Autoportrait d’un révolutionnaire en déroute (à propos de la Confession)
Plus de cinq années après la réédition de la Confession de Bakounine aux éditions du Passager Clandestin (que je salue ici, et auxquelles je souhaite longue vie), je donne le texte de la préface que j’avais écrite pour l’occasion.
Et quitte à donner dans l’auto-promotion éhontée, je rappelle que cette édition de la Confession est la plus fiable disponible sur le marché, notamment parce que nous avons corrigé quantité de patronymes qui avaient souffert de leur passage du latin au cyrillique, puis du cyrillique au latin, et parce que nous avons ajouté des notes pour chacun des personnages que mentionne Bakounine dans le texte. Bonne lecture!
Autoportrait d’un révolutionnaire en déroute
Un texte déroutant
Le manuscrit de ce que l’on appelle la Confession de Bakounine, rédigé par le révolutionnaire russe au début de son emprisonnement dans son pays natal en 1851, fut découvert au lendemain de la révolution de 1917 dans les archives de la IIIe section, la police politique du tsar. La première publication complète du texte, soixante-dix ans après sa rédaction, ne manqua pas de déconcerter les lecteurs, tant elle semblait écorner l’image d’une figure historique du mouvement révolutionnaire russe, qui paraissait s’humilier devant son tsar, confesser ses pêchés et demander la clémence pour ses crimes. Mais la publication du texte à une période troublée – qui coïncidait avec la fin de la guerre civile, la répression du mouvement anarchiste et l’écrasement de la révolte de Cronstadt – contribua aussi au caractère passionné de sa réception. Deux attitudes s’opposèrent radicalement : les uns, prenant au sérieux le ton repentant de Bakounine, considéraient que le texte était accablant pour sa mémoire ; les autres voyaient dans l’attitude de Bakounine une feinte destinée à tromper un ennemi puissant et à recouvrer au plus vite une liberté qui lui aurait permis, suivant les termes d’une lettre qu’il fit passer secrètement à sa sœur en février 1854, de « recommencer ce qui déjà m’a amené ici, seulement avec plus sagesse et plus de prévoyance peut-être ».
Au cours des décennies suivantes, ces réactions à la lecture de la Confession se répartirent en général entre partisans et adversaires de l’anarchisme. C’est ce dont témoigne la publication simultanée, en 1974, d’une réédition de la traduction du texte par Pauline Brupbacher1 (qui sert de base à la présente édition), et d’une nouvelle traduction en annexe du livre de Jacques Duclos, Bakounine et Marx. Ombre et lumière2. Max Nettlau, le premier grand biographe de Bakounine, souligne d’une manière répétée dans ses notes à la traduction Brupbacher que Bakounine n’affecte le repentir et l’allégeance au tsar que lorsqu’il s’apprête à lui asséner de pénibles vérités, notamment sur l’état de la Russie. Inversement, le livre de Jacques Duclos, monument de rhétorique stalinienne, voit dans la Confession de Bakounine « le misérable reniement de son action militante »3 et n’hésite pas à suggérer lourdement que Bakounine aurait pu être un agent du tsar. Indépendamment de la très inégale qualité de ces deux lectures, le fait de surdéterminer le sens de ce texte par ce qu’il révélerait de l’anarchisme en général a quelque chose de doublement paradoxal : d’abord parce qu’à l’époque où il rédige sa Confession, Bakounine n’est pas anarchiste et que le mouvement anarchiste n’existera qu’une vingtaine d’années plus tard4 ; ensuite parce que, contrairement au marxisme, l’anarchisme n’est pas un mouvement politique qui se définit par son allégeance à une figure tutélaire, de sorte que l’éventuelle faillite de tel ou tel de ses représentants ne saurait constituer un argument de poids pour juger de sa pertinence.
