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Au-delà de la solitude et des institutions
SILENCE n° 339, octobre 2006
Des personnes extraordinaires
Même si l’auteur peut être réticent pour
un discours ne dans une mouvance religieuse,
Nils Christie, dans son livre, montre que
le travail fait avec les handicapes mentaux
par le mouvement Camphill présente
une importante avancée.
Nils Christie est militant anarchiste en Norvège. II a découvert il y a une vingtaine d’années l’existence de cinq villages expérimentaux dans le nord du pays qui accueillent ce que nous nommons des "handicapés" et que dans ces villages on appelle des personnes "extra-ordinaires". Depuis, il a décidé de participer a cette aventure en s’y investissant et aujourd’hui dans un livre fort intéressant, il témoigne de ce mode de vie.
Apres quelques portraits montrant la diversité des personnes présentes, il aborde la question de l’organisation de ces villages dont certains comptent plus d’une centaine de personnes. Il rappelle la constitution des villages : "Le but des villages consiste à créer des formes sociales qui prennent autant soin de l’individu que de la communauté. Ici vivent des personnes dont les capacités et les handicaps sont différents. Toutes sortes de personnes, avec toutes sortes de caractéristiques différentes, doivent recevoir la possibilité de participer à la vie commune, les termes patients et personnels soignants ne conviennent pas". Les difficultés sont multiples lorsque I’on veut ainsi éviter de classifier les gens. Comment faire pour gérer l’argent de ceux qui en reçoivent - ceux juges par la société inaptes a vivre de leur travail - et ceux qui n’en ont pas forcément et qui peuvent aussi vivre avec eux ? Comment faire vivre ensemble ceux qui ne pourraient pas vivre ailleurs aussi librement de ceux qui peuvent s’en aller s’ils le désirent ? Qui peut conduire une voiture ? Utiliser un téléphone ? L’auteur constate avec bonheur que plus les personnes restent longtemps et plus le besoin de créer des catégories diminue... pour ne plus être tous que des villageois. Cette sortie progressive des catégories sociales est en opposition avec la vision simplificatrice usuelle de l’Etat.
Nils Christie raconte avec humour la vie quotidienne entre villageois et notamment l’empressement de certains jeunes bénévoles a vouloir aider les handicapes... ce qui provoque un certains rejets de ceux qui ont l’habitude de vivre ensemble, les jeunes bénévoles se retrouvant alors obligés d’aller prendre leur repas tout seuls... devenant les handicapés du village ! L’ancienneté de l’expérience (depuis une cinquantaine d’années) a permis de constater que pour qu’un équilibre se fasse dans une maison où vit une "famille", il faut qu’il y ait une grande hétérogeneite. S’il y a trop de comportements identiques, la maison s’appauvrit et les conflits apparaissent. Peut-être une recette a reprendre dans nos initiatives alternatives : en cas de tension, diversifions-nous !
Nils Christie relève aussi la demande de plus de solitude de la part des nouveaux arrivés. C’est que la vie en "famille" ne permet pas de se cacher et nécessite un grand niveau d’honnêteté. La aussi, on peut transposer à la société : si nous étions moins isolés, nous serions moins dans le simulacre et l’hypocrisie. La vie de famille n’empêche pas l’intimité et l’auteur avoue ne pas connaître grand chose des aventures amoureuses rarement existantes ici comme ailleurs.
De chacun selon
ses moyens, à chacun
selon ses besoins
La vie avec des personnes différentes rejoint le débat sur les technologies : l’Etat pour des raisons d’hygiène veut imposer aux villages des machines comme les lave-vaisselle. Depuis vingt ans, les villages refusent à l’exception des cafeterias ouvertes aux visiteurs. En effet, faire la vaisselle est pour certaines personnes un excellent moyen de participer à la vie collective. Parfois le seul. La question se pose pour tous les outils : les villages disposent de bras et les outils tuent le travail accessible au plus grand nombre. De même les villages cultivent leurs fruits et légumes en agriculture biologique (biodynamique même chez les anthroposophes), un respect qui s’applique aussi bien au sol qu’a ceux qui le cultivent.
