Bakounine et Machiavel

santi_di_tito_-_niccolo_machiavellis_portrait_headcrop1Machiavel et Bakounine partagent dans l’histoire des idées le triste sort d’être souvent mentionnés, parfois passionnément haïs mais à peu près jamais lus: lorsque Bakounine est accusé d’être le théoricien du terrorisme, l’apôtre du déchaînement de la violence, Machiavel se trouve traité en théoricien de la raison d’État, en auteur pour qui « la fin justifie les moyens ».

Que se passe-t-il dès lors quand Bakounine parle de Machiavel? Cela signifierait-il qu’il l’a lu? Répète-t-il ce que d’autres ont raconté? Quelques éléments de réponse tirés d’un passage en revue des mentions de Machiavel dans les écrits et la correspondance de Bakounine.

Bakounine parle de Machiavel dans 11 textes. Il s’agit de 3 lettres et 8 écrits.

1°) Dans Fédéralisme, socialisme et antithéologisme (1867-68), p.79-80 du manuscrit, Machiavel est évoqué comme l’inventeur du terme « raison d’État » (pour faire justice de cette légende, voir le petit livre de Michel Senellart, Machiavélisme et raison d’État, Paris, PUF, 1989) et comme celui qui a théorisé l’idée selon laquelle le crime constitue la condition de naissance et de survie des États.

2°) Dans La science et la question vitale de la révolution (mars 1870), Machiavel est brièvement évoqué dans les mêmes termes p. 19.

3°) Dans Les ours de Berne et l’ours de Saint-Pétersbourg (mars 1870), p. 5, on retrouve la même idée.

4°) La grande lettre de rupture avec Netchaïev du 2 juin 1870 explique (p.33) que Netchaïev aurait appliqué le double système de Loyola et de Machiavel, le but de ce dernier ayant été de constituer un grand État italien.

5°) La lettre à Alfred Talandier du 24 juillet 1870, p. 3 reprend le parallèle avec le jésuitisme, toujours à propos de Netchaïev.

6°) Dans L’empire knouto-germanique et la révolution sociale (octobre 1870 – avril 1871) un passage assez long (fragment B, Œuvres complètes, vol. VIII, Paris, Champ Libre, 1982) p. 376-380, mérite d’être étudié d’une manière développée (voir ci-après).

7°) Un fragment (le fragment T, in Œuvres complètes, vol. I, p. 122-123) de La théologie politique de Mazzini et l’Internationale (août – octobre 1871) explique d’une part que l’esprit italien a été contraint, à partir de 1860, de chercher de l’inspiration dans les auteurs du passé (dont Dante, Machiavel, Boccace, etc.) et d’autre part que l’Italie va rattraper son retard sur le reste de l’Europe et montrer qu’elle est toujours la patrie des Machiavel et des Galilée (Machiavel faisant donc ici figure d’homme de science).

8°) L’Article français de janvier 1872 (p. 66 du manuscrit) attaque l’idée selon laquelle le génie italien se serait incarné dans la papauté, idée qui aurait fait rire Boccace et Machiavel et aurait désespéré Galilée et Giordano Bruno.

9°) La lettre à Celso Ceretti (mars 1872) évoque Bertani, qui est « l’homme d’État par excellence, disciple de Machiavel plutôt que de Dante », et qui ce faisant est destiné à gouverner la bande des Mazziniens désorganisés après la mort de leur maître.

10°) Dans l’Écrit contre Marx (novembre – décembre 1872), Bakounine explique que l’Italie a créé et développé « l’art infernal de la diplomatie » qu’a ensuite décrit Machiavel (p. 67 du manuscrit), cet art de l’État consistant en son maintien par le crime. Pour cela, Machiavel est qualifié de « fondateur de la science politique, en tant que science historique et positive. »

11°) Enfin dans Étatisme et anarchie (janvier – août 1873), p. 12, Frédéric II est qualifié de « disciple de Machiavel » ; et plus loin (p. 45), Bakounine explique que les traditions centralisatrices en Italie ne survivent que dans les écrits de Machiavel ou Dante mais pas dans la mémoire du peuple.

En résumé, si Machiavel n’est pas diabolisé (ce n’est pas lui qui a inventé des pratiques qu’il ne fait que décrire), il est en revanche considéré comme le fondateur de la science politique positive (il a montré comment il convenait d’agir pour donner naissance à un État et pour le maintenir). Par ailleurs, c’est un patriote, partisan de l’unité italienne et qui pense parvenir à cette unité par la construction d’un grand État italien. Rien dans ces indications, assez peu originales à l’époque, n’indique que Bakounine aurait lu Machiavel. Le problème est plutôt de savoir comment il en a pris connaissance ; comme titre d’ouvrage, il ne cite que Le Prince mais des éléments laissent penser qu’il fait parfois allusion aux Discours (notamment l’idée selon laquelle les traditions centralisatrices en Italie survivent dans les œuvres de Machiavel). Sur la question de la réception de Machiavel aux XIXe et XXe siècles, on consultera avec fruit Machiavelli nel secolo XIX e XX, sous la direction de Paolo Carta et Xavier Tabet, Padoue, Cedam, 2006.

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Parmi toutes ces mentions, il faut faire un sort particulier au passage de L’empire knouto-germanique et la révolution sociale qui parle spécifiquement de Machiavel car on y trouve l’ensemble des traits qu’on vient de relever, mais bénéficiant d’un approfondissement inédit. Bakounine y explique en effet comment c’est l’histoire de l’Italie qui a produit Machiavel, en tant que cinq siècles de liberté économique et politique ont permis à ses principales cités d’expérimenter toutes les formes politiques. C’est cette expérience historique qui a donné lieu à la théorisation par Machiavel d’un « art nouveau: celui de conquérir et de conserver le pouvoir par tous les moyens possibles« , d’où l’idée selon laquelle, venant après « les Sforza, les Borgia, les Médicis », le Florentin « n’a pas inventé les perversités nécessairement inhérentes à toute politique », mais qu’en bon « fondateur de la politique positiviste« , « ils les a seulement constatées, coordonnées et résumées en un système non artificiel, mais tout à fait naturel, c’est-à-dire conforme à la logique même des choses dont il avait fait l’objet de son étude ». On notera au passage l’importance de la conception positiviste de la science pour Bakounine. Quel « principe essentiel de la politique » Machiavel a-t-il dégagé de cette étude positive? Réponse de Bakounine: le crime, qui devient vertu dès lors qu’il est un instrument de l’État.

Mais parallèlement, ajoute Bakounine, Machiavel était un grand patriote, « témoin consterné de la chute de son pays », et qui avait bien compris que celui-ci ne pouvait plus donner naissance à un État fondé sur une vie nationale désormais moribonde, de sorte que le projet de Machiavel, articulé à sa science politique, peut s’énoncer ainsi: créer, de l’extérieur de la vie nationale italienne, un grand État italien qui redonnera sa splendeur à l’Italie, ce qui n’est possible que par le crime et par le mensonge. Par ailleurs, la grandeur de Machiavel consiste à avoir compris que l’avenir de l’État passe désormais par la construction de grandes entités mécaniques extérieures à la vie du peuple, celles-là même qui verront le jour à partir du XVIIe siècle. En somme, Machiavel est celui qui a théorisé et prôné la centralisation et l’absolutisme avant même leur épanouissement dans les grandes monarchies européennes, et cela en vue de restaurer la grandeur de l’Italie.

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Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
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