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Friedrich Liebling, psychologue libertaire
Chapitre 1 : Introduction

Avec ce petit livre, j’aimerais présenter un aperçu personnel de l’approche et du travail de Friedrich Liebling. J‘avais à peine 18 ans quand je l’ai connu à Zürich en 1961 ; j’ai fait sa connaissance tout à fait par hasard. Mon petit ami de l’époque, qui venait d’entamer une orientation professionnelle auprès de Friedrich Liebling, me l’a présenté. J’étais venue tout récemment de mon Sydslesvig natal pour passer une année en Suisse afin d’apprendre le français et par la suite pour commencer des études de journalisme.

J’avais connu mon petit ami, Werner Kieser dans un café de musique de jazz. Lors des nombreuses discussions que nous échangions, il m’a parlé de la psychologie de Friedrich Liebling et, par la suite, il m’a fait découvrir le psychologue, lui-même.
J’étais une adolescente révoltée, politisée, méfiante, blessée comme un petit oiseau avec des ailes coupées par mon enfance et surtout par l’attitude colérique de mon père. Liebling a essayé de m’apprivoiser en vain pendant plusieurs années. Il nous mettait, moi et mon petit ami, en contact avec d’autres étudiants de son École de Zürich plus avancés dans le travail psychologique.
Comme la plupart des individus arrivaient souvent par hasard dans la pratique psychothérapeutique de Friedrich Liebling, il fallait d’abord soigner les blessures psychiques de l’enfance avant de songer à commencer un travail de réflexion et de formation. Friedrich Liebling acceptait chaque personne et l’accueillait dans son École, quel que soit l’état psychique dans lequel elle se trouvait. Il commençait à la soigner en lui montrant, au travers de la relation psychothérapeutique, qu’il est possible d’avoir confiance en l’autre. Avec le temps, l’individu prend confiance en lui-même et en l’autre et peut commencer à réfléchir, à étudier et à se former. Ainsi, il est capable de commencer à faire confiance à autrui dans un contexte plus large et à expérimenter par lui-même, dans sa vie quotidienne, le principe de la confiance.
Par la suite, j’ai eu l’occasion de suivre le travail de Liebling et de son école pendant vingt ans.
L’expression École de Zürich est un terme très simple désignant une expérimentation de vie et de travail communautaires à grande échelle dans les années 60 et 70 en Suisse. L’école de Zürich devint la plus grande école de vie libertaire en Europe ou même - à ma connaissance - au monde durant le vingtième siècle. Pendant une trentaine d’années, deux mille personnes de tout horizon social étudient, travaillent et s’entraident afin de s’approprier une nouvelle conception de l’être humain qui permet, enfin, la vie communautaire et égalitaire. À sa mort en 1982 à presque 90 ans, Friedrich Liebling laissait derrière lui la plus grande école de psychologie et de vie communautaire jamais connue.

L’expérimentation de vie libertaire - échec ou succès ?

Certaines personnes pensent que l’expérimentation de l’École de Zürich devrait être considérée comme un échec. Je pense qu’ils ne se rendent pas compte de la difficulté de la tâche. Permettre à chaque personne voulant s’associer à elle, de vivre et d’évoluer en totale liberté sans chef, sans hiérarchie et sans violence, c’est cela que Friedrich Liebling voulait atteindre par et dans l’École de Zürich. Ce laboratoire de vie libertaire qui se base sur la conception scientifique de la nature de l’être humain a connu un tel succès que l’École a eu de la peine à absorber le grand nombre d’intéressés qui se massaient au portillon.
Le début est lent et laborieux. Liebling doit attendre 1951 afin de recevoir la permission de quitter la petite ville de Schaffhouse où il s’est réfugié juste avant la fermeture des frontières en 1938. Il travaille discrètement mais avec un succès indéniable dans son cabinet de psychothérapeute à la Stationsstrasse 33 à Zürich. Dès le début, il favorise le travail en groupe selon le modèle systémique de son maître, Alfred Adler à Vienne. Les années soixante sont l’époque idéale pour la propagation des idées anti-autoritaires, libertaires et pour le développement de la psychologie. Vers la fin des années 70, la grandeur de l’École ne suscite pas seulement la jalousie des autres psychiatres et psychothérapeutes mais provoque aussi et surtout celle des partis politiques de gauche qui, voyant la jeunesse d’esprit critique bouder les partis et se presser au portail de l’École de Zürich, commencent alors une vilaine campagne de diffamation.
Néanmoins, il y eut trente ans de travail, d’étude et d’expérimentation et trente ans de vie d’une grande communauté de chercheurs, d’enfants, d’adolescents et d’adultes venus de tout horizon, qui vécurent sans jamais abandonner le principe de la non-violence, sans rétablir de structures hiérarchiques, sans nommer de chefs et de sous-chefs, qui vécurent dans un climat où la parole de l’enfant et de la mère compte autant que celle du professeur d’université, où le psychiatre et le psychologue se considèrent comme étant des étudiants autant que cet enfant et cette mère, cette expérimentation a perduré pendant une génération et demie, et je considère cela comme un énorme succès qui prouve qu’il est possible que l’être humain vive avec son prochain sans hiérarchie et sans violence.
Même si c’est Friedrich Liebling qui incarne l’esprit libertaire et non-violent au sein de l’École de Zürich par son modèle, il n’est ni chef ni gourou, mais plutôt grand frère, père et grand-père pour les participants. Il est surtout grand psychothérapeute aimant véritablement l’être humain. Sa personnalité humaniste, sa connaissance de la nature de l’homme, son attitude thérapeutique, son amour et sa compréhension pour chaque être humain donnent le modèle à suivre aux participants et les incitent à faire comme lui, vivre les relations humaines de façon non-violente !