Toutefois, dans les premières années de sa réception, ces deux réactions opposées au texte de Bakounine ne furent pas réparties aussi schématiquement entre partisans et adversaires de l’anarchisme. Initialement, le texte choqua bon nombre de libertaires, et ce furent parfois des bolcheviques qui prirent la défense de Bakounine en soulignant que celui-ci avait eu raison d’employer tous les moyens, y compris les plus vils, pour tenter d’obtenir son élargissement5. Parmi ces réactions immédiates, il faut faire un sort particulier à celle de Victor Serge, ancien anarchiste fraîchement rallié à la cause bolchevique, qui eut connaissance indirectement du texte dès 19196 et qui n’hésita pas à dire que celui-ci éclairait « la personnalité de Bakounine d’un jour nouveau, inattendu et pénible ». Pour Serge, le seul élément positif du texte résidait dans le fait que Bakounine y ait proclamé la nécessité d’une dictature révolutionnaire pour la Russie, ce en quoi il se serait montré prophétique – ce qui n’a rien d’étonnant si l’on songe que Victor Serge cherchait à cette époque à justifier devant ses anciens camarades sa récente adhésion au parti communiste russe et peut-être à les convaincre de suivre une voie similaire.
Un philosophe dérouté
C’est à la demande personnelle du tsar que Mikhaïl Alexandrovitch Bakounine, qui se désignait lui-même en français comme Michel Bakounine, compose cette Confession au cours des mois de juillet et août 1851. Il est alors emprisonné depuis le 23 mai dans le ravelin Alexis de la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg. Le comte Orlov, dévoué chef de la police du tsar chargé de relayer auprès du prisonnier l’impériale demande, l’informe qu’il est censé écrire au souverain « comme un fils écrit à son père spirituel ». Dans une lettre à Herzen du 8 décembre 1860, la seule qui contienne une mention de la Confession, Bakounine raconte cet épisode et ajoute : « J’ai réfléchi quelques instants, et j’ai pensé que si j’avais été en présence d’un jury, dans un procès public, il aurait été de mon devoir de tenir mon rôle jusqu’au bout, mais qu’enfermé entre quatre murs, entre les griffes de l’ours, je pouvais sans honte adoucir les formes. » Les motivations qui poussèrent alors Bakounine à accepter sont assurément multiples et délicates à démêler : à l’espoir d’obtenir son élargissement ou à tout le moins d’adoucir les conditions de sa détention, s’ajoutait sans doute l’opportunité de pouvoir s’adresser personnellement au tsar, et aussi de dresser le bilan de son action au cours des années précédentes.
L’un des intérêts immédiats de la Confession est qu’elle constitue le seul texte autobiographique de quelque ampleur qu’ait laissé le révolutionnaire russe. Toutefois, ce que les théoriciens du genre nomment le « pacte autobiographique »7 est d’emblée faussé, non seulement parce que les circonstances d’écriture du texte ne garantissent en rien que l’auteur dise toute la vérité sur sa personne et son histoire, mais surtout parce que Bakounine, s’il affirme à plusieurs reprises vouloir confesser au tsar l’ensemble de ses « péchés » et de ses « crimes » et mettre à nu devant lui toute son âme (p. 83), n’en a pas moins exclu d’emblée « la confession des péchés d’autrui » (p. 53), ce que le tsar, dans les notes qu’il écrit en marge du texte, ne manque pas de relever en défaveur du prisonnier. Pour cette raison, et pas seulement en raison des quelques défaillances de mémoire dont on peut trouver des traces dans le texte, il nous faut reconstituer l’itinéraire qui conduisit Bakounine à écrire la Confession en croisant ce récit avec d’autres sources.
Bakounine est né en 1814 dans une famille de la noblesse terrienne russe, à Priamoukhino, petite localité située dans le district de Tver, entre Moscou et Saint-Pétersbourg. Il reçoit une éducation typique de la jeunesse russe, qui le conduit par exemple à lire et parler couramment l’allemand et le français, raison pour laquelle la plupart de ses écrits seront rédigés en français – la Confession et Étatisme et anarchie étant ses seuls écrits russes de quelque ampleur. Aîné des enfants mâles de la famille, Bakounine est d’abord destiné par son père à la carrière des armes, mais il s’en détourne rapidement pour se plonger avec passion dans la philosophie allemande, à laquelle il s’initie au sein d’un cercle d’autodidactes rassemblés autour de Nicolas Stankevitch (1813-1840). Il se prend alors d’engouement successivement pour les philosophies de Kant, de Fichte et surtout de Hegel, qu’il lit en cherchant à penser à travers elles ses rapports avec son entourage immédiat, assez loin de toute préoccupation politique. Les premiers textes de Bakounine qui évoquent l’émancipation le font dans un contexte familial, lorsqu’il s’agit de s’opposer à ses parents qui veulent arranger le mariage de l’une de ses sœurs.
