L’imagination dérobée
Présentation : au-delà de Mai 68
Présentation
Au-delà de Mai 68
« Le déluge arriva. Après que le déluge fut arrivé, la royauté descendit du ciel [1]. » Ce texte, retrouvé sur une tablette, est l’un des plus anciens de l’humanité. Il a été rédigé à l’époque de la civilisation sumérienne, au dix-huitième siècle avant notre ère, au moment de la naissance des cités-États. Il soutient que le roi est descendu du ciel, autrement dit que son autorité a un caractère céleste.
Il est peu probable que l’auteur de ces lignes ait été le témoin de l’atterrissage d’un extraterrestre. Il faut donc conclure qu’il s’agit d’une légende, inventée pour impressionner le peuple.
C’est ainsi que depuis la plus haute antiquité la mythomanie est l’instrument des puissants. Et lorsque les autorités manquent d’inspiration, comme dans la France de mai 1968, il apparaît un slogan : « L’imagination au pouvoir ».
Bien sûr, les insurgés du moment en appelaient au désir du peuple, tandis que faisait recette un titre de la même époque, La Société du spectacle de Guy Debord, fine analyse de l’imaginaire collectif. Depuis, les articles de Roland Barthes, les travaux de Cornélius Castoriadis, de Pierre Bourdieu et de quelques autres observateurs ont décrit le jeu de ces fantasmes que les marchandises et les institutions suscitent.
Les autorités établies façonnent l’imaginaire social. Les États-Unis d’Amérique comptent sans doute moins de journalistes que d’attachés de relations publiques, quoique l’observateur étranger ne voit guère de différence entre les deux. La captation des médias, la multiplication des cabinets d’études et des think tanks (groupes de spécialistes) témoignent du gigantesque appareil destiné à manipuler l’inconscient collectif. Un monde fou se penche sur cette immense machine à fabriquer l’univers fantasmagorique des sociétés.
Notre monde est trop désenchanté pour croire aux pouvoirs qui descendent du ciel. Il leur faut donc plutôt invoquer l’enfer : l’anarchie, le terrorisme, la concurrence aussi servent à justifier le système qui les a fait rois.
L’investissement par le pouvoir des représentations courantes est un phénomène peu remarqué des mentalités collectives. Des paravents fictifs flanquent tous les pans de la vie. Les élites établies ont colonisé depuis des temps immémoriaux les manières de penser et de vivre l’espace, le temps, le pouvoir et le changement social.
Il a ainsi fallu des générations pour contraindre les populations à discipliner le temps. Les manufactures ont d’abord été entourées de clôtures pour éviter les sorties durant les heures de travail. Les rythmes journaliers, fixés par le soleil, ont été réglés par la cloche. On a ensuite installé des horloges, puis des pointeuses. Le taylorisme a mesuré le temps de travail, l’a réduit à des gestes répétitifs, et le système est maintenant appliqué à la fonction publique. Toutes ces modifications ont pris des générations et, avant d’être acceptées, elles ont suscité des grèves et des révoltes.
En revanche, les sociétés industrielles avancées ont échoué à imposer aux Africains leur conception castratrice d’un temps supposé productif - « le temps, c’est de l’argent » - qui fait de chaque heure un carcan et oriente le déroulement de la vie tout au long d’ornières tracées d’avance.
Pour mieux saisir cet impact du pouvoir hiérarchique, il faut cesser de croire que l’imagination est un phénomène homogène. Elle a toujours une dimension sociale, mais deux origines distinctes, qui déterminent deux formes de sensibilité différentes : l’une provient de l’expérience immédiate, intime, l’autre est modelée sur le discours de l’autorité légitime. L’enfant qui accompagne son père dans un massif forestier et celui qui entend l’histoire du Petit Poucet ne peuvent avoir la même imagination de la forêt. Le second, qui découvre cet univers à travers un conte, ne peut en avoir qu’une notion abstraite : il peut même ignorer que cette forêt a des lapins et des arbres, et en tout cas il ne saurait pas reconnaître leurs essences.
De même, la peur imaginaire du noir relève de l’expérience intimement vécue, tandis que celle des fées ou des immigrés provient de l’endoctrinement. On verra aussi plus loin comment l’imagination collective des citadins, née de leur vie dans une ville particulière, est aujourd’hui brouillée par les vapeurs de la publicité locale.
