Une rue Bakounine à Saint-Imier

rue-bakounineIl y a six ans de cela, je faisais état d’une rue Michel Bakounine à Morlaix, et d’un début d’enquête que j’avais conduite pour établir les circonstances de ce baptême. Aujourd’hui, (Marianne Enckell m’informe que) la Tribune de Genève nous apprend que la petite ville suisse de Saint-Imier vient à son tour de se doter d’une rue Bakounine. Évidemment, ce n’est pas un hasard, puisque Bakounine prononça dans cette ville en 1871 trois conférences qui furent ensuite éditées en volume et qui témoignent des relations d’amitié qu’il avait pu établir avec les ouvriers (notamment horlogers) de la région.

Cela dit, au risque de faire l’esprit chagrin, je dirai quelques mots sur la malheureuse légende qui orne la plaque ci-contre, car il est tout de même ennuyeux de lire autant d’inexactitudes et de maladresses en si peu de mots. Elle s’énonce ainsi: « Mikhail Bakounine. (1814-1876). En 1871, le libertaire russe présente ses idées au Restaurant de la Clef à Saint-Imier. Gagnés à ses positions, les ouvriers horlogers forment la Fédération jurassienne, en rupture avec l’Internationale de Marx. Ils convoqueront à Saint-Imier le premier congrès anarchiste de l’histoire en 1872. »

– remarque préliminaire: pourquoi appeler « Mikhail Bakounine » celui que ses amis dans la région appelaient « Michel », et qui lui-même signait ces textes de ce prénom? Ces scrupules onomastiques conduisent à masquer une réalité historique: la familiarité de Bakounine avec la culture francophone, qui l’a conduit à rédiger en français ses principaux textes.

– je passe sur « le libertaire russe », qui pourrait largement donner matière à chicane, et j’en viens au fond de l’affaire: Bakounine aurait présenté ses idées aux ouvriers du coin, les aurait convertis à l’anarchisme et ceux-ci auraient alors décidé de fonder la Fédération jurassienne. Je comprends bien que nous vivons dans un monde où les représentations autoritaires et idéalistes prédominent – un chef a une idée, tout un mouvement en découle et c’est ainsi que fonctionne l’histoire mon bon monsieur – mais ça n’est vraiment pas ce qui s’est produit. Bien plutôt, Bakounine est venu causer à Saint-Imier parce qu’il y a été invité et parce qu’il savait qu’il y avait là des gens avec lesquels il pouvait avoir des affinités. D’une manière plus générale, Bakounine n’a pas, dans son activité de militant de l’AIT, le statut d’un théoricien ou d’un chef de chapelle. Il est plutôt quelqu’un qui formule quelque chose comme une pensée collective. Quant à la fondation de la Fédération jurassienne à la réunion de Sonvillier en novembre 1871 (6 mois après le passage de Michel dans les montagnes du Jura), elle est bien plutôt une réaction aux décisions centralisatrices prises par la conférence de Londres de l’Association Internationale des Travailleurs (et notamment contre le renforcement des pouvoirs du Conseil général sur l’organisation) qu’un résultat de l’activité de propagande de Bakounine. La Fédération jurassienne n’est pas d’emblée « en rupture avec l’Internationale de Marx »: elle est une composante de cette Internationale, opposée à la conception que le théoricien allemand s’en fait.

– Épilogue: tout cela aurait donc conduit à la convocation, par ces mêmes ouvriers, du premier congrès anarchiste de l’histoire en 1872. Je sais bien qu’en 2012 à Saint-Imier, des anarchistes de tous pays se sont réunis à l’occasion des 140 ans du congrès de Saint-Imier (15-16 septembre 1872), mais une bonne partie d’entre eux ont bien rappelé à cette occasion qu’il s’agissait de commémorer la fondation de l’Internationale anti-autoritaire, et non un « premier congrès anarchiste ». Or cette Internationale anti-autoritaire n’était pas anarchiste: il y avait des anarchistes en son sein, mais plus largement aux côtés de tous ceux qui, à divers titres et pour des raisons variées, s’opposaient d’une manière générale à la conception « marxiste » de l’organisation et plus particulièrement aux décisions prises quelques semaines plus tôt au congrès de La Haye (où Bakounine et le Jurassien James Guillaume furent exclus). Quant au rapport des Jurassiens à l’anarchisme, c’est une question compliquée: James Guillaume s’est ainsi toujours refusé à se dire anarchiste, et lorsque, à la fin des années 1870, un certain nombre de compagnons (notamment Brousse et Kropotkine) vont donner une tournure plus explicitement anarchiste à la Fédération, sa « base militante » va s’en éloigner.

Pour ne pas m’en tenir à ce rôle de mauvais coucheur, je veux bien contribuer à une nouvelle rédaction de la plaque, lorsque celle-ci aura été maltraitée par le climat!

3 réponses à to “Une rue Bakounine à Saint-Imier”

  • Alex says:

    pourquoi appeler “Mikhail Bakounine” celui que ses amis dans la région appelaient “Michel”, et qui lui-même signait ces textes de ce prénom? Ces scrupules onomastiques conduisent à masquer une réalité historique: la familiarité de Bakounine avec la culture francophone, qui l’a conduit à rédiger en français ses principaux textes.

    On pourrai dire le meme chose sur Marx: pourquoi parler de « Das Kapital » quand on ne parle pas allemand?

  • René says:

    J’ai une question à la cantonade, ça fait un bout de temps que je ne suis pas venu sur ce blog, j’ignore si elle parviendra à quelqu’un.

    Bref, voici la question:

    Est-il possible de savoir:
    — quels livres de Proudhon Bakounine avait lus;
    – quel était le niveau réel de connaissances qu’avait Bakounine de la pensée de Proudhon ?

    Amicalement
    René

  • Pour René: si on se reporte aux textes que Bakounine cite, il y a (de mémoire) les Confessions d’un révolutionnaire, et De la justice dans la Révolution et dans l’Église – ce qui fait déjà pas mal. Quant à la deuxième partie de la question, elle mériterait un développement à part entière, qui porterait sur le rapport plus général de Bakounine à la pensée de Proudhon. Il y a quand même des pans entiers de théorie chez Bakounine qui font penser à Proudhon: l’antithéologisme, le fédéralisme… Je ne vois qu’une solution: séquestrer un thésard et l’obliger à travailler là-dessus pendant 5 ans. Avis aux détenteurs d’une HDR!
    Tant que j’y suis, René: le blog a changé d’hébergeur, et je crois bien que ton dernier commentaire a été perdu dans le cyberspace infini (ce qui est dommage, car il était fort drôle)…

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Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
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