Au-delà de la solitude et des institutions
Préface à l’édition italienne
Préface à l’édition italienne
décembre 2000
De quoi parle ce livre ?
D’un système social fondé sur la décision d’exclure l’argent, tant comme raison de travailler que comme signe du prestige et de la valeur de ses membres. On y met tous les sous dans un chapeau et on les utilise quand on en a besoin.
Il parle d’un système social qui a établi que certaines structures, parce qu’elles font courir de graves dangers à la vie relationnelle, ne doivent pas être acceptées à l’intérieur du système même.
Il parle d’un système social qui a décidé d’éviter certaines catégories utilisées pour classer les personnes, par exemple la folie ou le retard mental, parce qu’elles s’avèrent nocives pour les relations sociales. Il interdit d’autres catégories considérées comme dangereuses, par exemple celles de directeur et chef. Qui vit au sein d’un tel système est un villageois, ou un participant [1]. Ce qui ne signifie pas qu’au quotidien tous soient égaux : certains ont plus d’autorité, encore qu’il s’agisse d’une autorité qui concerne qui ils sont, comment ils se comportent en tant que personnes, plutôt que d’un rôle officiellement soutenu par le système. Les villageois habitent ensemble dans une même maison, vont au travail au village et participent aux activités culturelles communes.
On peut appeler un tel système d’« institution totale [2] », même si ce terme a très mauvaise réputation dans la littérature sur le sujet. Je veux aller encore plus loin et définir ce système d’un mot aux connotations en général extrêmement négatives : je n’ai rien contre l’appeler ghetto. Je le fais avec les meilleures intentions du monde. Le ghetto a été un lieu fatal à l’époque du nazisme et du fascisme. Cela ne doit pas nous faire oublier la valeur de plusieurs aspects de la vie que l’on y menait. Ses habitants y étaient réunis sur la base d’une présumée identité raciale, en réalité une communauté d’histoire et de culture, et ils furent peut-être contraints par les menaces extérieures, ou par des idées et des prophéties exaltantes, à forger d’extraordinaires liens de collaboration. Les ghettos pouvaient devenir des lieux terribles où vivre, lorsque les normes fondamentales de la coexistence y étaient violées. Ils étaient toutefois en même temps des lieux où l’existence offrait des certitudes et des relations vivaces, intenses, que nous ne trouvons plus aujourd’hui dans notre vie quotidienne. Qui a touché du doigt les aspects positifs de la vie dans un ghetto ne se réadaptera jamais complètement à l’existence au-dehors.
La première édition de ce livre date de 1989. Que s’est-il passé depuis ? L’editor d’Elèuthera [3]m’a demandé de le raconter dans cette préface. J’ai essayé de résister, il est revenu à la charge. Il avait raison. Néanmoins, ce n’est pas facile de raconter sérieusement. Pas facile, parce que la chose la plus remarquable depuis que j’ai écrit ce livre est justement que rien d’important n’est arrivé. Une période de stabilité, pas de changements.
Comment une situation où rien ne change peut-elle être plus difficile à décrire qu’un changement ? Parce que ça va contre l’esprit du temps, et qu’on peut donc facilement s’en faire une mauvaise opinion.
Une idée dominante de notre culture impose d’adapter toutes les formes sociales pour les faire rentrer dans un cadre donné. Ainsi de la modernité.
En 1949, Harry Truman lança la campagne contre le sous-développement. Il voulait changer le monde et le transformer en un ensemble de nations hautement industrialisées. Soustraire les pauvres du Tiers Monde au sous-développement et à la misère. Derrière ce projet, une idéologie agressive qui prétendait que l’unique existence valable se conforme aux critères de la rationalité économique. Tous les pays devaient se développer, selon notre modèle, avec les buts que nous avions prévus. Le concept de sous-développement est aujourd’hui discrédité. Si on lui préfère la dénomination plus juste de pays du Tiers Monde, la réalité demeure la même : il faut aider ces pays à rejoindre notre niveau, il faut refaire leurs wagons de troisième classe afin qu’ils soient identiques à nos wagons de première. Pour cela, ces pays doivent abandonner l’une de leurs principales caractéristiques ; de pluri-institutionnels, ils doivent devenir mono-institutionnels. Alors seulement ces États pourront-ils sortir de leur dépendance internationale. Hélas, simultanément (la recette du changement social cache ce détail) la nouvelle situation aura pour conséquence qu’un grand nombre de citoyens se retrouveront en situation de dépendance individuelle.
