Julien, l’autre Le Pen, lutteur syndicaliste et libertaire
Le méconnu Julien Le Pen est représentatif d’un courant aujourd’hui éclipsé par l’historiographie.
Il y a au départ de ce livre une provocation en raison de l’homonymie, qu’il n’est pas nécessaire de la développer. Ce travail de recherche commencé par un article s’est transformé en un fort volume d’histoire par les textes. À travers le personnage, ses textes et ses déclarations de congrès, l’objectif a été de reconstituer l’histoire d’un courant disparu du monde ouvrier. Courant paradoxal, celui des libertaires révolutionnaires chez les réformistes et réformistes libertaires chez les révolutionnaires.
Cet ouvrage est une forme de biographie documentaire, encore lacunaire, plusieurs éléments de la vie de Julien Le Pen n’ont pas été retrouvés –y compris sur un plan physique son visage demeure inconnu. Il est pourtant représentatif d’un courant aujourd’hui éclipsé par l’historiographie, la place des libertaires dans les grandes organisations syndicales et aussi de la vie ouvrière de la Belle époque jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale.
Le Pen et le syndicalisme
Julien Le Pen est né en 1878. Il est issu d’une famille bretonne d’extraction modeste, les parents sont devenus cheminots. Un monde à la lisière entre monde rural et société industrielle. Le Pen arrive à Paris au tournant du siècle. Il travaille dans une profession à statut, garantie par sa haute qualification, même si les salaires dans les métiers du bâtiment demeurent faibles. Il se politise dans les milieux syndicalistes révolutionnaires dont les militants sont très présents dans le bâtiment. La « bâtisse » appartient alors aux professions combatives. C’est à la faveur de la guerre qu’il prend une place importante dans ce mouvement syndical.
En 1914, le ralliement à l’Union sacrée d’une grande partie de la CGT entraîne chez les syndicalistes un rejet de la direction confédérale. La minorité syndicale tente de s’organiser sans pouvoir peser sur le cours des événements. À partir de 1916, ils arrivent à intervenir dans les conflits sociaux, mais c’est surtout après la guerre que la minorité s’organise dans la CGT. Un regroupement hétérogène où cohabitent toutes les interprétations du syndicalisme –révolutionnaire, communiste, anarchiste. Ils cherchent à évincer la majorité confédérale au profit de la minorité.
En dépit de progrès, la volonté d’en découdre et quelques manœuvres d’appareil poussent la minorité vers la sortie. Les minoritaires scissionnent et fondent la Confédération générale du travail unitaire (CGTU). Cette centrale représente un alliage des contraires. Le Pen rejoint la nouvelle centrale à contrecœur, préférant l’unité corporative, mais la bataille idéologique entre les courants est telle qu’il se rallie aux unitaires.
Il devient secrétaire de la Fédération du bâtiment avec un mandat unique, non renouvelable et impératif. Il s’agit d’éviter la bureaucratie et le « fonctionnarisme » syndical.
Affrontements et point de non-retour
Expliquer Le Pen et le syndicalisme, c’est aussi montrer la violence sociale qui a traversé la société française, comme il l’évoque dans un article à propos du 1er mai 1919 où Paris oscillait entre émeutes et insurrection. C’est se souvenir que les grèves étaient réprimées souvent violemment et qu’elles pouvaient dégénérer en affrontements sanglants.
Trois ans après le 1er mai 1919, lors de la grève générale du Havre, Le Pen vient comme délégué à la propagande de la centrale unitaire. Il participe à une manifestation interdite par un autre préfet Lallemand (Charles), durant laquelle quatre ouvriers ont été tués. Il est arrêté pour un jet de pierre supposé sur la base du témoignage d’un policier. Il est emprisonné puis libéré trois mois après pour vice de procédure. L’arrestation est alors vécue comme normale par les militants, qui perçoivent la répression comme une conséquence d’un affrontement de classes.
Le syndicalisme est marqué par les affrontements de tendances dans la CGTU. Les libertaires tentent d’organiser la nouvelle centrale, ils n’ont pas perçu qu’ils étaient face à une véritable machine de guerre incarnée par les communistes, adossée à leur parti et leurs Internationales –communiste et syndicale rouge, fondée respectivement en 1919 et 1921– et à la force d’attraction que représente les événements de Russie et surtout à leur discours implacable, qui n’est pas avec nous est contre nous.