Afin de poursuivre son initiation philosophique, mais aussi d’échapper à un milieu familial étouffant, Bakounine obtient de son père de pouvoir partir en Allemagne à la fin de l’année 1840. À Berlin, il suit les cours d’un élève de Hegel, Carl Werder, ainsi que ceux dispensés par Schelling, fraîchement appelé à Berlin par Frédéric-Guillaume IV pour contrer l’influence de la philosophie hégélienne dans l’Université. Il y côtoie des personnes aussi diverses que Søren Kierkegaard ou Friedrich Engels, mais il commence surtout, à partir de l’automne 1841, à fréquenter les radicaux allemands, dont Arnold Ruge, qui édite à Dresde le principal organe d’expression du courant jeune hégélien, les Annales allemandes pour la science et l’art. Indifférent jusqu’alors aux questions politiques et sociales, le jeune Bakounine voit s’ouvrir devant lui un continent qu’il se hâte d’explorer et de parcourir à grandes foulées, au point de délaisser progressivement la philosophie. Comme il le dit dans la Confession, « l’Allemagne elle-même m’a guéri de la maladie philosophique qui y prédominait » (p. 55). En octobre 1842, il fait paraître dans la revue d’Arnold Ruge un article remarquable, « La Réaction en Allemagne », qui sur le fondement d’une analyse serrée du statut de la négativité et de la catégorie de l’opposition chez Hegel, postule le primat pratique de l’activité révolutionnaire et la nécessité de sortir de la philosophie. L’article, rédigé sous le pseudonyme de Jules Élysard, se termine par cette phrase devenue fameuse : « la passion de la destruction est en même temps une passion créatrice. »
À la fin de l’année 1842, inquiet de ce que cet article pourrait attirer sur sa personne l’attention de l’ambassade de Russie, Bakounine quitte l’Allemagne pour la Suisse, où il ne tarde pas à prendre part aux discussions qui agitent les milieux radicaux suisses sur la question du communisme. En témoigne l’article « Le communisme », qu’il publie en juin 1843 dans le Républicain suisse de Berne, où il prend notamment la défense du tailleur Wilhelm Weitling, l’un des premiers communistes de langue allemande, tout en critiquant chez lui une conception par trop grossière du communisme8. Weitling ayant été arrêté, et certains des papiers saisis chez lui mentionnant le nom de Bakounine, celui-ci est cette fois repéré par les autorités russes, qui le somment de rentrer au plus vite au pays, au lieu de quoi Bakounine part pour Bruxelles, puis pour Paris. Quelques mois plus tard, il est déchu de ses titres de noblesse, en même temps d’Ivan Golovine.
On sait peu de choses des trois années (1844-1847) qu’il passa dans la capitale française, et sur ce point la Confession n’est pas d’un grand secours, qui insiste sur la solitude qui fut alors celle du jeune Bakounine. On sait tout au plus qu’il fréquenta à cette époque les principaux théoriciens du socialisme, qui était en pleine floraison doctrinale, qu’il fut un temps proche des éditeurs allemands du journal Vorwärts (dont Marx), qu’il noua une amitié personnelle avec Proudhon, et enfin qu’il eut des contacts avec l’émigration polonaise, contacts peut-être plus développés que ne le dit la Confession. Mais quand bien même Bakounine exagérerait dans le texte son isolement à Paris, on ne peut ignorer ce qu’a de peu enviable le fait d’être le seul révolutionnaire russe, coupé de son pays d’origine et sans moyen d’action sur celui-ci. Il n’y a rien d’étonnant, dans ces conditions, et malgré les défiances nationales bien compréhensibles, que Bakounine se soit rapproché des Polonais qui constituaient la seule force politique constituée capable d’agir sur l’empire des tsars. La Pologne est alors divisée entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, et le XIXe siècle est jalonné de soulèvements visant à lui faire recouvrer son indépendance. C’est en songeant à la possibilité d’une alliance révolutionnaire russo-polonaise que Bakounine commence à s’intéresser à la question slave, l’idée étant de faire valoir les origines communes des différents peuples qui compose la « race slave » pour les faire se soulever contre tous les empires (ottoman, autrichien et russe).
