Le Bréviaire Bakounine d’Hugo Ball

Mais comment ai-je pu passer à côté du Bréviaire Bakounine d’Hugo Ball ? C’est un ami (qu’il soit ici remercié!) qui a récemment attiré mon attention sur ce texte inachevé commencé en 1915 par le poète allemand qui deviendrait l’année suivante l’un des fondateurs du mouvement Dada à Zurich. Édité pour la première fois en 2008, Michael Bakunin. Ein Brevier constitue la matière du quatrième volume des Sämtliche Werke und Briefe (Œuvres et correspondance complètes) d’Hugo Ball (10 volumes sont prévus, le dernier se composant de trois tomes de lettres, et trois sont encore à paraître, à en croire le site de la Hugo Ball Gesellschaft). Dix ans après la première édition de ce Bréviaire Bakounine en allemand, et un siècle après l’abandon de ce projet par Hugo Ball, j’ai donc décidé de réparer l’oubli, mais comme on va le voir, c’est une décision qui peut entraîner assez loin. Car se plonger dans ce texte, ce n’est pas seulement ouvrir une porte donnant sur les rapports entre Dada en général ou Hugo Ball en particulier et l’anarchisme, c’est aussi et peut-être surtout avoir à replacer cette réception singulière de Bakounine dans un contexte, celui de l’Allemagne des années 1914-1925.

Justement, il me faut dire un mot pour commencer des circonstances dans lesquelles fut projeté par Hugo Ball ce singulier ouvrage, et donc replacer ce dernier au sein de la trajectoire elle-même bien particulière du poète allemand. En 1914, après le déclenchement de la guerre et après s’être vu refuser l’incorporation pour des raisons médicales, Ball (1886-1927) visita le front (non pas en Belgique, comme on le lit parfois, mais en Lorraine, plus précisément entre Dieuze et Lunéville). Il en revint horrifié, et naquit alors chez lui le projet de contrecarrer le militarisme et le patriotisme ambiants au moyen d’un certain nombre de publications. C’est à cette fin qu’il entreprit à partir de 1915 ce Bréviaire Bakounine, sur lequel il continua à travailler jusqu’en 1917, date à laquelle ce projet se déversa (comme une rivière se jette dans un fleuve) dans celui d’une Critique de l’intelligentsia allemande. Dans ce dernier texte, publié en 1919, Ball allait opposer aux grandes figures intellectuelles allemandes de Kant, de Hegel et de Marx, celles de Franz von Baader, de Bakounine et de Weitling (pratique commune chez lui, puisque quelques années auparavant, il opposait Luther et Bismarck à Münzer et Bakounine), et l’année suivante, il estimerait que la défaite militaire allemande s’expliquait avant tout par l’infériorité morale du pays. Peu après la publication de ce texte, Hugo Ball reviendrait à la foi catholique, celle dans laquelle avait baigné son enfance, il renoncerait alors à toute activité politique (si tant est qu’il en ait un jour eu une) pour se consacrer à l’étude des anciens mystiques, avant de mourir d’un cancer de l’estomac en 1927. Si éloignées pour notre propos qu’elles puissent paraître, ces dernières années sont néanmoins importantes pour comprendre l’évolution du rapport de Ball à Bakounine, puisqu’il continua à évoquer ce dernier, notamment dans sa correspondance.

Disons-le d’emblée, le Bréviaire Bakounine est un texte qui vaut moins par son contenu que par tout ce qui l’environne. Et c’est d’ailleurs ce que manifeste le quatrième volume des Œuvres complètes dans lequel il est édité, volume qui est composé pour les deux tiers de ses 580 pages d’un appareil critique contenant d’une part des notes et commentaires sur le texte (p. 187-436), et d’autre part une importante postface (p. 437-565) qui retrace d’une manière particulièrement éclairante le rapport de Ball à Bakounine et plus généralement à l’anarchisme.

