Bakounine: sauvage, barbare ou civilisé?

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A la lecture de certains textes de Bakounine, on est frappé par les différents usages qu’il fait du mot « barbare ». Sommairement, on peut avoir l’impression qu’il utilise ce terme dans deux registres bien distincts : d’une part, d’une manière assez banale, il en use dans son acception morale, lorsqu’il s’agit de dénoncer des actes de barbarie ; d’autre part, et c’est cela qui est frappant, il en fait localement un usage positif, allant jusqu’à se présenter lui-même, en tant que Russe, ou en tant que Slave, comme un barbare. Mais si l’on y regarde de plus près, il n’est pas certain que les choses soient aussi tranchées : dans le cas de la Russie, par exemple, il n’est pas rare que Bakounine utilise l’ambiguïté de cette notion (notion morale et « ethnographique », disons) pour souligner que la barbarie du pouvoir impérial s’explique pour partie par son origine tartare – la difficulté dans ce cas précis étant que ce pouvoir est en fait un pouvoir « knouto-germanique », alliance monstrueuse de la barbarie tartare et de la civilisation de l’État germanique. Dans ce billet je me propose donc, après avoir fourni quelques repères sur l’histoire, ancienne et moderne, de la notion de barbarie, et sur la base d’un recensement systématique des usages de la notion de barbarie chez Bakounine, de dresser un tableau synthétique et de creuser l’usage positif que Bakounine en fait.

Dans l’Antiquité, le mot barbare désignait celui qui était extérieur au monde grec (selon les Grecs), ou aux mondes grec et romain (selon les Romains). La notion est d’origine linguistique (il semble que le mot lui-même soit une sorte d’onomatopée servant à désigner le rude idiome des populations vivant aux marges du monde gréco-romain – d’ailleurs, en traduction, on dénonce comme barbarisme l’usage d’un mot qui n’existe pas dans la langue de destination), mais elle sert surtout à discriminer les habitants du monde gréco-romain par rapport au reste du monde. Elle demeure toutefois indépendante d’une théorie de la civilisation : tout au plus pourrait-on soutenir qu’à cette époque, est barbare celui qui n’est pas soumis au pouvoir de la cité. A l’époque moderne, la notion va progressivement être incluse dans une théorie de la civilisation, qui fait intervenir en sus la notion de sauvagerie. Il semble que ce soit chez Montesquieu, au livre XVIII de L’esprit des lois, qu’on trouve une première version de la fameuse tripartition « sauvages, barbares, civilisés ». En termes contemporains, les sauvages sont les chasseurs-cueilleurs ; les barbares sont les pasteurs transhumants ; et c’est l’agriculture qui marque l’entrée dans la civilisation (voir aussi Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité : ce sont le blé et le fer qui ont civilisé l’humanité – et perdu le genre humain). Ce modèle sera à peu près conservé à l’identique jusqu’aux premiers développements de l’ethnographie contemporaine – on en trouvera par exemple un usage au début de l’ouvrage de l’anthropologue américain Lewis Morgan sur La société archaïque (1877).

Chez Bakounine, on retrouve sous des formes diverses ces usages traditionnels de la notion de barbarie et on peut se demander si s’instaure entre eux une relation un peu systématique qui permettrait de faire émerger quelque chose comme un concept bakouninien de barbarie. Je distinguerai schématiquement quatre registres dans lequel est utilisé le mot « barbare ».

D’abord un registre linguistique ou stylistique. Par exemple, lorsque dans Fédéralisme, socialisme et antithéologisme (rédigé au cours de l’hiver 1867-1868), il présente ce dernier terme, il s’excuse d’utiliser un mot aussi barbare. Cela pourrait être anecdotique si dans une lettre contemporaine de la rédaction de cet ouvrage, Bakounine n’affirmait à propos de son propre style que « le style d’un barbare doit être barbare, selon cette première règle de l’esthétique qui exige que la forme et le contour soient parfaitement identiques. » (Lettre Charles-Louis Chassin du 19 janvier 1868) Bakounine récupère donc au moins partiellement l’idée d’un langage barbare.

Ensuite un registre moral : en maints endroits, Bakounine dénonce les mesures barbares que prend le gouvernement russe, la question qui se pose étant celle de savoir si on est là dans un registre seulement moral, ou bien si ces affirmations s’insèrent dans une pensée de la civilisation, même rudimentaire.

Précisément, le troisième registre est « ethnographique » et relativement neutre : il consiste à voir chez les barbares ceux qui sont extérieurs à la civilisation, que ce soit dans le temps ou dans l’espace (la notion de sauvagerie est remarquablement peu présente chez Bakounine). Le plus souvent, ce sont les Slaves, et plus précisément les Russes, qui sont désignés comme barbares, ce qui signifie littéralement qu’ils ne sont pas encore civilisés.

Enfin un registre plus ou moins métaphorique, qui permet un retournement du stigmate. Les barbares, en tant qu’ils sont extérieurs à la civilisation, ce sont aussi les ouvriers et les paysans. C’est dans ce sens que le terme est massivement utilisé par Bakounine dans le contexte de la guerre franco-allemande de 1870 : l’avenir de la France (sur qui repose, selon Bakounine, l’avenir de la cause révolutionnaire en Europe) ne peut plus passer par la civilisation bourgeoise, mais seulement par le soulèvement des barbares de l’intérieur que sont les ouvriers et les paysans.

Si Bakounine s’en tenait à ces quatre registres, tout serait relativement simple. Le problème (on en a eu un aperçu avec le registre stylistique), c’est que ces usages ne présentent aucune étanchéité et que Bakounine les mêle à quelques pages, voire à quelques lignes de distance. A mon avis, cela tient à l’ambivalence fondamentale du concept de barbarie, qui est davantage qu’une homonymie.

Je m’en vais donc proposer hardiment une distinction à mettre à l’épreuve sur les textes de Bakounine. Le barbare, c’est d’une manière générale celui qui est extérieur à la civilisation tout en lui étant contemporain. De ce fait, il est marqué d’une ambivalence fondamentale : il n’a pas les mœurs policées de la civilisation, mais il n’en a pas non plus les travers, de sorte qu’il représente en fait une réserve de civilisation. Historiquement, Bakounine estime que les barbares qui ont renversé l’empire romain constituaient, au même titre que les femmes et les esclaves à l’intérieur, une remise en cause, de l’extérieur, de l’exclusivisme de la civilisation romaine, de sorte que tout en détruisant la civilisation, ils ont apporté avec eux l’ébauche d’une nouvelle civilisation et de nouvelles libertés. C’est quelque chose qu’on trouve par exemple en 1850 dans Ma défense (cf. La liberté des peuples – Bakounine et les révolutions de 1848, ACL, 2009, p. 173). Cela permet de rendre compte des différents usages du mot « barbare », qui se répartissent non pas suivant un clivage entre des usages moraux et des usages plus descriptifs, mais plutôt suivant une gradation qui va de la disqualification morale à la revendication, en passant par la description de l’État russe comme État barbare et du peuple russe comme peuple barbare. A mon avis, si l’on met de côté quelques cas problématiques attribuables au contexte polémique des textes de Bakounine (par exemple lorsqu’il qualifie l’État prussien de barbare pour répondre à la supposée barbarie du peuple russe), cela permet de rendre compte de la plupart des usages de la notion de barbarie chez Bakounine.

Reste maintenant à explorer plus avant le contenu du concept positif de barbarie chez Bakounine, ce qui est une autre paire de manches – et sera l’objet d’un autre billet.

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Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
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