Ni l’arbre ni la pierre
HIJO DEL PUEBLO - Un autre Futur n° 1 - novembre 2001
Fils de militants anarcho-syndicalistes aragonais originaires du village de Sariñena, à 60 km de Zaragoza, Daniel Pinós accompagne d’un regard fasciné l’odyssée de cette famille modeste que le vent libertaire soufflant sur Sariñena entraîne dans la résistance armée contre le fascisme.
Les grands-oncles, bandoleros et expropriateurs par haine de l’injustice sociale et de l’exploitation, le grand-père cordonnier qui cogne à tour de bras sur son pié de burro [1] pour couvrir les bondieuseries de la procession, et qui sera porté en terre en septembre 36, recouvert et accompagné des drapeaux rouge et noir de la CNT ; la grand-mère paternelle, Amparo, la valencienne, fille d’une femme de chambre violée par le maître de la hacienda qui l’employait, Amparo qui éleva ses enfants dans la haine de la caste dominante et de ses fidèles alliés, l’Église et l’Armée ; les parents de l’auteur, enfin, Eusebio et Juliana, qui se rencontrent en juillet 36 au Comedor popular [2] de Sariñena, se marient quatre mois plus tard devant le Comité Révolutionnaire, et se battront ensemble jusqu’à la fin de leur vie parce qu’ils croyaient fermement que de ces combats pouvait naître un " nouveau monde où l’argent et l’inégalité disparaîtraient "...
C’est une mémoire aigüe, précise, de la Révolution espagnole, tantôt jubilatoire, tantôt écorchée, que l’auteur nous fait partager dans ce récit sans complaisance. A travers le mouvement spontané des masses qui, en 36, " n’avaient d’autre appui à attendre que celui des anarchistes " , il décrit dans le détail l’engagement politique de ses parents parmi les milliers d’autres combattants anonymes qui ont vécu et défendu tout au long de leur existence l’idéal libertaire.
Des milices de la CNT FAI d’Aragon aux premiers " Comités de Solidarité " créés en 39 dans le camp de concentration d’Argelès par des cénétistes qui n’eurent pas d’autre issue que l’exil ; de la résistance contre la terreur nazie au sein de la " section Ebre " [3] dans les maquis de Haute-Savoie, jusqu’aux grèves de 68 en France, 30 ans après la révolution espagnole, " l’esprit libertaire continuait à souffler sur le monde " et les anarcho ?syndicalistes de Villefranche-sur-Saône, où avait commencé, en 1950, " l’intégration forcée " de la famille Pinós, créérent dans ces années-là une " Fédération locale de la CNT en exil ", animée par Eusebio. Mai 68 devait être son dernier combat : la grève sauvage, l’occupation de son usine et les assemblées générales auxquelles il participait activement réveillèrent alors l’esprit et les espérances de 36, mais rien ne pouvait arrêter les syndicats collaborationnistes qui brisèrent l’initiative et la solidarité prolétarienne.
Le chemin qui mena ces combattants de la liberté, depuis les plateaux des Monegros au versant français des Pyrénées, fut jalonné de révoltes, d’enthousiasmes, de désillusions et parfois d’excès. La collectivisation des terres, l’abolition de l’argent, la trouille de la social-démocratie face au peuple en armes, la politique contre-révolutionnaire du PC espagnol, l’effondrement du Front d’Aragon, la liquidation féroce des anarchistes et des membres du POUM par les staliniens, la chute de Barcelone aux mains de Franco, la longue marche vers l’exil, loin du village de Sariñena saccagé par les fascistes, la " noche negra " [4] qui allait envelopper l’Espagne pour 40 ans, sont parmi les événements majeurs ici évoqués. Daniel Pinós, sur les traces des siens, précipite le lecteur au cœur de leur engagement inconditionnel, stigmatisé dans cette phrase de Juliana, sa mère : " Je n’ai jamais travaillé avec autant d’enthousiasme, sans salaire et sans congés, à une cause aussi belle "... Il le plonge en même temps dans le quotidien de ces jeunes militants qui aimaient passionnément la vie ? être ensemble pour discuter, s’amuser, danser le pasodoble au bal du samedi soir, partager un verre de vin ou de manzanilla avec les compañeros ? et ne concevaient pas que la révolution puisse ne pas être aussi une fête. " L’adolescence de mon père fut active et rebelle... ", dit ?il encore d’Eusebio qui à cette époque s’enflamma tout à la fois pour les penseurs libertaires qu’il découvrait, et pour la dimension sociale des textes de Carlos Gardel, le célèbre chanteur de Tangos argentin.
Les idées émancipatrices de ces luttes ont imprégné profondément les enfants d’Eusebio et Juliana Pinós, c’est probablement pourquoi Daniel, le cinquième de la famille, né en exil, a cherché à en recomposer la genèse, avec toute l’admiration que l’on sent chez lui, particulièrement à l’égard de ce père qu’il était fier, étant petit, de qualifier à la fois " d’ouvrier et de révolutionnaire "... Témoignage lucide sur ce qui fut le plus grand mouvement libertaire d’Europe, ce livre est aussi un témoignage autobiographique chaleureux, regard émouvant porté par un enfant de réfugiés politiques sur des combats mythiques qu’il n’a pas connus mais qui ont hanté son imagination, et sur les déchirements d’un exil dont il a vécu avec ses parents la marginalité, les injustices, et parfois les manifestations d’hostilité ou de racisme. Alors, au-delà du simple témoignage, il faut lui laisser la parole :
" ...Pour eux, par devoir et par conviction, pour ne pas laisser sur le bord du chemin notre histoire, celle des miens, je serai un passeur de mémoire... " .
Pour que circule cette mémoire-là, je pense qu’il faut lire, relire et faire lire " Ni l’arbre, ni la pierre " . Gracias, compañiero Daniel.
Dominique Grange,
CNT secteur édition
NOTES :
[1] Le pied d’âne, instrument des cordonniers.
[2] Cantine populaire gérée par la CNT.
[3] Regroupement de guérilleros espagnols ayant rejoint la résistance française sur le plateau des Glières.
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