Du point de vue du contenu, si on le lit avec un siècle de recul et à moins de s’intéresser de près à la réception allemande du révolutionnaire russe, le Bréviaire Bakounine n’est pas un texte bien passionnant. Cela tient notamment au fait que Ball, tournant le dos à la perspective biographique qui avait la faveur de son temps, s’est efforcé pour l’essentiel de rassembler des textes de ou sur Bakounine qui jalonnent son itinéraire, le tout dans une quête d’authenticité. Il ne s’agit ni d’un livre de Bakounine, ni même d’une anthologie de textes du révolutionnaire russe, et pas non plus d’un livre à son propos. D’où le titre de « bréviaire » retenu par Ball, terme dont on sait qu’il renvoie, dans la liturgie catholique, à l’ensemble des textes nécessaires à la célébration de l’office (le mot vient du latin breviarium, qui signifie un abrégé). Rétrospectivement, il y a évidemment quelque chose d’ironique dans le choix de ce titre puisque quelques années plus tard, Ball allait se reconvertir au catholicisme, reprendre sa critique de l’intelligentsia allemande comme héritière de la Réforme de ce point de vue, mais aussi finalement inscrire l’anarchisme de Bakounine dans cet héritage de la Réforme.

En tout cas, en 1915, il s’agissait pour Hugo Ball de livrer, avec un appareil éditorial minimal, les documents permettant de retracer le parcours de Bakounine, depuis sa jeunesse en Russie jusqu’à ses dernières années de révolutionnaire. On trouve ainsi des extraits de textes d’Arnold Ruge, de Richard Wagner ou d’Alexandre Herzen témoignant des périodes pendant lesquelles ils ont croisé la route du révolutionnaire russe. De fait, Hugo Ball a arrêté son travail de collecte à 1866. Pour la période ultérieure, on ne dispose que du fragment d’un discours prononcé par Bakounine en 1868 au congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté, qu’il était sur le point de quitter. Cependant, lorsque des textes plus tardifs de Bakounine se rapportaient à la période précédant 1866, ils ont aussi été mobilisés par Ball – c’est le cas par exemple pour tout ce qui touche aux rapports avec Marx.

Ce Bréviaire Bakounine pourrait donc n’être qu’un ouvrage triplement décevant. D’abord parce qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un ouvrage original mais d’une compilation de textes de et sur Bakounine. Ensuite parce que c’est un projet inachevé (le plus important certes qu’on trouve dans le Nachlass d’Hugo Ball), qui n’a donc même pas pu jouer son rôle dans la diffusion en langue allemande d’écrits et de lettres de et sur Bakounine – rôle que Ball lui assignait, au point de faire l’effort de traduire certains textes pour la première fois en allemand. Enfin ce n’est pas non plus un ouvrage d’Hugo Ball, ses sobres notations éditoriales se réduisant à quelques pages dont le contenu est emprunté pour l’essentiel aux travaux de quelques spécialistes comme Nettlau ou Dragomanov (d’où d’ailleurs certaines erreurs, dont l’attribution à Bakounine du pamphlet anti-schellingien de 1842 Schelling et la révélation, écrit en fait par Engels – et traduit récemment par mes soins). Même le choix des textes ne dénote pas de principes très évidents : bien que les intentions de Ball en s’intéressant à Bakounine semblent avoir été de contrecarrer le nationalisme ambiant, les documents qu’il a retenus permettent de suivre, année après année, le cheminement du révolutionnaire russe, mais cela d’une manière très générale, sans qu’un accent particulier soit mis sur son rapport à la question nationale, ou sur sa critique du pangermanisme.

Mais la publication de ce Bréviaire Bakounine dans le vol. IV des Œuvres complètes d’Hugo Ball, donc sous la forme d’une édition critique, permet de ne pas en rester à cette triple déception et de prendre la mesure non seulement de la place qu’occupe la fréquentation de Bakounine dans l’itinéraire de Ball, mais encore du rôle qu’ont pu malgré tout jouer les recherches du poète allemand dans la réception de Bakounine. Commençons par ce dernier point, qui est peut-être le plus étonnant.

