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Sous l’or l’art
Le Monde du 19 juin 2003

Enrico Baj, peintre "libertaire anarcho-pataphysicien"

Le peintre et sculpteur italien Enrico Baj est mort lundi 16 juin à son domicile de Vergiate, près de Varese, à l’âge de 78 ans. Que la nouvelle ait été annoncée au moment de l’ouverture de la Foire de Bâle est une dernière pirouette de cet artiste qui s’était persuadé que si les Martiens débarquaient sur terre, ils choisiraient la Suisse comme tête de pont, pour n’être pas trop dépaysés : c’est, disait-il en 1959, en y situant, dans une série de tableaux représentant de pittoresques paysages helvètes, une invasion d’Aliens patauds et buboniques, la contrée la plus extraterrestre de toute la planète.

Enrico Baj avait cosigné cette année-là le manifeste "Arte interplanetaria", qui affirmait "la nécessité de célébrer les nouvelles conquêtes interplanétaires", et ajoutait : "Les vols ultraterrestres, les globes extraterrestres ne regardent pas seulement la science, mais avant tout la civilisation, le mythe, l’art." Sa disparition a en tout cas attristé le monde et l’outre-monde de l’art contemporain.
Certains, même, ne voulaient pas y croire.
C’est que Baj avait le sens du savoir-vivre autant que de l’humour. Né le 31 octobre 1924 à Milan, où il a étudié à l’académie des beaux-arts de Brera, il fut un temps attiré par la robe (il demeura inscrit au barreau de Milan jusqu’en 1956), puis devint un galapiat : en février 1952, à Bruxelles, il cosigna avec Dangelo le "Manifeste de la peinture nucléaire", puis entra en contact avec certains membres du groupe Cobra (dont Alechinsky), qui venait juste de se disperser. Il fut une charnière entre le groupe Cobra et l’Internationale situationniste lorsqu’en décembre 1953, à l’initiative d’Asger Jorn, il participa à la naissance du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste (MIBI), qui s’opposait aux théories fonctionnalistes et au concept d’"artiste-créateur", producteur d’objets industriels.
Puis vint l’épisode du Grand Tableau antifasciste collectif (Le Monde du 25 novembre 2000). Une toile de 5 mètres sur 6, peinte en 1960, à Milan, dans l’atelier Roberto Crippa, par Jean-Jacques Lebel, Erro, Roberto Crippa, Gianni Dova, Antonio Recalcati et Enrico Baj. Il s’agit d’une protestation contre la guerre d’Algérie. Cela crie, cela hurle, on y viole et étripe sous les yeux de généraux convulsifs. Et de deux douzaines de policiers italiens, bien réels ceux-là, qui confisquèrent le tableau lors de sa première exposition à Milan en 1961. Il ne sera rendu à Baj qu’en 1985. Il est aujourd’hui encore, au Musée de Strasbourg, un symbole de résistance : le conservateur l’avait fait accrocher dans le hall entre les deux tours de la dernière élection présidentielle.
Baj, qui se définissait lui-même comme "libertaire anarcho-pataphysicien", ne goûtait guère l’uniforme. Ou plutôt, il ne pouvait le voir qu’en peinture. Ses généraux, réalisés dans les années 1960, étaient plus décorés que des sapins de Noël de l’armée rouge. Couverts de médailles, dragonnes, glands, dorures, cordons, galons, soutaches, écussons, épaulettes, fourragères, passementeries diverses et autres mignardises qu’il transformait en nez, bouches, et yeux...

ATTIRÉ PAR UBU

Exposés en 1964 à la Biennale de Venise, les hochets choquèrent, et Baj fut prié de recouvrir les décorations : "J’achetai du ruban adhésif noir, expliquait-il, et je l’appliquai en croix sur les zones censurées. Ces croix devinrent immédiatement pour l’œil du spectateur des croix nazies, des symboles de l’oppression de la culture." André Breton ne s’y était pas trompé - mais se trompait-il ? - qui définissait l’aspect ludique et ironique de Baj comme un masque, camouflant "un engagement constant et cohérent contre toute forme de destructivité et d’oppression de l’homme sur l’homme".
Rien d’étonnant qu’un tel personnage fût attiré par le Père Ubu. En 1984, avec des éléments de Meccano, Enrico Baj réalise tous les personnages et les accessoires nécessaires à une représentation d’Ubu roi, animée par Massimo Schuster. Père et Mère Ubu, Palotin Giron ou Capitaine Bordure se transforment en machineries délirantes qui sont une version science-fiction de la pièce pour marionnettes jouée par Alfred Jarry dès 1888. Il crée cinq ans plus tard, en 1989, une trentaine de marionnettes pour le Bleu-Blanc-Rouge et le Noir, toujours animées par Schuster, sur une musique de Lorenzo Ferrero et un livret d’Anthony Burgess.
Une exposition au Musée d’art moderne et contemporain de Nice avait tenté, avec courage, et non sans quelque succès, de cerner le personnage (Le Monde du 2 mars 1999). Mais la mission était et reste impossible. Car Enrico Baj était, d’abord, un satrape. Du Collège de pataphysique. Une indéfinition plus qu’une distinction, et la seule qui vaille pour un tel personnage.

Harry Bellet

ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 19.06.03