Une fin désastreuse et un autre départ
À sa mort, en février 1982, Friedrich Liebling laisse une École florissante mais déjà atteinte par la peste de la diffamation. Il s’avère qu’une génération et demie ne suffit pas pour forger des personnalités libres et courageuses, capables de résister à la calomnie. Le testament de Friedrich Liebling à ses étudiants vers la fin de sa vie, « Restez ensemble et vous allez changer le monde ! », n’est pas suivi. Quelques années après la mort de Liebling une faction s’empare de l’École et détruit l’organisation libertaire (sur la base de l’association libre entre les participants) et cela depuis l’intérieur de l’École. Sans cette implosion de l’organisation libertaire, les attaques de l’extérieur n’auraient pas atteint leur but.
Mais malheureusement, la diffamation atteint sa cible et prend une envergure étonnante. Pendant des années, les élèves et mêmes les anciens patients de Friedrich Liebling sont traqués, ils perdent leur poste de travail, leur environnement social et sont traités comme des hors-la-loi. Le participant qui s’est trouvé par hasard dans une séance de groupe est aussi traqué comme les collaborateurs et élèves. Les médias s’acharnent sur ce « scoop » et y reviennent pendant des années. Même la presse libertaire [1] en Suisse Romande ne résiste pas et publie un article piteux en prenant ses sources dans les papotages dix fois répétés des confrères et consœurs bourgeois.
Je me souviens d’avoir parlé à la journaliste responsable en lui demandant de citer ses sources et preuves avant de dénigrer Liebling et son École en le faisant passer, lui pour un gourou et son école pour une secte. Mais la jeune femme avait son idée bien ancrée dans sa tête et mes propos ne l’impressionnèrent aucunement. C’est une époque où chaque mouvement politiquement incorrect est désigné comme secte. Ce mode de faire s’estompe seulement au début de l’an 2000.
Un petit nombre de personnes résiste à cet assaut, vit et travaille calmement selon la démarche de l’École et persiste dans le développement de la personnalité libre et courageuse qui supporte de vivre d’égal à égal, sans chef et sans hiérarchie. L’idée de Friedrich Liebling va survivre et - peut-être - apporter aux générations futures la possibilité d’enseigner la psychologie et surtout la psychologie libertaire. En effet, c’est elle seule qui, à notre avis, apportera la base sur laquelle pourra naître la personnalité libertaire.
« Il faut savoir que l’être humain organise sa vie selon ses sentiments. Toutes ses attitudes et sa façon de penser sont fonction de ses sentiments. Dans ses actes, sa manière d’être, son opinion de son congénère, c’est l’émotionnel qui est au premier plan. L’émotionnel détermine le train de sa pensée, sa prise de position, sa logique et sa manière de saisir les informations [2]. »
Dans un petit recueil de textes à l’occasion de la commémoration du vingtième anniversaire de la mort de Friedrich Liebling, je raconte mes propres expériences en tant que « sectaire » traquée par la presse [3]. Jusqu’en 2002, mon appartenance à l’École de Liebling est utilisée pour m’empêcher de travailler librement en tant que psychothérapeute en Suisse Romande.


NOTES :

[1« Dossier Sectes », L’Affranchi, périodique des AmiEs de l’Association Internationale des Travailleurs, n° 13, automne 1996, p. 19.

[2Une discussion entre Friedrich Liebling et ses étudiants, 1966, dans le cadre de l’École de Zürich, publiée en « Das Gefühl leitet das Verhalten des Menschen » in Menschenkenntnis, 1/89, 3. Jahrgang, Januar 1989, Heft 1, Zürich, ISSN 1013-798X.

[3Gerda Fellay, « L’École de Zurich après la mort de Friedrich Liebling ; son approche et sa démarche de la psychologie des profondeurs » in Hommage à Friedrich Liebling, Éditions Entraide, Lausanne, 2002.