Atelier de création libertaire Les éditions Atelier de création libertaire          1979-2024 : 45 ans de culture libertaire
Accueil | Le catalogue | Les auteurs | Les thèmes  | Les colloques | On en parle | I.R.L. | Les téléchargements | Nous contacter



Tous nos titres



Pour en savoir plus

 



L’Infini saturé
Le Monde libertaire n° 1518, du 9 au 15 octobre 2008

Sous le foie gras, la trique

L’atelier de création libertaire vient de publier l’un des meilleurs livres de toute son existence ; si l’on oublie les subjonctifs erratiques et les accents circonflexes indus, « L’infini saturé, espaces publics, pouvoirs, artistes » de Michel Guet est une lecture utile, forte, voire indispensable. Le livre ne parle pas que de toiles et d’expositions, ou plutôt il montre à quel point l’art a eu partie liée avec le pouvoir, et à quel point la présente et intolérable dictature de l’image en découle.
Première idée essentielle : le pouvoir économise ses forces, jamais illimitées, en se montrant. Le signe du pouvoir permet de faire l’économie du pouvoir réel. Concrètement ; les panneaux de sens interdit permettent de réserver les gendarmes à la répression des manifestations.
Premier corollaire essentiel : le pouvoir s’occupe donc toujours, partout, tout le temps de contrôler l’image, pour la mettre à son service, puisqu’elle lui économise ses forces.
Corollaire du corollaire : « Tout ce qui augmente le pouvoir de l’image augmente le pou¬voir tout court ». Arrêtons-nous là. Réfléchissons à cette phrase extraordinaire, qui résume et Boorstin, et MacLuhan, et Virilio, bonne part de Bourdieu, Barthes, Debord et tant d’autres.
Corollaire du... du... : « Les meilleurs d’entre (les artistes) furent de tout temps proches du pouvoir, flattés par lui, privilégiés et largement payés pour leurs compétences ; mais aussi tenus à distance raisonnable, sous haute surveillance, on comprend aisément pourquoi ; ils avaient à produire les accessoires du pouvoir mais n’avaient pas à s’en servir. » « Par tradition il faut entendre ici les conditions qui font que d’une génération à l’autre, le saut ne doit être si grand dans la manière de représenter, qu’il ne soit plus possible aux fils de reconnaître le pouvoir auquel ont obéi leurs pères. Sans quoi se perd le pouvoir. Si l’écart est trop grand, le pouvoir se sent dépossédé du pouvoir, il ignore ou sanctionne alors l’artisan qui s’est écarté de l’entendement suffisant et nécessaire ; ce qu’il fait n’est pas recevable par le commun, n’est point compris et ne vaut donc pour le pouvoir. » De fait, note Guet, combien de peintres, avant Courbet, ont montré la plus petite velléité de rébellion ? David, valet de Napoléon, Vélasquez chevalier d’Alcantara, Le Brun graisseur de la machine à soleil, Michel Ange décorateur des papes, Léonard mercenaire à condottieri ?
Deuxième idée essentielle : on peut diviser l’espace humain, l’espace social, en espace public et espace privé. Le livre imprimé fut une manière extrêmement puissante, de même que la peinture de chevalet et la gravure, de faire entrer l’espace public dans l’espace privé. (Définition de l’artiste selon Michel Guet : « Celui qui fait le pouvoir ostentatoire dans l’espace public. »)
Deuxième corollaire essentiel : le pouvoir a toujours tenté d’arraisonner le livre. L’histoire de la résistance du livre est à peu près l’histoire de la résistance au pouvoir, tout court.
Troisième idée essentielle : l’invention de l’assassin du livre, l’écran (c’est-à-dire la vieille amie du pouvoir, l’image, mise en mouvement, rendue aveuglante par sa vitesse même) a redonné du poil de la bête ’au pouvoir. L’écran est à présent dans les mains des deux pouvoirs médiatique et économique (je différerais de Guet en rappelant que le pouvoir médiatique n’est en rien autonome à l’égard du pouvoir économique, dont il est le chien de garde et l’aboyeur, comme le fut par exemple l’Église au XIXe siècle) et il opprime par une stratégie des plus simples et des plus efficaces. Le gavage.
Mettons qu’une idée féconde, une idée subversive, opératoire soit un diamant. Comment cacher un diamant ? Le mettre dans un coffre-fort ? Non, une bonne vieille barricade et la banque tombera aux mains du peuple, qui sait se servir d’un chalumeau.
Bien mieux ; versez quinze millions de brillants en strass dans une benne. Mettez le diamant dedans. Touillez. Et ouvrez la benne au strass : chacun est libre ! Plus de restrictions d’accès, nègres, bicots, youpins, pauvres, femmes, tout le monde peut fouiller dans la benne. Ça brille pour tous !
Le gavage intensif d’images a deux fonctions : un, nous dresser au respect de l’image... donc au respect tout court. Deux, saturer notre esprit critique. Forcer notre cerveau à faire le tri dans les sept ou huit mille messages publicitaires par jour que subit un citadin est une bonne méthode pour que l’autocollant anarchiste sur un tuyau de gouttière passe inaperçu. Selon Michel Guet, l’espace public est à présent une « bouteille molle dont le volume n’augmente que de ce qui, par le goulot, est introduit à l’intérieur ».
Et là, ô surprise, les milliers de producteurs d’images, les vidéastes, infographistes, publicitaires et autres relationneurs publics reprennent la fonction des Velazquez et des Titien. Le génie en moins, l’abondance, l’omniprésence, le martèlement en plus. PaulVirilio avait raison de réclamer que l’on protège la « liberté de perception ». Guet, lui, a raison de parler de « violation de domicile ».

Nestor Potkine
qui ne se sent pas une âme de foie gras.