On peut envisager la chose sous un autre angle. Pour augmenter leur PNB, les pays sous-développés dépendent des pays développés. Or, dans leur sous-développement, ils sont généralement structurés de façon à assurer de l’espace à tous, parce qu’on y a besoin du travail de tous. En sortant de la situation de sous-développement, renversement complet : la dépendance nationale de l’État se change en dépendance individuelle des citoyens. Ces pays entrent alors parmi les États composés : 1° de producteurs ; 2° de consommateurs. Selon la logique de l’ère de l’automation et de la rationalisation, beaucoup d’habitants se voient vite dénier une pleine participation aux seules activités considérées comme importantes, à savoir la production et la consommation.
Ivan Illich (1992, p. 88-101) écrit :
« En plein âge industriel, pour beaucoup de populations vivant dans une culture de subsistance, la vie se fondait encore sur la reconnaissance des limites que l’on ne peut dépasser et de l’impossibilité de sortir des frontières immuables de la nécessité. Le sol donnait toujours les mêmes produits, il fallait trois jours pour aller au marché, le fils savait déjà quel serait son avenir en observant le destin de son père [...] il fallait affronter le besoin, la nécessité [...] Dans une pure économie de subsistance, l’existence de désirs n’est pas moins certaine que la certitude de l’impossibilité de les satisfaire. »
On acceptait l’existence telle qu’elle était. On avait des désirs, qui ressemblaient plus à des espérances qu’à des exigences fondées sur des droits. L’être humain, dans la perspective d’Illich, se transformait d’homo sapiens en homo miserabilis. Vue comme ça, l’idée de développement se révélait une idée impérialiste. Elle l’est, à cause de l’arrogance des nations plus développées : nous vous aidons à devenir comme nous. Et parce que l’aide revient à encourager ou à contraindre les pays plus pauvres à passer de la structure pluri-institutionnelle à une structure mono-institutionnelle, où les idées et les valeurs d’une seule institution colonisent, étouffent celles de toutes les autres.
Vidaråsen et les autres « villages Camphill » de ce livre représentent un type d’existence qui n’a pas cédé à la pression du développement. On y a repoussé la modernisation, on y a analysé les valeurs de la société de jadis, on en a pris conscience et on s’est réorganisé sur ces bases. D’où le problème, si l’on veut raconter ce qui s’est passé depuis.
Il ne s’est pas passé grand-chose depuis qu’on a publié ce livre pour la première fois. Pourquoi aurait-il dû se passer quoi que ce soit ? L’existence dans ce village suit un rythme lent ; on naît, on vieillit, on meurt. De temps en temps arrive quelqu’un qui reste, pour un moment, ou pour toute la vie. On construit une nouvelle maison, on restaure les anciennes, mais en gros la vie continue comme avant. Exactement comme dans les villages du passé.
Alors vient une autre question, plus difficile : comment est-ce possible ? Comment expliquer une absence de développement dans un monde dominé par la foi dans le progrès ?
Je n’ai pas de réponses certaines, seulement quelques hypothèses. D’abord, les habitants eux-mêmes sont le point de référence dans les activités qui ont lieu dans les villages. Beaucoup éprouvent de la difficulté à marcher, ce qui crée déjà des limites à l’expansion des bâtiments. De même, on n’accepte pas les hiérarchies bureaucratiques, auxquelles il serait difficile de résister si les structures devenaient trop étendues. Un facteur supplémentaire : l’absence de motivations financières. Rien à gagner. Donc, puisque les relations entre personnes prennent plus d’importance et qu’on risquerait d’avoir moins de temps pour des relations plus étroites, on voit facilement dans le développement une menace à la qualité de la vie.
Pourtant, bien des habitants du village ont grandi dans la société dite « normale ». Cette société les a élevés dans l’idée du progrès-comme-but, dans l’idée d’avoir un travail, une famille, de tracer son chemin tant économiquement que socialement, voire de créer leur propre entreprise : les symboles habituels de succès. Pourquoi restent-ils dans les villages ? Pourquoi ne les transforment-ils pas en hospices modernes ?