Le brouillard de fiction qui entoure le vécu émane du bourrage de crâne. À commencer aujourd’hui par « l’image du père » sur laquelle la psychanalyse a tant glosé, alors qu’il est des sociétés où le concept de paternité n’existe pas. De même, le savoir économique ne s’intéresse qu’aux cinq dernières minutes de l’histoire de l’humanité et laisse le reste aux anthropologues. Comment s’étonner alors que les contestataires de tout bord et la mouvance altermondialiste reprennent trop souvent, sans même s’en apercevoir, les fables du pouvoir ?
Il est clair que l’orchestration de l’opinion publique s’efforce de gommer la différence entre les deux formes de l’imagination et que les recherches sur le virtuel visent à produire un effet de réel en l’absence de ce réel.
Ce livre aborde quelques-uns de ces aspects. Il vise à susciter des interrogations et à proposer au lecteur des instruments qui lui permettront d’élaborer ses propres réponses. La première partie est une visite guidée de quelques territoires oniriques du pouvoir : la ville, le temps, la démocratie. Une seconde partie examine des outils qui servent à manipuler l’imagination collective dans un sens ou dans l’autre : la transcendance, le mythe et l’utopie. Enfin, la troisième partie reprend des fondations de la société - le droit et l’économie - et suggère une piste négligée du changement radical.
Ce livre inspire inévitablement deux lectures contradictoires. L’influence des idées dominantes est telle qu’une première réaction peut n’y voir que l’aspect négatif. Mais plutôt que de tuer le porteur de mauvaises nouvelles, comme on le faisait paraît-il dans l’antiquité, mieux vaut repérer les dangers. Aussi faut-il voir ici un aspect purgatif et entreprendre la vidange des pensées admises. Quitter un monde emprisonné dans ses fictions. S’enfoncer dans les couches multiples de son vécu personnel et collectif. Accepter cette imagination fragile qui accompagne l’instant quotidien. Construire ensemble un monde irréel, comme l’est toute fiction, mais libéré des emprises hégémoniques et de la férule des puissants.
L’imagination est la pierre philosophale de la vie individuelle et sociale car elle y met la couleur et aide à en choisir le sens. Tout changement réel se fait d’abord par elle. Mais elle est colonisée par les pouvoirs depuis des millénaires. Il faut ne pas tenir compte de nos points d’appui, sur lesquels se fondent beaucoup de nos certitudes. Se réapproprier collectivement cette folle du logis.
Notre moi, sans doute, est aussi imaginaire. Mais si nous ne sommes que rêve, nous n’avons pas à être celui d’un Autre. Loin d’accepter les chimères du pouvoir, vivons nos peurs et nos enchantements.
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Ce livre est dédié à la mémoire de deux amis très chers, l’un et l’autre prématurément disparus, Richard Bonfils et Philippe Garnier. Je leur ai connu les raffinements extrêmes de l’imagination et du cœur.
Je souhaite aussi rendre hommage à André et Juliette Marc, pour leur affection empreinte d’une subtile délicatesse, et remercier ceux qui sont toute ma vie, Françoise, Carole, et Julien. Ce livre a aussi été ponctué par les heures fastes que m’ont offert John et Camille, Mathias et Ursula, Jean-Jacques et Marie-Jeanne, Didier et Marielle, Roland et Françoise, et leurs enfants respectifs ; par les judicieux conseils de Danièle et Xavier, Lisiane et Jean-Jacques. Ce livre doit beaucoup (y compris le titre) à Cathy et Guy ; et naturellement à toute l’équipe de l’ACL, pour leur amitié, leur patience et leur soutien. Enfin, deux chapitres ont paru dans la revue Réfractions, ce qui pour moi est l’occasion de dire à l’équipe de rédaction mon admiration pour la sérénité à toute épreuve avec laquelle elle accepte mes étourderies. Enfin et surtout, mes conversations stimulantes avec René Schérer m’ont frayé le chemin vers cette interprétation de l’imaginaire, quoique je sois seul responsable des erreurs que d’autres y trouveront sans doute.
Ronald Creagh
NOTES :
[1] Tablette W.B. 62 (du XIIe siècle av. J.-C.).
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