Il faut pour cela dire un mot des rapports entre Carl Schmitt et Hugo Ball. L’édition critique évoquée ici nous renseigne en effet (p. 552 et suivantes) sur le rôle qu’a joué le second dans la connaissance qu’avait le premier de Bakounine. Hugo Ball et Carl Schmitt se sont rencontrés en mars 1919 à Munich. Ils avaient le catholicisme en commun. Pendant cinq années, ils se sont assidûment lus, écrit et fréquentés, jusqu’à ce que la publication en 1924 des Conséquences de la Réforme (version retravaillée de la Critique de l’intelligentsia allemande), dont Schmitt (qui n’a pas attendu d’être nazi pour être un nationaliste conservateur et revanchard) avait tenté de dissuader Ball, ne conduise à leur rupture, après que Schmitt eut ordonné à l’un de ses élèves d’attaquer le livre en question. Or la période durant laquelle Ball et Schmitt se sont fréquentés correspond exactement à celle où Schmitt mentionne assez abondamment Bakounine (en particulier dans sa Théologie politique). C’est là quelque chose dont je n’avais pas connaissance lorsque j’ai évoqué l’importance qu’avait pour Schmitt la figure de Bakounine (d’abord dans un article publié en 2009 par la revue Asterion, puis dans le n° 33 de la revue Réfractions). Comme j’ai déjà écrit à ce sujet, je ne vais pas y revenir, mais la perplexité que je pouvais avoir devant un Schmitt ne citant aucun texte de Bakounine mais semblant néanmoins avoir une compréhension assez fine de certains enjeux de sa pensée pourrait bien trouver une explication dans le fait qu’il fut initié à cette dernière par quelqu’un qui en avait une connaissance de première main. Pour qui ne lirait pas l’allemand et n’aurait pas accès à ces coûteux ouvrages qu’on ne trouve qu’en bibliothèques universitaires, je signale une excellente synthèse sur cette question du trio Schmitt/Ball/Bakounine dans un petit article disponible sur Scribd : « Schmitt and/against Bakunin » (page sur laquelle figure le pseudonyme de la personne qui a mis le texte en ligne, mais je n’ai pas trouvé le nom de l’auteur). On ne manquera pas de s’étonner des méandres par lesquels est passée la réception de Bakounine, activée par un poète dadaïste allemand, lequel, reconverti au catholicisme, en parle à un juriste catholique conservateur (et futur nazi), qui à son tour fait de Bakounine la figure de l’ennemi par excellence de la civilisation occidentale… Cela tient au fait que les démarcations que l’évolution ultérieure de ces personnages nous a conduits, à juste titre, à mettre en place, ne peuvent s’appliquer rétrospectivement : pas plus que le jeune Bakounine vivant en Russie à l’écart de toute activité politique ne peut être compris en se référant à son anarchisme tardif, les aventures de sa réception dans l’Allemagne de la première guerre mondiale ne peuvent être restituées si l’on s’en tient au nazisme ultérieur de Schmitt. Ce qui apparaît ici, c’est le rôle de passerelle (terme que je préfère à celui tant galvaudé de « passeur ») joué par Hugo Ball, en raison de la singularité même de son itinéraire.

