 11 septembre, il compare le physique d’une personne qu’il a croisée (un grand type, assurément) à celui de Bakounine.

À la fin de l’année 1843, après l’interdiction de leurs revues respectives, Ruge et Marx choisissent de publier à Paris une revue de langue allemande, les Annales franco-allemandes, dans lesquelles on trouve justement cette petite correspondance à trois avec Bakounine. Et c’est à Paris que vont se jouer désormais les relations entre Ruge et Bakounine. À l’automne, celles-ci semblent être à nouveau très chaleureuses. À Fröbel le 16 octobre, puis à Fleischer le 20 octobre, Ruge rend compte d’une visite de Bakounine et des sentiments de ce dernier quant à la capitale – ses difficultés d’adaptation, etc. Une lettre au même Fleischer le 23 novembre commence par comparer Bakounine au portrait que propose le baron Custine dans son livre sur la Russie (1839) des Russes cultivés – lis Custine, dit en substance Ruge à son correspondant, et tu auras l’impression qu’il est en train de faire le portrait de Bakounine. La suite de la lettre rend compte assez longuement des efforts de Bakounine pour rabibocher Ruge et Herwegh, qui sont fâchés. Bakounine est alors dépeint comme le bon ami, bien aimable, qui ne veut pas dire du mal de ceux qu’il aime.

Or, et c’est là ce que j’ignorais complètement, la suite de la correspondance de Ruge rend compte d’une dégradation brutale de ses relations avec Bakounine. Une lettre du 17 décembre 1844 à sa mère fait état, avec beaucoup d’amertume (sur le mode : après tout ce que j’ai fait pour lui, et tout l’argent qu’il m’a emprunté), de la proximité de Bakounine avec la rédaction allemande du journal communiste Vorwärts, dont Ruge ne veut plus entendre parler après avoir été l’objet d’attaques répétées dans cet organe de presse. Pour Ruge, il ne semble faire guère de doute que Bakounine participe à la rédaction de ce journal – et il est vrai que les membres de la rédaction se rencontrent parfois dans son appartement – et il refuse de croire qu’il n’a pas pris part aux attaques contre lui. Le 27 mai 1845, Ruge écrit encore à Fleischer qu’il ne se remet pas des attaques que lui ont adressées Marx et Bakounine, que ces deux personnages ont un caractère, ou plutôt une absence de caractère, qui l’afflige et qu’ils sont finalement un signe de ces temps de dissolution avancée. Je marque ici une pause: il me semble très probable que Ruge s’est trompé en attribuant à Bakounine une participation à la rédaction du Vorwärts, car on sait par ailleurs par le témoignage du révolutionnaire russe qu’il n’en fut rien. En outre, je n’ai jamais trouvé chez Bakounine une ligne de dénigrement contre Ruge, et il serait étonnant qu’il ait contribué publiquement à l’attaquer. Enfin, Bakounine se faisait une trop piètre idée du goût des littérateurs communistes allemands pour la polémique haineuse pour s’y livrer à son tour. Il y a d’ailleurs une proximité assez frappante entre ce qu’écrit Ruge de la rédaction du Vorwärts et ce que Bakounine, quelques années plus tard, écrira lui aussi à propos des communistes allemands qu’il sera contraint de fréquenter à nouveau à Bruxelles après son expulsion de France à la fin de l’année 1847.

De fait, les relations entre Ruge et Bakounine ne s’arrêtent pas là, car 1848 arrive, qui vient tout balayer. Ayant quitté la Belgique pour la France, et la France pour l’Allemagne, Bakounine retrouve Ruge à Breslau. Dans les deux volumes publiés, ce ne sont plus des lettres qu’on trouve à propos de Bakounine, mais un compte-rendu écrit au début des années 1860 – et dont Ruge reprendra une partie dans son article de 1876 sur Bakounine. Ruge y relate notamment comment Bakounine le retrouva, tenta de le détourner des bavardes réunions de la révolution allemande, comment également il se gagne une solide popularité sur place (dans la Confession, Bakounine ira jusqu’à estimer que c’est grâce à cette popularité que Ruge fut élu député au parlement de Francfort, où il siégea à l’extrême-gauche), comment il fréquente des Russes et des Tchèques en vue du prochain congrès slave de Prague. Mais leurs chemins vont alors durablement diverger, sans que cela traduise la moindre brouille. Une lettre à Herzen sans date, mais probablement écrite en 1854, fait allusion à Bakounine qui serait, avec Herzen, le Russe le plus libre.

Ruge connaîtra ensuite le triste sort de tant de révolutionnaires et de libéraux allemands, contraints de s’exiler après l’écrasement de la révolution, puis volontairement ralliés à la politique du fer et du sang de Bismarck au milieu des années 1860. Installé à Londres, il fera naturellement partie des tout premiers que Bakounine recontactera après son évasion de Sibérie. Le 9 janvier 1862, Ruge écrit à son ami, l’écrivain libéral Ludwig Walesrode, qu’il ne sait pas encore si Bakounine est arrivé – il savait donc qu’il était parti! – mais qu’il aimerait beaucoup le revoir, tout en craignant qu’il ne soit devenu encore plus russe que Herzen. Puis vient ce dernier échange de lettres, en mars 1862, dont n’est publiée que la lettre de Bakounine – celui-ci remerciant Ruge de l’avoir mis en garde contre une dénonciation calomnieuse dont il ferait l’objet.

Une prochaine fois, il faudra que je m’attelle à traduire l’article publié en 1876, d’autant qu’une partie au moins semble avoir été écrite bien avant – et bien entendu que j’explore à nouveaux frais ce que le Bakounine de 1842 pouvait devoir à Ruge (il y a des choses à ce sujet dans le livre de Vivien Garcia, Le sort de la philosophie. Quatre parcours de jeunes hégéliens: Bakounine, Engels, Marx, Stirner, Hermann, 2018, dont je parlerai aussi prochainement).

NB: les deux images qui illustrent ce billet sont disponibles sur le site de la Deutsche Nationalbibliothek, et utilisables avec les quelques menues restriction d’une licence Creative Commons CC BY-NC-SA.

Laisser un commentaire

Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
Les archives