Trois interventions jalonnent les années parisiennes de Bakounine. La première a ceci d’historique qu’elle fait de lui le premier Russe à prendre position publiquement contre le tsar et le principe même de son gouvernement, et donc le premier véritable dissident russe. Il s’agit d’un article publié en janvier 1845 dans le journal La Réforme en réaction à la déchéance de ses titres de noblesse. Bakounine s’y félicite crânement de cette mesure en arguant de ce que la prétendue noblesse russe n’est qu’un jouet du tsar. La deuxième, publiée dans Le Constitutionnel au printemps 1846, est une protestation contre le sort réservé aux religieuses lituaniennes du fait de l’occupation russe. La troisième est un discours prononcé en novembre 1847 lors d’une assemblée célébrant le dix-septième anniversaire de la révolution polonaise de 1830-31. Bakounine y ayant proclamé la nécessité d’une union révolutionnaire des peuples russes et polonais contre leur ennemi commun, le tsar, les autorités russes font pression sur les autorités françaises et celles-ci expulsent Bakounine vers la Belgique, où il retrouve les communistes allemands exilés depuis 1845. Ceux-ci font sur lui une impression très défavorable. Mais il est bientôt de retour en France à la faveur de la révolution de février 1848.
Routes et déroutes des révolutions de 1848
Dès les premières nouvelles du soulèvement, Bakounine se met en route pour Paris, où il parvient à la fin du mois. Les descriptions de Paris en mars 1848 contenues dans la Confession comptent parmi les plus belles pages de la littérature révolutionnaire. Dans cette atmosphère d’exaltation, Bakounine se sent comme un poisson dans l’eau et la Confession décrit l’heureuse dissolution de son individualité dans la marée révolutionnaire montante, ainsi que la transformation des rues parisiennes en gorges caucasiennes hérissées de barricades. À cette fête de tous les instants s’ajoute le sentiment que tout est possible, renforcé par les nouvelles qui accompagnent le flux révolutionnaire dans toute l’Europe : l’Allemagne, l’Italie et l’Autriche connaissent à leur tour des insurrections, et l’émigration polonaise se dirige vers l’est afin d’y entreprendre un nouveau soulèvement.
En France, un enseignement de l’histoire par trop orienté vers la grande épopée nationale nous fait ignorer que les événements de 1848 ne se sont pas cantonnés à notre pays et qu’en Europe, seules l’Angleterre et la Russie, pour des raisons différentes, demeurèrent alors à l’écart de la tourmente révolutionnaire. C’est à bon droit qu’on a pu appeler cette période de l’histoire européenne le printemps des peuples, tant la notion de peuple est au cœur des discours politiques de l’époque et permet de rendre compte du caractère multiforme des révolutions de 1848. Révolutions politiques en faveur de la démocratie, elles prennent localement un caractère social avec l’émergence des premières revendications spécifiquement prolétariennes. Enfin, elles sont aussi des mouvements d’émancipation nationale, qu’il s’agisse de réaliser l’unité nationale (Allemagne et Italie) ou de se libérer du joug des empires (principalement l’empire autrichien, vu alors comme une prison des peuples). L’originalité de Bakounine, mais ce qui sera aussi bientôt son drame, c’est d’être partisan de la révolution dans toutes ses dimensions9. On peut d’ailleurs considérer que le qualificatif de révolutionnaire ne convient à nul autre mieux qu’à Bakounine, pour qui il est un trait constant de son parcours politique, puisque lorsqu’il évoluera, au cours des années 1860, vers le socialisme libertaire, ce sera à partir du constat que le potentiel révolutionnaire des mouvements d’émancipation nationale est désormais épuisé et que la question sociale a désormais pris le relais.
