Sous l’art, l’or
Avant-propos
Enrico Baj est un peintre anarchiste sans cesser d’être un peintre drôle.
Il est un peintre drôle sans cesser d’être un peintre moderne.
Il est un peintre moderne sans cesser d’être un peintre humain.
Et il est un peintre tout court, car l’océan pictural italien l’a tant baigné qu’il reste peintre jusque dans ses œuvres les plus féroces. Qu’Assourbanipal reçoive un bouton de plastique bleu en guise d’œil, ou qu’il traduise par une ficelle les bras élégants de madame Vigée-Lebrun, Baj se souvient des anges et des doges.
Il sculpte, aussi. Ses figurines d’Ubu-Roi en mécano sont si monumentales qu’élevées à flanc de montagne elles lui vaudraient renom d’architecte.
Peintre et sculpteur, Baj peint et sculpte les humains, même lorsqu’ils sont généraux à galons, donc presque hors de l’espèce. Nos circonstances, nos fortunes et nos errements sont le vrai fonds de son œuvre, qui compte surtout des têtes. Ce serait cruel de les appeler portraits. Madame Vigée-Lebrun peinerait à retrouver son charmant visage dans l’autruche hallucinée en quoi Baj l’a transformée (mais les autruches ont bien des têtes).
Ultra-corps peints au Ripolin dilué, palotins en mécano, Guermantes en bois aux joues bleues, Gilgamesh aux larmes rouges demeurent humains, bien que représentés à l’aide de mille matières, de la ficelle à la roulette de chaise en passant par le crépi, qui ont valu à Baj d’être, au sein du Collège de Pataphysique, le Docteur Hylosophique (l’hylosophie est la sagesse de la matière). Par une magie inexplicable à tout autre qu’aux anarchistes, Baj part du monstrueux et de la matière pour arriver au chaleureux et à l’humain. Les anarchistes le comprennent fort bien, eux dont la rage naît de leur déception devant un monde moins beau qu’il pourrait être.
Comme un chien qui se mord la queue, l’art moderne s’épuise à courir vers sa propre destruction et, comme des chiens affolés par l’odeur de la pâtée, trop d’artistes modernes courent après la notoriété en confondant le neuf avec le nécessaire. Baj, lui, n’a jamais innové sans raison. En témoignent les fragments de miroirs insérés dans ses œuvres, qui prouvent qu’un tableau n’existe que par celui qui le regarde, ou son faible si sensuel et si ironique pour la passementerie, ornement des maisons bourgeoises et des autruches hallucinées. À qui connut dans son enfance les daurades mayonnaise et le silence des appartements de veuves, les papiers peints ocres et bruns sur lesquels il a si souvent peint donnent presque une voix et une odeur aux Dames qui les recouvrent.
Allier le rire et l’art sans que l’un détruise l’autre est donné à bien peu.
On peut se sentir caressé devant le piano enveloppé de feutre de Beuys, on peut avoir envie de danser devant Udnie de Picabia mais, avant Baj, je n’ai pour ma part ri aux éclats dans un musée d’art moderne que devant l’hilarant, grandiose et poétique Lauf der Dinge : l’ahurissante vidéo d’une installation où des bougies dégonflent des ballons qui emplissent des baquets qui enflamment des câbles qui écrasent des poids, avec bruits et surprises chaplinesques.
À Rome, avisant une poutre dressée, une belle poutre bien élaguée mais portant perruque et mantille puis, passant derrière le tronc, découvrant, caché, un visage de bois à gros sourcils froncés et nez bourbonien, j’ai ri grâce à Baj, en lisant : le Roi-Soleil et Madame de Maintenon.
Et parce que j’ai suivi dans mon adolescence les tortures et les entortillis des personnages de Proust, j’ai souri d’une oreille à l’autre lorsque j’ai découvert les bleus électriques, les verts bilieux et les lèvres en cordons déhanchés que Baj a donné à ses Guermantes.
Lorsque je demandai à Baj de quel mot je devais faire usage pour décrire ses penchants politiques, il rit et déclara : « libertaire anarcho-pataphysicien ». Cela lui aura valu un étonnant privilège, avoir été l’un des rarissimes peintres modernes censurés après-guerre. Pas négligé, pas moqué, non, censuré. Le jour où devait avoir lieu le vernissage de ses superbes Funérailles de l’anarchiste Pinelli, le commissaire de police qui suicida Pinelli fut assassiné dans la rue. L’exposition fut sur-le- champ fermée et les affiches retirées !
