Guy Debord et Bakounine (1) : état des lieux du problème
Je commence une série de billets consacrés aux rapports entre Debord et Bakounine. J’ai été amené à revenir à cette question en préparant récemment un article sur les rapports de Guy Debord à l’anarchisme (à paraître dans un prochain dossier coordonné par Bertrand Cochard sur «Debord et la politique» dans la Revue Française d’Histoire des Idées Politiques). J’avais déjà un peu écrit à ce propos, mais sous un angle différent, lorsque j’avais eu, il y a une dizaine d’années, à aborder le rapport que les situationnistes entretenaient avec le marxisme et l’anarchisme, vus comme les deux courants principaux du mouvement ouvrier révolutionnaire (contribution au livre Libertarian Socialism. Politics in Black and Red, Palgrave Macmillan, 2012 et PM Press, 2017, dont il existe une pré-version en français ici).
Mais par rapport à cet angle d’attaque, le dossier Debord/Bakounine semble plus mince, non seulement parce qu’on ne considère plus qu’un membre du groupe situationniste, mais aussi parce qu’on ne considère plus que la seule figure de Bakounine. Il gagne toutefois en épaisseur en incluant les considérations sur Bakounine, les allusions à Bakounine qu’on trouve sous la plume de Debord au-delà du sabordage de l’Internationale Situationniste en 1972 – et cela non seulement dans ses textes publiés, mais aussi dans sa correspondance, désormais en grande partie éditée. Il me semble que ce dossier peut être divisé en trois volets principaux, qui feront l’objet des trois prochains billets, et qui renvoient à autant de difficultés.
La première consiste précisément à tenter de savoir s’il y a une spécificité de Debord dans ce rapport à Bakounine, si on le compare au reste du groupe situationniste dont il fut l’une des figures éminentes. On sait que d’une manière générale, le rapport de Debord à l’anarchisme est beaucoup moins évident que celui de quelqu’un comme Vaneigem (pour ne rien dire d’autres situationnistes qui, comme René Riesel, sont passés par des organisations libertaires), et que les plus études les plus poussées consacrées spécifiquement au Debord théoricien (par exemple le livre d’Anselm Jappe) le rattachent (à raison) davantage à certains courants du marxisme (notamment au premier Lukács) qu’à l’anarchisme.
La seconde difficulté consiste à savoir si le principal ouvrage théorique de Debord, La société du spectacle, dont deux passages évoquent explicitement Bakounine, épuise ce que le théoricien situationniste avait à dire à propos du révolutionnaire russe. Ces passages accordent en effet une place éminente à Bakounine, qui est selon Debord l’une des deux figures, avec Marx, incarnant le legs du mouvement ouvrier révolutionnaire ; mais cette place est aussitôt relativisée par une critique conjointe de l’anarchisme et du marxisme, dont ces deux figures sont vues comme les représentantes.
La dernière difficulté, plus factuelle, consiste à savoir quelle part a pu revenir à Debord dans la publication des Œuvres (prétendument) complètes de Bakounine chez Champ Libre entre 1973 et 1982 – publication qui est une reprise à l’identique des volumes des (mieux nommées) Archives Bakounine publiées en même temps chez Brill à l’initiative de l’Institut International d’Histoire Sociale d’Amsterdam (IISG), où se trouvent conservés ou reproduits la plupart des écrits et des lettres de Bakounine. C’est de ce dernier point que je vais partir, car il permet de mesurer assez exactement les limites de la connaissance que Debord avait de Bakounine, de rendre compte d’un certain nombre d’allusions à Bakounine qu’on trouve sous sa plume au-delà de sa période spécifiquement situationniste, et, d’une manière moins attendue, d’avoir un aperçu des vicissitudes qui furent celles de la publication de l’œuvre de Bakounine.