Se pose la question des activités. Le ménage occupe une part importante dans la vie de tous, il est suivi d’activités en atelier et d’activités culturelles. Comment sont-ils rémunérés pour ce "travail" ? Personne ne l’est. Chacun travaille ici "selon ses moyens" pour le bien de tous. Cela ne rend pas pour autant les villages autarciques. Ils bénéficient des aides sociales versées aux structures d’accueil des personnes handicapées. Les diverses activités ne produisent qu’environ 10% de l’argent nécessaire aux villages. Tout l’argent est géré en commun. Les bénévoles qui viennent sur place sont loges, nourris et disposent d’argent pour leurs loisirs (environ 100 € par mois). Même si l’argent est a la disposition de tous, l’auteur observe une certaine austérité et une sous-consommation qui fait que l’argent reste en partie sur un compte commun. II n’y a aucun lien entre cet argent et le travail que l’on fait. Chacun peut demander à en bénéficier s’il a un projet "selon ses besoins". L’argent excédentaire a toujours été utilisé jusqu’à maintenant pour aider à la création de nouveaux villages et pour accueillir plus de monde. Ce mode de vie collectif est particulièrement peu onéreux et place le village en position de force face aux institutions. Dans le village où il a habité longtemps, l’auteur note que l’Etat verse 30 salaires qui en fait permettent d’accueillir 45 personnes "ordinaires".
Dans un chapitre complet, Nils Christie s’attache a décrypter les rythmes de vie, au niveau de la journée, de la semaine, de l’année. II décrit les célébrations que proposent les anthroposophes qui englobent des activités "laïques" plutôt culturelles et d’autres franchement "religieuses" avec notamment des lectures de la bible. S’il a un regard critique sur cette question religieuse, il note que cela permet d’aborder bien des questions sous une forme différente que les traditionnelles réunions de travail. Il montre aussi comment ce rythme est perturbé par la société qui entoure les villages avec notamment le désir des "ordinaires" d’avoir des week-end de deux jours et des soirées libres, ce que ne souhaitaient pas les "extra-ordinaires", ceux-ci souhaitant un rythme plus étalé dans la semaine pour disposer de plus de temps pour discuter entre villageois.
Une certaine forme de communisme
Nils Christie pense que l’on retrouve dans les idées originales de Steiner, le fondateur de l’anthroposophie, la vision d’un communisme actif dans le bon sens du communisme initial : le développement d’une vie commune, avec des décisions collectives. Cela se traduit par la mise en place d’une vie communautaire marquée historiquement par tout le mouvement chrétien. Il s’étonne par contre de la croyance en la réincarnation, mais trouve l’idée bien pratique pour faire passer l’idée que nos différences physiques n’ont pas beaucoup d’importance, seul compte notre "’âme". Dans un milieu où les analphabètes sont nombreux, l’auteur souligne l’importance des démarches intellectuelles : réunions, séminaires, voyages, échanges avec d’autres villages...
Mais alors qui décide de tout cela ? L’ensemble des villages est géré par une fondation ayant à sa tête un conseil de direction où l’on retrouve des représentants des villages, des parents, mais également des personnes extérieures. Dans les faits, ce conseil essaie de prendre le minimum de décisions, laissant le soin à chaque village de régler ses problèmes. Ce conseil de direction sert surtout d’interlocuteur pour les institutions. C’est plus au niveau des villages que se prennent réellement les décisions, lesquelles sont discutées préalablement dans des groupes concernés par la question débattue avant de venir devant une assemblée villageoise où tout le monde est présent et peut intervenir. L’auteur note que cette forme d’autogestion est quand même structurée dans la mesure où l’expérience des plus anciens a son importance. Il note également des formes de pouvoirs plus futiles : solidarité au sein d’une même maison, différence d’appréciation des plus anciens selon qu’ils sont encore actifs ou demandeurs de soins ; influence importante des femmes. Du fait du partage des taches et de l’absence de hiérarchie dans l’organisation, l’auteur constate que ces pouvoirs réels sont toutefois beaucoup moins différenciés que dans la société classique. En l’absence de déplacements verticaux (personne ne monte en grade), on observe par contre de nombreux déplacements horizontaux entre les maisons, entre les villages et même internationalement. C’est un moyen de résoudre des conflits. Les cadeaux de la Saint-Nicolas, sont aussi un moyen de faire passer des messages.
L’auteur conclut son livre par un rappel des tentatives de désinstitutionalisation et pose la question de savoir si le mouvement Camphill y est parvenu : les villages échappent-ils a la ghettoisation des handicapés ? Ce livre passionnant peut en tout cas y contribuer.
MB
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