Mais laissons de côté ce professeur de droit catholique, nationaliste et conservateur qui se rêva en juriste officiel du 3ème Reich mais dont celui-ci, peu catholique, ne voulut même pas, et revenons à la place qu’occupe Bakounine dans l’itinéraire d’Hugo Ball. En plus de la postface déjà citée du volume des Œuvres complètes, je dois signaler un ouvrage qui semble être la référence la plus récente à propos du rapport de Ball à l’anarchisme : Echkard Fürlus, Anarchie und Mystik, Kulturverlag Kadmos, 2014. Soit dit en passant, ce dernier titre ne peut manquer de faire songer à cette autre figure intellectuelle allemande de l’époque, qui conjugua pour sa part explicitement anarchie et mystique, je veux parler bien sûr de Gustav Landauer, et cela d’autant plus qu’on pourrait voir dans les expérimentations poético-sonores de Ball un effet de la critique de la langue de Mauthner que Landauer avait exposée dans son livre Skepsis und Mystik. Ball et Landauer se sont d’ailleurs rencontrés en décembre 1914 à Berlin, même s’ils semblent n’avoir jamais été très proches (les notations relatives à Landauer dans la correspondance et le journal de Ball sont assez distantes). Il existe un article sur Landauer et Ball, portant précisément sur les rapports entre anarchisme, critique de la langue et genèse de la poésie sonore (Hubert van den Berg, « Gustav Landauer und Hugo Ball. Anarchismus, Sprachkritik und die Genese des Lautgedichts », HBA, 1995, p. 121-181), et on peut à ce sujet se référer aux p. 457-464 de l’édition allemande du Bréviaire Bakounine.

La proximité entre anarchisme et mystique n’est cependant pas la seule raison pour rapproche Ball de Landauer à l’occasion d’un billet sur le Bréviaire Bakounine. D’une manière plus circonstanciée, Landauer a peut-être fourni l’un de ses modèles à Hugo Ball en publiant dans son journal Der Sozialist en 1914, à l’occasion du centenaire de la naissance du révolutionnaire russe, une série de documents relatifs à sa biographie. L’autre modèle qui semble avoir inspiré Ball, c’est ce que Gustav Karpeles publia en 1888 sous le titre d’autobiographie de Heine, et qui rassemblait des textes autobiographiques du poète allemand, mais aussi des témoignages à son sujet.

Mais revenons sur ce qui a pu motiver ce Bréviaire Bakounine. D’emblée, les éditeurs des Œuvres complètes tiennent à souligner qu’Hugo Ball ne fut jamais à proprement parler un militant anarchiste. Une telle affirmation semble pouvoir s’autoriser de ce que Ball lui-même écrit dans son journal, intitulé La Fuite hors du temps – mais celui-ci est à prendre avec des pincettes, car il a été réécrit en vue d’une publication par Ball dans les derniers mois de sa vie et il est souvent démenti par la correspondance. En outre, les arguments qu’il donne pour nier son inclusion, même temporaire dans ce mouvement, consistent à rappeler son refus de la violence terroriste, comme si cette dernière était le critère discriminant permettant de définir quelqu’un comme anarchiste… De fait, il faut bien reconnaître que Ball, même s’il fréquenta pendant plusieurs années des militants anarchistes comme Fritz Brupbacher, ne fut jamais à proprement parler l’un d’entre eux. Tout cela laisse soupçonner que son rapport à Bakounine a quelque chose d’instrumental. La relation de Ball à l’anarchisme est d’abord passée par des peintres et des musiciens (Kandinsky, Thomas von Hartmann) qui accordaient une valeur esthétique au concept d’anarchie. Mais lorsque dans les années qui précèdent la guerre, il fréquente les milieux bohème du quartier de Schwabing à Munich, il croise la route d’Erich Mühsam, il participe à la campagne de soutien au psychanalyste libertaire Otto Gross.