Principalement, je crois, parce que les villages regorgent d’autres défis. Quand on vit aux côtés d’un être humain qui ne communique pas par le langage normal, réussir à comprendre ce qu’il veut communiquer par son corps, puis développer chaque jour davantage cette compréhension représente un énorme succès.
Si quelqu’un qui n’a jamais été capable d’aller à pied d’une maison à une autre réussit un beau jour à accomplir cette héroïque entreprise, bien sûr c’est une fête pour tous. Ajoutons les plaisirs sociaux caractéristiques de l’existence dans un ghetto ; il y tant d’éléments de stabilité dans un village !
Les choses auraient quand même pu aller dans la direction opposée. Les villages couraient le risque de finir écrasés par leur situation économique. Pas la pauvreté non, le contraire : j’ai déjà dit que, en substance on met l’ensemble des revenus « dans un chapeau ». Plus loin, on pourra lire précisément comment le système fonctionne. Ce que je veux dire dès maintenant, dans cette préface, c’est que ce principe garantit aux villages la possibilité de devenir des structures sociales relativement riches. Les villages reçoivent un financement de l’État norvégien inférieur à celui de n’importe quelle autre structure s’occupant de personnes avec ce type de lourdes difficultés. Même si les personnes qui y vivent n’ont pas de revenus personnels. Le village constitue leur maison et leur famille. Ils n’ont pas à s’acheter un appartement ou une automobile, ils n’ont pas d’assurance à payer. Par conséquent, beaucoup d’argent reste dans le chapeau. On le prélève pour restaurer les bâtiments, pour acheter de nouveaux chevaux, pour cultiver plus de terrains, pour construire une nouvelle salle des fêtes, pour bâtir les résidences des nouveaux arrivants. Le risque se cache précisément là : utiliser l’argent pour trop s’élargir, ou pour donner une récompense spéciale à quelqu’un de particulièrement méritant (ce qui mettrait en question les critères de l’égalitarisme à l’intérieur du village), ou pour élever le niveau de vie plus haut que celui du reste de la Norvège. Ce qui provoquerait de graves problèmes, et mettrait en péril la stabilité du système. À nouveau non par manque, mais par surabondance de l’argent.
La solution du problème a été la générosité. L’événement le plus significatif depuis la sortie de ce livre a été l’énorme expansion du mouvement des villages en Europe orientale. On en a fondé quatre autres, un en Russie, un en Estonie, un en Pologne et, récemment, un en Lituanie. Ces quatre nouveaux ont reçu un important soutien de la part des villages norvégiens, en argent, en constructions, en outils et en personnel. J’ai craint, en observant ce développement, que les villages norvégiens n’aient présumé de leurs forces. Parce que nous-mêmes nous avions besoin d’argent et de main-d’œuvre, parce qu’il semblait dangereux de tout envoyer à l’Est.
Je me trompais. J’aurais dû me souvenir de l’institution appelée potlatch, et des autres cas décrits par les ethnologues, où le surplus est détruit, cédé ou redistribué de façon que la structure de fond de la tribu ou de la communauté ne change ou ne souffre pas [4]. En aidant des villages d’Europe orientale à naître, les villages norvégiens ont su préserver leur propre identité. La pulsion entrepreneuriale a trouvé un débouché qui n’a rien dévasté. Les actifs ont été utilisés dans un but louable. Développement certes, quoique pour l’émergence de nouveaux villages, de nouveaux exemples d’une autre existence possible. Et dans ces pays existe un urgent besoin d’alternatives contrastant avec l’occidentalisation qui se répand, avec son message de merveilles produites par le développement et la concurrence économiques.
Nils Christie, Oslo, 30 décembre 2000
NOTES :
[1] En toute honnêteté, le texte italien dit « collaboratore ». Mais seule la France a utilisé ce mot pour désigner les traîtres pendant l’Occupation. Il n’a pas semblé souhaitable de mélanger Nils Christie et Pierre Laval. Le texte anglais originel parle, lui de « co-worker ». Et non pas de « colleague ». L’approximation la moins fausse a donc paru être celle de « participant ». N.D.T.
[2] On consultera à ce sujet les œuvres d’Erwin Goffmann. N.D.T.
[3] L’excellente maison d’édition italienne qui a publié la traduction italienne. N.D.T.
[4] Consulter à ce sujet Plough, Sword and Book : The Structure of Human History, Ernest Gellner, University of Chicago Press, 1988, 288 p. N.D.T.
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