Dès le mois de mars 1848, Bakounine sent que sa place n’est pas en France, mais « à la frontière russe » (p. 82), et c’est à nouveau sur les Polonais, et plus largement sur la cause slave, qu’il compte pour trouver le « point d’Archimède » (p. 94) qui lui permettrait d’agir sur sa patrie. Il se rend donc en Allemagne, où il séjourne plusieurs mois, notamment après l’échec de l’insurrection polonaise dans la région de Poznań. C’est en Allemagne, alors que les premiers signes du reflux révolutionnaire se font sentir, qu’il apprend la tenue prochaine, à Prague, d’un congrès slave. Bakounine, qui est à l’époque un démocrate aux tendances socialistes obsédé par l’idée d’agir sur la Russie, fait alors l’expérience des aspirations des peuples slaves à l’émancipation et espère qu’un soulèvement général des Slaves pourrait gagner la Russie. C’est dans ces dispositions d’esprit qu’il participe au congrès en juin 1848. La Confession, tout en soulignant que ce congrès était « vide d’idées et absurde » (p. 96) et ne pouvait que se terminer « dans le néant » (p. 100) insiste longuement sur les projets de Bakounine à l’époque, projets qui peuvent difficilement être qualifiés d’anarchistes tant ils insistent sur la nécessité d’une dictature révolutionnaire « sans formes parlementaires, […] sans liberté de la presse, […] qui ne soit limité par rien ni par personne » (p. 123). Max Nettlau, qui cherche à rendre ce passage de la Confession cohérent avec l’anarchisme ultérieur de Bakounine, estime que la dictature visée par le révolutionnaire russe n’est que « la dictature technique du décrotteur, du savon et du balai, de l’hygiène intellectuelle, morale et sociale élémentaire, pour un pays victime d’une immense incurie »10. Cet argument n’a rien de convaincant si l’on considère que toutes les dictatures se donnent pour des régimes provisoires : n’est-ce pas le sens même de la critique adressée par les anarchistes à la notion marxiste de dictature du prolétariat que de souligner que le provisoire tend souvent à s’installer ? Il faudrait au contraire souligner que la distance prise par Bakounine, à partir du milieu des années 1860, avec la « question nationale » ira de pair avec l’affirmation de son anarchisme.
Le congrès slave de Prague s’achève prématurément en raison de l’insurrection déclenchée par les étudiants de la ville, insurrection à laquelle Bakounine participe, tout en l’estimant mal préparée et vouée à l’échec. À l’automne, il rédige son Appel aux Slaves, qui cherche à tenir ensemble les différentes composantes de la révolution et à empêcher que la réaction ne les utilise les unes contre les autres, comme le fait la cour autrichienne en mobilisant les Slaves contre les Hongrois et contre l’insurrection démocratique de Vienne, ou encore le gouvernement français en tirant parti des frayeurs de la bourgeoisie face aux revendications ouvrières. Bakounine n’en saura rien, mais son Appel aux Slaves fera l’objet d’une critique véhémente de Friedrich Engels dans la Nouvelle Gazette Rhénane : l’indépendance des peuples slaves conduirait à ce que « l’Est de l’Allemagne [soit] déchiqueté comme un pain rongé par des rats ! Et tout cela en remerciement de la peine prise par les Allemands pour civiliser les Tchèques et les Slovènes à la tête dure, et pour introduire chez eux le commerce, l’industrie, une exploitation agricole rentable et la culture ! » En somme, il n’y a pas d’émancipation nationale possible pour les Slaves : l’émancipation passe par la germanisation et le capitalisme, et l’affirmation nationale passe par le ralliement à la Russie11.
Au printemps 1849, alors que partout les révolutions sont en cours d’écrasement, Bakounine est à Dresde. Il publie notamment dans la presse locale une étude détaillée intitulée La situation en Russie. En fréquent contact depuis l’hiver précédent avec de jeunes révolutionnaires tchèques, il prépare un soulèvement en Bohème lorsqu’à la suite de la dissolution du parlement par le roi de Saxe, une insurrection éclate dans la capitale du royaume. Ce sera la dernière de la révolution allemande. Confronté à la désorganisation des insurgés, Bakounine se retrouve de facto chef militaire du soulèvement qui cherche à résister à l’intervention des troupes prussiennes, venues prêter main-forte à la monarchie saxonne vacillante. Il y côtoie Richard Wagner, qui l’évoquera longuement dans le passage de son autobiographie consacré au soulèvement de Dresde12. Épuisé après avoir organisé la retraite en bon ordre des derniers combattants, Bakounine est arrêté à Chemnitz dans la nuit du 9 au 10 mai 1849. Enfermé à partir du mois d’août dans la forteresse de Königstein, il est condamné à mort par les tribunaux saxons le 14 janvier 1850. En vue de son pourvoi en cassation, il rédige alors un long texte, connu sous le titre de Ma défense, où il analyse la situation politique européenne et revendique son action des deux années précédentes. Le 6 juin 1850, sa condamnation à mort est commuée en détention à perpétuité. Bakounine est aussitôt transféré à Prague, car les autorités autrichiennes veulent à leur tour le juger pour sa participation à l’insurrection de juin 1848 et aux projets de soulèvement en Bohème au printemps 1849. De Prague, Bakounine est ensuite convoyé dans la forteresse d’Olmütz, où il est de nouveau condamné à mort le 15 mai 1851, peine qui est immédiatement commuée en prison à vie. Il est alors livré au gouvernement russe qui, lui, ne se donne pas la peine de le juger et le jette directement dans cette prison où lui parviendra la curieuse demande de son tsar.