Fondamentalement, la rencontre de Ball avec Bakounine a des motivations antipolitiques – les éditeurs allemands parlent à ce sujet de « politisation par antipolitique ». Rétrospectivement, dans son journal, Ball considérera la période qui l’a vu entreprendre ce Bréviaire Bakounine comme le début chez lui d’une critique de cette rationalité qui avait, selon lui, conduit aux atrocités de la guerre mondiale. Dès lors que Ball est revenu de son premier mouvement d’union sacrée après la déclaration de guerre, il rejoint la revue expressionniste Die Aktion, éditée à Berlin par le communiste d’orientation libertaire Franz Pfemfert, hostile à la guerre. Cette revue ne pouvant plus publier de textes politiques à cause de la censure, elle se contente de s’attaquer esthétiquement à des artistes qui sont favorables à la guerre. Plus précisément, la rencontre de Ball avec Bakounine découle d’un double intérêt pour la Russie et pour l’anarchisme – c’est dans un article de janvier 1915 sur la Russie que Ball évoque pour la première fois l’anarchisme comme un mouvement politiquement organisé. Il lit l’autobiographie de Kropotkine en novembre 1914, puis en décembre la version abrégée de la biographie de Bakounine par Nettlau (celle qui avait paru avec une postface de Landauer en 1901, postface que je traduirai sans doute un de ces jours sur ce blog), et enfin le même mois l’ouvrage collectif Le Tsar et la révolution, édité par l’écrivain religieux et révolutionnaire Dimitri Merejkovski (qui attaquait la monarchie russe comme anti-chrétienne). Cette dernière référence n’est pas anodine, et constitue l’un des jalons de la réflexion de Ball sur la notion de théologie politique, dont il trouve un concept critique dans la polémique de Bakounine contre Mazzini, et qu’il aura encore l’occasion de discuter avec Scholem, Benjamin et Bloch à Berne en 1919. C’est d’abord de cet intérêt pour l’idée révolutionnaire en Russie que découle le travail de Ball sur Bakounine, qui semble avoir été entamé à partir du mois de mars 1915.

C’est cependant après son départ d’Allemagne pour la Suisse en mai 1915 qu’il commence véritablement à travailler sur ce qu’il nommera à partir de 1917 le Bréviaire Bakounine. À suivre les éditeurs du texte, celui-ci aurait connu trois étapes dans son élaboration. À Zurich, en 1915, Ball travaille à la première partie du livre (qui court jusqu’à l’activité de Bakounine en 1848-49), tout en traversant une période matériellement difficile et en fréquentant le milieu des émigrants et des anarchistes (notamment le groupe de Luigi Bertoni). C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de sa compagne Emmy Hennings, mais aussi de Fritz Brupbacher, qui lui donne accès à sa salle de travail, et par-là même à son exemplaire de la Biographie de Bakounine par Nettlau – rappelons que celui-ci avait tiré lui-même 50 exemplaires de son monstrueux ouvrage (qui est à la fois une biographie et une compilation de textes inédits de Bakounine glanés dans des archives de toutes sortes et de tous pays), à destination des bibliothèques et de quelques amis choisis. Sa compagne Emmy Hennings rapporte à l’époque que Ball trouvait alors en Bakounine « la sauvagerie la plus complètement hostile à la civilisation, jointe à un haut sentiment de responsabilité devant l’humanité ». Rejoint par des amis berlinois, il contribue à fonder le Cabaret Voltaire en février 1916, et par la même occasion le mouvement Dada, ce qui interrompt pendant un an la progression du livre sur Bakounine, qui est renommé Bréviaire Bakounine au cours de l’hiver 1916-1917. Lorsqu’il recommence à travailler dessus, il bénéficie une nouvelle fois de l’aide de Fritz Brupbacher, qui met à sa disposition sa bibliothèque personnelle (comprenant notamment les six volumes d’Œuvres publiées chez Stock, en plus de la Biographie déjà mentionnée de Nettlau – ces ouvrages, qui sont aujourd’hui conservées dans les archives Brupbacher, portent d’ailleurs des annotations manuscrites de la main de Ball). C’est au cours de cette deuxième phase d’élaboration (où Hugo Ball séjourne à plusieurs reprises à Ascona, dans le Tessin) que le texte est désormais désigné comme Bakunin-Brevier. La deuxième partie, celle qui couvre les années 1849-1866, est alors achevée. Plusieurs textes de Ball à l’époque évoquent sa difficulté à construire un pont entre ses préoccupations (anti)politiques avec le travail sur Bakounine et son intense activité artistique avec les débuts du mouvement Dada, ce qui fait aussi écho aux divisions de l’émigration allemande à Zurich à la même époque.