Du temps où Baj peignait des Généraux qu’il décorait de médailles achetées au kilo, le secrétariat de la Biennale de Venise de 1964, qui avait pourtant attribué une salle à Baj, s’avisa que les seins nus des femmes et les seins à médailles des Généraux pouvaient choquer les âmes sensibles. Le secrétariat de la Biennale ordonna donc, chose inouïe, de recouvrir ces seins qu’il ne saurait voir. Placé entre le choix de se retirer ou de retirer de leur cadre d’infamie les marques d’honneur, Baj se décida pour une stratégie alternative. Il écrit, dans « une brève histoire de censure » : « [...] J’en trouvai une, et je dois dire que la censure m’a parfois stimulé, qu’elle m’a été utile, très utile. Pour recouvrir les médailles et les tétons, j’achetai du ruban adhésif noir et je l’appliquai en croix sur les zones censurées. Ces croix devinrent immédiatement pour l’œil du spectateur des croix nazies, des symboles de l’oppression de la culture. Les photographes du monde entier étaient là pour photographier et les journalistes du monde entier pour interviewer. Le prix alla quand même à l’américain Rauschenberg et au Pop-Art, pour qui commença le triomphe mercantile. Je m’en consolais vite, en rencontrant Roberta [qui connaît Roberta comprend que Baj se soit consolé]. À la suite de tels incidents, la police se mit de temps en temps à surveiller mes expositions et, le 25 juin 1975, à l’inauguration d’une exposition au Palazzo Grassi à Venise, une escouade entière de policiers se tenait devant l’entrée. J’exigeai qu’on l’éloigne et entrai au Palazzo après avoir obtenu satisfaction. [...] Le premier acte de répression que je subis fut la confiscation, le 14 juin 1961, du Grand Tableau Antifasciste Collectif. Ce tableau avait été peint à Milan par Dova, Crippa, Recalcati, les Français Erro et J.-J. Lebel, et moi-même. Au centre du tableau, deux de mes généraux portaient des inscriptions comme La Morale, La Patrie, Liberté [le tableau portait aussi les mots Sétif et Constantine, destinés à rappeler les massacres français commis en Algérie]. L’un des deux généraux, appelés « idoles » par le procureur de la république, tenait dans sa bouche l’image de la Madone. Et à côté étaient collés des photomontages du pape et des cardinaux. C’est cette partie du tableau qui causa la confiscation, pour outrage à la morale, à chef d’État étranger (le pape) et à la religion d’État (en Italie, il y avait encore une religion d’État). Le tableau est demeuré sous séquestre vingt-cinq ans. Puis le tribunal me le rendit parce que je l’ai demandé. Il est à présent objet de querelles quant à sa propriété matérielle et virtuelle.
Mes généraux ont souvent été l’objet de plaintes pour outrage aux forces armée italiennes. Ils ont parfois été retirés des expositions. Et parfois le bras armé de la nation en passa aux voies de fait. En 1963, à la 7e Biennale de Sao Paulo, une ville où de nombreux fascistes italiens s’étaient réfugiés après la guerre, mes œuvres ont été lacérées et défigurées par l’arrachement des médailles ou la destruction des drapeaux, parce que ces fascistes les considéraient offensantes pour la gloire militaire italienne. [...]
Le 20 décembre 1994, j’exposai à Sienne une grande composition allégorique qui représentait la prise du pouvoir au moyen de la télévision et du football. Le titre de l’œuvre était Berluskaiser. Même cette œuvre a été d’une certaine manière censurée, non pas par la police, mais par les partis de gauche, qui tiennent la ville de Sienne et qui s’abstinrent, maire en tête, de venir à l’exposition et cherchèrent à la faire disparaître : un cas typique d’autocensure. L’œuvre n’a plus jamais été exposée en Italie.
Et ne parlons pas d’un autre tableau allégorique, Nixon Parade, que je n’ai même pas encore osé proposer en exposition ; il représente les rapports mafieux italo-américains, et devant les drapeaux de ces deux états défilent le président Nixon, Henry Kissinger et l’un des plus sinistres chefs d’État de l’après-guerre, Golda Meir. Pour l’instant, c’est tout. En tout cas, il est clair que mes tableaux veulent dire quelque chose. »
On sait quel jargon les artistes contemporains régurgitent lorsqu’une exposition les somme de publier ; ceux qui ne choisissent pas le futile se jettent sur l’imbécile, sans que ni les uns ni les autres négligent les ressources de l’obscur. Baj, lui, persiste à persifler. Il faut l’en remercier car, peintre célèbre ami des peintres extrêmement célèbres, il revient muni des dernières nouvelles du monde de la clinquaille hors de prix, de la galaxie des galeries à millions, des avant-gardes qui courent les avant-premières, des musées puissants et des artistes jet-settants. C’est de l’intérieur qu’il parle, qu’il soit féroce, souriant ou partagé. Et c’est en peintre qu’il parle des œuvres des autres ; il faut un écrivain pour bien parler de littérature, un chef pour bien parler de sauces, un Baj pour bien parler des Mao magenta de Warhol, des zones de sensibilité vendues par Yves Klein, des clystères opalescents de Sherrie Levine, des fers de Serra, de Matthieu le génicule, de Ramelzee le guerrier du slanguage et ses séides Toxic-C et FA-Q.
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