Quel sera le destin de Bakounine après la Confession ? Transféré à la forteresse de Schlüsselburg en 1854, à l’occasion de la guerre de Crimée, il y souffre du scorbut et perd ses dents. Après la mort du tsar Nicolas Ier (1855), Bakounine, s’étant une dernière fois astreint à demander grâce, obtient du nouveau tsar, Alexandre II, d’être exilé en Sibérie (1857). Il s’en évade en 1861 à bord d’un bateau américain en partance pour le Japon et, passant par Yokohama, San Francisco, l’isthme de Panama et Boston, rejoint Londres en décembre 1861. Après avoir tenté de prêter main-forte à l’insurrection polonaise de 1863, le révolutionnaire russe traversera une période de remise en question, mais aussi d’approfondissement de ses convictions philosophiques et politique, qui déterminera son abandon des questions nationales et son ralliement au socialisme révolutionnaire. De cette période témoigne notamment son Catéchisme révolutionnaire rédigé en Italie (1866). Installé en Suisse et se revendiquant désormais comme anarchiste, il prend part aux deux premiers congrès de la Ligue de la paix et de la liberté en 1867 et 1868 avant de la quitter et de rejoindre avec ses amis l’Association Internationale des Travailleurs. Parallèlement, il rédige une première exposition de ses conceptions philosophiques avec Fédéralisme, socialisme et antithéologisme. D’autres suivront, dont L’empire knouto-germanique et la révolution sociale (1870-71) et La théologie politique de Mazzini (1871-72). Il participe à Lyon, en septembre 1870, à l’un des soulèvements populaires qui annoncent la Commune de Paris. Militant de l’Internationale, Bakounine ne tarde pas à voir se cristalliser autour de sa personne le courant dit « antiautoritaire » de l’organisation, ce qui conduit à l’éclatement de cette dernière après son exclusion au congrès de La Haye en 1872. Malade, Bakounine se retire de toute activité politique en 1873 et meurt à Berne en 1876.
La Confession et nous
Le recul historique nous permet sans doute de mieux faire la part de ce qu’il y a de stratégique et d’involontaire dans les prosternations de Bakounine devant le tsar et de ce qui, dans le texte, relève du repentir feint et de l’analyse rétrospective d’un échec. Il n’est pas certain, par exemple, qu’il faille considérer comme une humiliation le fait que le révolutionnaire russe reconnaisse à plusieurs reprises le caractère chimérique de ses projets et le donquichottisme qui les sous-tendait, s’il est vrai qu’il n’aspirait qu’à les remettre en œuvre d’une manière plus réfléchie. Mais il n’est pas certain non plus que les marques de déférence envers le souverain qui jalonnent la Confession soient toujours affectées. Même si l’on n’adopte pas toutes ses conclusions, François-Xavier Coquin a sans doute raison de demander ce que le texte « révèle – par-delà le cas particulier de Bakounine – des premières générations de révolutionnaires russes et de leur relation au tsar et à l’autocratie »13. À la fin de son article déjà cité, Victor Serge soulignait ce qu’avait pour lui de désolant la Confession de Bakounine, en tant qu’elle écornait sa légende : alors que nombre d’autres révolutionnaires étaient demeurés inflexibles en prison, quitte à devenir fou, Bakounine avait flanché. Mais si l’on s’encombre d’un peu moins de morale révolutionnaire et de culte des saints et d’un peu plus de sens historique, il faut tenir compte de ce que Bakounine fut le premier révolutionnaire russe (si l’on renonce à qualifier de révolutionnaires ceux qui entreprenaient des révolutions de palais) et longtemps le seul. Or les origines sont souvent moins limpides que les conclusions, et tout commencement comporte nécessairement une dimension d’arrachement et d’ambiguïté.