La troisième et dernière phase de travail de Ball sur son Bréviaire Bakounine suit son départ du mouvement Dada et commence par l’annonce en mai 1917 dans les Weisse Blätter (mensuel expressionniste) de la publication prochaine du texte dans cette revue. Il envoie même à un éditeur une version de la première partie, avec une lettre d’intention qui replace Bakounine dans le contexte allemand, quelque part entre Heine et Nietzsche. Pourtant, la troisième partie de l’ouvrage, sur laquelle il travaille encore à l’automne 1917 et qu’il envisage de terminer au début de l’année 1918, et qui était censée contenir les conflits avec Marx et Mazzini et le développement de la théorie anarchiste (partie la plus importante à ses yeux), ne verra jamais le jour. Cela tient à plusieurs séries de raisons. Il y a d’abord l’effort de traduction depuis le français d’un grand nombre de documents, qui finit par dépasser les forces de Ball, à un moment où de surcroît il doit assurer sa subsistance par un certain nombre de publications alimentaires. En outre, à partir de la fin de l’année 1917, les perspectives d’édition de ce Bréviaire Bakounine semblent de plus en plus compliquées – à la fin du mois de mars 1918, l’éditeur pressenti ne s’est toujours pas décidé, et demande néanmoins les parties suivantes, ce qui met Ball au désespoir. À cela s’ajoute l’entrée du poète allemand, à partir du mois d’avril 1918, dans la rédaction d’un journal d’orientation démocratique, la Freie Zeitung, qui va pleinement l’occuper, de sorte que dans les semaines et mois qui suivent, il n’est plus question sous la plume de Ball de ce projet éditorial.

Celui-ci va néanmoins connaître un aboutissement dans son essai déjà signalé de 1919 Critique de l’intelligentsia allemande, et c’est essentiellement au travers de ce dernier ouvrage, où l’influence du travail sur Bakounine se fait largement sentir, que le Bréviaire va produire ses effets. La Critique de l’intelligentsia allemande trouve en effet en Ernst Bloch, Gershom Sholem et Walter Benjamin des lecteurs attentifs (Sholem témoignera notamment de l’impact qu’eut le livre sur la politisation de Benjamin et sur l’écriture de son essai Critique de la violence, ainsi que du Fragment théologico-politique). La Critique de l’intelligentsia allemande semble recourir aux matériaux qui avaient été rassemblés en vue de la troisième partie du Bréviaire et s’appuie tout particulièrement sur L’empire knouto-germanique et la révolution sociale de Bakounine.

Après ce livre, l’intérêt de Ball pour Bakounine ne cesse pas pour autant: il envisage la publication de textes inédits en allemand et échange avec Brupbacher à ce propos. Il semble alors soucieux de mobiliser Bakounine dans une critique du marxisme – cela dans le contexte des troubles révolutionnaires qui agitent l’Allemagne (Ball assiste notamment à l’écrasement du mouvement révolutionnaire en Bavière au printemps 1919). Mais à partir de cette époque, le retour de Ball vers le catholicisme s’affirme de plus en plus nettement (il redevient un catholique pratiquant à partir du printemps 1920), et l’issue des révolutions allemandes lui laisse un goût amer. C’est cette orientation qui va dominer les dernières mentions de Bakounine sous sa plume au cours des années 1920 – il s’indignera par exemple de voir Bakounine sacrifier (selon lui) son antiétatisme à l’antithéologisme en manifestant une certaine compréhension pour la campagne anticatholique déclenchée par  Bismarck en 1872 (ce que l’on connaît sous le nom de Kulturkampf).

Singulier document donc, que ce Bréviaire Bakounine, qui vaut peut-être moins par son texte (même si les lecteurs germanophones peuvent y trouver des textes de Bakounine qui ne sont traduits dans leur langue que dans ce volume) que par son contexte. Ce contexte, c’est celui de la naissance du mouvement Dada, exactement contemporaine du travail de Ball sur ce projet, mais aussi celle de la première guerre mondiale et de la révolution russe, contexte qui vient déterminer une nouvelle réception de Bakounine dans les pays de langue allemande.

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Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
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