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L’imagination dérobée
LE MONDE LIBERTAIRE n° 1351 - du 18 au 24 mars 2004
- Le Monde libertaire n° 1351
Le pouvoir est jaloux. Jaloux de notre liberté. Il n’a de cesse de nous la voler, et il a depuis longtemps compris qu’il suffit de saisir les rêves pour saisir les hommes. Ronald Creagh, qui est vieux, savant et drôle, se livre à la tâche salutaire d’éclairer quelques-unes des combinaisons par lesquelles, en donnant des coups de pouce au rêve, le pouvoir donne des coups de bottes à la vie. Le livre s’appelle l’Imagination dérobée et consiste en un recueil de textes dont un bon nombre parus dans Réfractions. Il regorge de formules brillantes que Creagh lance au coin des pages, sans crier gare. Les cadres ? « Des athlètes de la soumission bureaucratique. » Les économistes ? « En bornant leur horizon au capitalisme, pour le défendre ou le critiquer, ils font de leur discipline une sorte d’ethnographie de boutiquiers. » « Le discours économique est un dialecte qui se prend pour une langue universelle. »
Nos amis très chers les marxistes ? « Les marxistes et les capitalistes, qui tiennent la pensée anarchiste pour une illusion, prennent tout de même la précaution de l’exterminer dans le sang, Les révoltés de Kronstadt, les makhnovistes, les anarchistes espagnols et bien d’autres, morts pour avoir trop défendu les libertés, témoignent que leurs adversaires les plus acharnés sont loin d’être certains de la non-viabilité de leurs perspectives. » La publicité ? « Assurément, la mendicité est interdite au riche comme au pauvre, mais le premier échappe à la sanction car il appelle son quémandage "publicité". »
La parenté secrète entre la démocratie et les locomotives à vapeur ? « Le slogan le plus répandu peut être explicité ainsi : Les sociétés démocratiques ont des défauts comme tout ce qui est humain, mais elles sont. le meilleur des régimes quand on les compare à tous ceux qui existent. Cette réponse se donne comme évidente. Elle fait tout de même appel à deux pré-supposés : 1. La démocratie est le meilleur des régimes qui existent. 2. On peut sans doute l’améliorer, mais on ne peut pas inventer un meilleur système. Avec de tels principes, on n’aurait jamais inventé l’avion. Car on aurait pu dire : 1. Le train est le meilleur des moyens de locomotion qui existent. 2. On peut sans doute l’améliorer mais on ne peut pas inventer un meilleur système. » Les avanies d’une ville en proie à l’appétit des « pisse-béton » ? « On se cherche une noblesse dans les noms grecs ou pseudo-grecs : place du Nombre-d’or, Agropolis, Antigone, Odysseum ; mais les finances de la ville vont de Charybde en Scylla. » « Une frange infâme, privée de toute architecture digne de ce nom et de tout urbanisme, qu’on appelle zone commerciale, où le mot zone est sans doute aussi éloquent que celui de commercial. » L’administration ? « L’administration est compliquée, mais sa vision est simpliste. » Le vrai métier de la reine Victoria ? « Au XXe siècle, par exemple, l’engouement pour le thé est si fort en ’Angleterre que ses réserves d’argent s’écoulent vers la Chine. La Grande-Bretagne restaurera l’équilibre en y introduisant l’opium [qu’elle produisait en Inde], et elle s’engagera même dans la guerre en 1839 pour renforcer ce commerce illégal. On peut dire que la reine d’Angleterre est le premier dealer du pays. » Le Paradis terrestre ? « Le Paradis terrestre, lieu du premier conflit de l’histoire entre propriétaires et locataires. »
Mais que l’on ne croie pas que le livre se contente d’aligner épigrammes brillantes et méchancetés bien aiguisées. Le professeur Creagh est remarquable pédagogue. Chacun de ses textes réussit à présenter clairement des problèmes ou des situations complexes, sans pour autant les diluer. Je tiens par exemple : « Pourquoi vous n’êtes pas démocrate » comme l’une des meilleures expositions des griefs anarchistes contre les illusions démocratiques. Quant au premier texte : « De la destruction des villes par leur image », il justifie à lui seul l’achat du livre. Il s’agit d’une. longue, claire, inflexible description de la mise à sac de Montpellier ; la soudaine inflation estudiantine de la fin des années 60 y fut une divine surprise pour une insalubre coalition d’ambitieux publics et d’avaricieux privés. Ils se dépensèrent beaucoup pour cacher lucre et vanité sous l’imbécile slogan « Montpellier la surdouée ». Ils dépensèrent plus encore pour créer des rues « des Mimosas » ou « des Jacinthes » où les espaces verts se réduisaient à la largeur de la plaque portant ces noms destinés dès le départ à demeurer nostalgiques. Prise d’un tardif remords ou inspirée par Dysneyland, la coalition souhaita réinjecter un peu de couleur locale, comme on remet du rose sur les joues des macchabées aux pompes funèbres. Elle importa donc à grands frais des palmiers pour faire méditerranéen. Las, rapporte Creagh, les. palmiers crevèrent en deux mois.
Nestor Potkine
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