Minoritaire, il le reste, vitupérant régulièrement contre les choix de la majorité.
En novembre 1923, la défaite définitive des libertaires dans la CGTU entraîne des tensions croissantes avec les communistes jusqu’au 11 janvier 1924. Un point de non-retour est atteint. Ce jour-là, le PCF organise une réunion électorale dans une salle syndicale au 33, rue de la Grange-aux-Belles. Impensable alors dans le mouvement syndical au nom de l’indépendance du syndicalisme et du refus de mélanger élections et revendications sociales. Les syndicalistes libertaires ne l’entendent pas de cette oreille. Il se produit alors ce qui ne s’était jamais vu dans le monde ouvrier en France. Les communistes font feu sur les perturbateurs, deux libertaires tombent et un troisième est grièvement blessé.
Rapidement, les non communistes quittent la centrale qu’ils ont contribué à fonder estimant que comme en URSS, les bolcheviques français sont des assassins. Le Pen rappellera bien plus tard qui était le principal tueur, mais après que l’enquête policière a été close. On ne dénonce pas.
Culture libertaire
Présenter les textes de Le Pen, c’est alors voir les débats de cette minorité tiraillée entre le besoin d’efficacité et l’envie de retrouver l’âge d’or du mouvement syndical, celui du syndicalisme des années 1906 et de la charte d’Amiens.
C’est, en même temps, voir une partie prendre conscience de son déclin. Pour Le Pen, le syndicalisme ne peut tirer sa force que de son nombre et il choisit malgré le tour qu’il considère comme éloigné du projet d’origine de rentrer dans la centrale. Minoritaire, il le reste, vitupérant régulièrement contre les choix de la majorité.
Ses combats portent sur la rationalisation du travail qu’il dénonce comme destructrice de la qualification professionnelle.
Dans les congrès, il est écouté. Il incarne une forme de syndicalisme authentique et rappelant la majorité aux origines du syndicalisme. Ses combats portent sur la rationalisation du travail qu’il dénonce comme destructrice de la qualification professionnelle. Il rejette l’entrée par effraction des policiers municipaux dans la centrale, expliquant que ces mêmes policiers sont appelés par leur fonction à agir contre des grévistes ou des manifestants.
C’est aussi les fondements de la culture libertaire qui affleurent. L’anticommunisme devient constituant de cette identité. Il vient s’adjoindre aux autres refus de toutes les formes d’autorité comme la détestation du sabre –la grande muette– et du goupillon –les ratichons. Les hiérarchies et les profiteurs reçoivent des sarcasmes analogues. Mais la culture syndicale c’est aussi exalter le travail, négocier avec les représentants du patronat pour obtenir une amélioration des salaires et des conditions de travail. Enfin, c’est défendre dans les années 1930 les premières versions des lois sur la protection sociale.
Très tôt, dès 1933, il considère que le fascisme représente le principal danger. Sa position en dépit de l’hostilité intacte face au communisme, l’alliance devient une obligation et une contrainte. 1936 est la fête de l’unité. Mais de nouveaux conflits éclatent autour de deux visions du syndicalisme. La ruée syndicale de l’été 1936 déstabilise définitivement la vieille minorité. Le Pen, comme beaucoup d’autres, participe à la création de Syndicats hebdomadaires du monde du travail et point de rassemblement des opposants à la « colonisation communiste de la CGT », selon l’expression consacrée.
Les membres de Syndicats ont, en raison du passé de plusieurs responsables, souvent été accusés après la guerre d’avoir collaboré, l’itinéraire de Le Pen et de son vieux complice, Albert Guigui-Theral – libertaire qui comme lui, il rejoint la CGT en 1924 et anime les métaux – comme de la majeure partie des signataires du manifeste des douze, montre qu’il n’en est rien. Le Pen meurt au travail en 1944.
Sa vie illustre la particularité et la force des individualités, espérons que ce recueil puisse permettre de restituer une histoire méconnue et à contre-courant de l’histoire du syndicalisme.
Sylvain Boulouque
http://www.slate.fr/story/198898/julien-le-pen-biographie-livre-syndicaliste-libertaire