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Anarchisme et changement social
REFRACTIONS n°19, hiver 2007-2008
L’ouvrage de Gaetano Manfredonia constitue une contribution originale à la sociologie historique de l’anarchisme et en particulier à la sociologie de l’action et des pratiques anarchistes. L’analyse de l’auteur s’appuie sur une nouvelle typologie, qu’il a élaborée, et qui n’a pas pour principe l’histoire des idées anarchistes, mais celle des théories et des pratiques anarchistes de la transformation sociale. Cette typologie, appliquée à l’histoire de l’anarchisme, lui permet de montrer qu’il y a eu au sein de ce courant, de manière plus ou moins importante selon les époques, des conceptions et des pratiques de la transformation sociale diverses.
Plus particulièrement, Manfredonia est amené à interroger dans son ouvrage des idées reçues sur l’histoire de l’anarchisme. L’anarchisme est-il avant tout une idéologie ? Se caractérise-t-il uniquement ou même principalement par une conception insurrectionnaliste de la transformation sociale ? L’évolution des pratiques de l’anarchisme tient-il à quelques penseurs géniaux ou à des changements dans l’histoire du mouvement social ?
La première partie de l’ouvrage est donc consacrée à la description de trois idéaux-types de l’action de transformation sociale anarchiste. La seconde partie est une relecture de l’histoire de l’anarchisme au xixe siècle qui montre comment ces idéaux-types sont pertinents et quel est l’apport d’une telle grille de lecture.
La typologie qu’élabore G. Manfredonia repose sur une sociologie compréhensive de l’action de type weberienne. Elle n’est pas sans rejoindre les sociologies de l’action contemporaines qui insistent sur la pluralité des logiques de l’action. Manfredonia critique les typologies de l’anarchisme qui opèrent des distinctions en fonction des positions idéologiques. Si on prend par exemple la typologie classique qui distingue entre anarchistes individualistes, anarcho-syndicalistes et communistes libertaires, c’est avec raison qu’il souligne son caractère problématique. En effet, les anarcho-syndicalistes sont aussi généralement communistes libertaires. Pour sa part, l’auteur distingue trois idéaux-types. Il reprend ici en les développant des thèses qu’il avait déjà exposées dans L’anarchisme en Europe [1] et dans « Anarchisme et syndicalisme : quels rapports [2] ? ».
Le premier idéal-type, l’insurrectionnalisme, se caractérise par une conception catastrophiste du changement social conçu en terme de guerre civile, dans laquelle l’utilisation de la violence individuelle et collective est exaltée. Dans la conception syndicaliste, le changement social passe par l’autonomie du prolétariat, la mise en place d’institutions nouvelles et l’action directe. La violence défensive ou offensive est justifiée si elle implique une adhésion des masses. Enfin, l’idéal-type éducationniste-réalisateur se caractérise par une conception gradualiste du changement social refusant la guerre civile. L’usage de la violence est refusé, sauf s’il a un caractère défensif, au profit de la désobéissance civile.
G. Manfredonia s’appuie sur cette typologie pour étudier l’histoire de l’anarchisme de la Révolution française à la propagande par le fait et de W. Godwin à P. Kropotkine. Il met ainsi en évidence plusieurs points. C’est au début la conception éducationniste-réalisatrice qui domine dans l’histoire du mouvement ouvrier, et par conséquent du mouvement anarchiste qui n’existe pas d’ailleurs encore réellement de manière spécifique. Gaetano Manfredonia montre aussi comment l’idéal-type insurrectionnaliste et syndicaliste constitue deux orientations distinctes au sein du mouvement anarchiste naissant. L’ouvrage semble s’achever, en conclusion, sur l’idée que l’anarchisme contemporain se caractériserait par un retour de l’éducationnisme-réalisateur, dans le cadre d’une remise en cause des conceptions insurrectionnalistes et syndicalistes. Cette conclusion cède peut-être trop à l’influence d’une conception post-classique de l’anarchisme qui conçoit l’anarchisme avant tout comme un style de vie et qui ne fait, à notre avis, pas assez de cas d’un certain regain de vitalité que semble connaître le syndicalisme d’action directe en France.
La typologie élaborée, centrée sur les pratiques analysées à partir d’une sociologie pluraliste de l’action, nous paraît pertinente. On peut juste peut-être noter la limite suivante : l’auteur associe à chaque idéal-type du changement social un acteur de la transformation sociale. Or il nous semble qu’une telle association n’est pas sans poser problème, dans la mesure où la question du sujet politique relève d’un autre principe typologique qui n’est pas du même ordre que les pratiques. Ainsi Gaetano Manfredonia est-il amené à associer dans la première partie de son ouvrage l’insurrectionnalisme à une transformation sociale par le peuple, tout en montrant à juste titre, dans la seconde partie, que l’insurrectionnalisme, par exemple, peut être à la fois revendiqué par une conception de la transformation par le peuple, mais aussi par l’individu.
Irène Pereira
NOTES :
[1] Gaetano Manfredonia, L’anarchisme en Europe, PUF, 2001.
[2] Gaetano Manfredonia, « Anarchisme et syndicalisme : quels rapports ? », 1906 - 2006, Les 100 ans de la Charte d’Amiens, Le syndicalisme révolutionnaire, la Charte d’Amiens et l’autonomie ouvrière, Colloque Bourse du travail de Saint-Denis, organisé par les Éditions CNT-RP et la CNT-93, 4 et 5 mars 2006.
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