Nul autre mieux que Vassili Golovanov n’a décrit les déchirements successifs qui jalonnent l’itinéraire de Bakounine, dont « la fuite de Priamoukhino à Moscou », « commencement des commencements », « fuite pleine de violence, terrible, à corps perdu »14, constitue la matrice de toutes ses autres fuites, de sorte que l’arrachement initial au milieu familial peut être lu comme la métonymie d’un arrachement plus général à la vie patriarcale russe. Avant de juger d’une manière tranchée sur ce qui relève de la simulation et de la sincérité dans la Confession et sur la question de savoir si l’attitude de Bakounine avait sauvé son honneur d’un point de vue révolutionnaire, encore faudrait-il savoir si d’autres attitudes étaient possibles à l’époque où il rédigea ce texte, seul face au tsar, sans soutien extérieur et probablement sans espoir de sortir un jour de sa position d’emmuré vivant. La Confession de Bakounine apparaît alors comme « un examen de conscience personnel et une occasion de se confesser à lui-même en même temps qu’à son impérial confesseur, comme pour mieux découvrir son être profond et mieux affronter l’avenir »15.
Si l’on tient là ce qui, dans la Confession, est à la limite du communicable et du compréhensible, il reste que ce texte, dans son évocation du printemps des peuples et des révolutions de 1848, résonne par endroits familièrement à nos oreilles. Assurément, bien des choses séparent le printemps arabe commencé en décembre 2010 du printemps des peuples de 1848, et principalement le fait qu’il s’agit, dans le premier cas, de soulèvements qui ne visaient pas l’émancipation nationale, mais le renversement de vieilles tyrannies. Toutefois, comment ne pas voir dans les deux mouvements une même logique de contagion des révoltes, portées par le sentiment que rien ne peut arrêter un peuple qui se soulève, mais aussi les mêmes alternances d’expansion et de contraction de l’élan révolutionnaire ? Et comment ne pas penser que dans les deux cas, les ambiguïtés constitutives des commencements révolutionnaires se sont manifestées d’une manière analogue, avec les mêmes douleurs propres aux grands enfantements ?
1Michel Bakounine, Confession, trad. P. Brupbacher, préface de B. Souvarine, introduction de F. Brupbacher, notes de M. Nettlau, Paris, PUF, 1974. Cette traduction avait paru une première fois en 1932.
2J. Duclos, Bakounine et Marx. Ombre et lumière, Paris, Plon, 1974. La traduction de la Confession publiée en annexe est due à Andrée Robel.
3J. Duclos, op. cit., p. 41.
4Lui-même ne se décrira comme tel qu’en 1867, et ses premiers projets politiques combinant socialisme et fédéralisme libertaire datent de 1864. Quant au mouvement anarchiste, il prend son essor après la dissolution de la première Internationale en 1872.
5Voir le témoignage direct de Marcel Body, « Michel Bakounine : l’emmuré et le déporté » in J. Catteau (dir.), Bakounine. Combats et débats, Paris, Institut d’études slaves, 1977, p. 77-82.
6Victor Serge, « La Confession de Bakounine », article disponible à l’adresse : http://www.marxists.org/francais/serge/works/1919/11/confession.htm
7Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.
8« La Réaction en Allemagne » et « Le communisme » sont traduits en annexe de mon livre Bakounine jeune hégélien. La philosophie et son dehors, Lyon, ENS Éditions, 2007.
9Les textes qui jalonnent l’itinéraire de Bakounine avant et pendant les révolutions de 1848 figurent en annexe de mon livre La liberté des peuples. Bakounine et les révolutions de 1848, Lyon, ACL, 2009.
10Note de Max Nettlau à la traduction Brupbacher de la Confession, op. cit., p. 226.
11F. Engels, « Le panslavisme démocratique » (14 février 1849), consultable à l’adresse : http://www.marxists.org/francais/engels/works/1849/02/fe18490214.htm
12R. Wagner, Ma vie, vol. 2, Paris, Plon, 1911, p. 264-307. Le fait que Bakounine n’évoque pas Wagner dans sa Confession fait sans doute partie des omissions volontaires, destinées à ne compromettre personne.
13F.-X. Coquin, « Réflexions en marge d’une ‘confession’ : la Confession de Bakounine », Revue historique, n° 568, octobre-décembre 1988, p. 495. Toutes les conclusions de cet article ne sont pas pour autant acceptables, notamment parce qu’elles se fondent sur certains éléments erronés. Il est faux par exemple (p. 507) que le projet de révolutionner la Bohème ne soit connu que par la Confession puisque les amis tchèques de Bakounine furent poursuivis pour ces projets.
14V. Golovanov, Espace et labyrinthes, trad. H. Châtelain, Paris, Verdier, 2012.
15F.-X. Coquin, art. cit., p. 508.