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Le rêve au quotidien
LYON CAPITALE, 24 au 30 avril 1996
Histoire
Collectives les pentes !
Figure alternative des pentes, Domenico Pucciarelli retrace dans Le Rêve au Quotidien toutes les aventures collectives et libertaires de la Croix-Rousse de ces vingt dernières années. Un chemin de traverse jalonné de témoignages utopiques, de portraits contrastés et de parcours alambiqués.
Plongé jusqu’à la barbe dans son sujet, Domenico Pucciarelli s’est adonné à un exercice périlleux : revisiter son passé immédiat de militant libertaire avec la distance et l’analyse requises pour un chercheur et sociologue. En près de 250 pages, il détaille les expériences collectives et alternatives qui se sont vaillamment accrochées aux pentes de la Croix-Rousse ces vingt dernières années. Squatts, restaurants autogérés, crèches parentales, imprimeries parallèles, collectifs militants... Plus de 80 entreprises alternatives ont tout naturellement trouvé leur terre de prédilection sur cette Croix-Rousse nourrie d’un imaginaire social vieux de 150 ans avec la révolte des Canuts. Nées du souffle libertaire des années 68, portées par l’enthousiasme et le militantisme de centaines de "rêveurs en action" voulant changer le monde, ces expériences ont fait de la Croix-Rousse un véritable laboratoire social, passionnant à parcourir.
Ce sont ces voies parallèles, utopiques et conviviales que Domenico Pucciarelli, artisan de quelques uns de ces rêves au quotidien, nous invite à découvrir. Ce chemin de traverse est jalonné de témoignages généreux ou désenchantés, de portraits contrastés et de parcours alambiqués. La ligne droite ne sied guère aux courbes escarpées de la Croix-Rousse, tailladée de secrètes traboules et de multiples escaliers, autant de réseaux propres à la communication. Car son architecture est incroyablement conviviale : le mot "village" revient sans cesse dans la bouche de ces acteurs sociaux qui ont puisé dans l’histoire des canuts pour imaginer et poursuivre leur révolte. Dès 1835, c’est là que fut fondée la première coopérative française de consommation : "Le commerce véridique et social".
Les traboules alternatives
Depuis, beaucoup d’autres initiatives ont vu le jour, mobilisant près de mille personnes autour d’un idéal de société dont les valeurs cardinales ont pour nom l’autogestion, la solidarité et l’autonomie. Et qui accomode dans une joyeuse tambouille l’antimilitarisme, le syndicalisme, les idées libertaires, le féminisme, l’écologie, ou le punk-rock. Voire, pour certains, un zeste de catholicisme progressiste.
Des lieux alternatifs ont ainsi vu le jour, exprimant diverses formes de contestation des valeurs traditionnelles et proposant des ripostes pratiques dans des domaines aussi variés que l’enfance, la bouffe, le logement, la santé ou les loisirs. Dans un périmètre très étroit (beaucoup de ces lieux sont d’ailleurs concentrés dans la même rue Burdeau), un réseau de gens se croisent, vivent et militent ensemble, traversent des lieux divers où s’organise une vie alternative. Ce sont souvent les mêmes personnes qui traboulent d’initiatives en initiatives, de l’Impression presse nouvelle à Silence, du Collectif utilitaire lyonnais à Wolnitza, des Jeunes arabes de Lyon et banlieue à Radio Léon ou encore de l’Opéra-Bouffe à la Maison de l’écologie en passant par les MAB, Mon artiste est un boucher ! A chaque fois, les principes sont à peu près les mêmes : rotation des tâches, égalité de salaires, refus de la hiérarchie, direction consensuelle et collective ; les pratiques sociales répondent à une organisation horizontale : tout le monde est "sur la même longueur d’ondes", et la pagaille ou l’essouflement n’est jamais très loin.
En effet, sur les 25 activités recensées par Domenico Pucciarelli ces vingt dernières années, seules 9 continuent aujourd’hui d’exister. La dynamique sociale, très forte dans les années 70, avait commencé à s’assoupir avec l’arrivée des socialistes ; la crise et le retour sur soi des années 90 ont achevé une société porteuse d’idées visant un changement radical. Surtout, la dynamique interne, principal ressort de ces expériences alternatives, s’use et s’essoufle. Lassitude, conflits de personnes, "désérotisation des relations" comme l’indique un membre de la communauté Moulinsart, précarité financière ou manque de perspectives guettent les militants. "A la fin, on passait plus de temps en régulation entre l’équipe que derrière les fourneaux" explique un membre de l’Opéra-bouffe. "Faute de combattants", ou plus prosaïquement "à cause des gamins", des lieux alternatifs ferment. Les autres ne subsistent généralement qu’au prix d’un recentrage, d’une professionnalisation, d’une maîtrise de la gestion économique ou d’une meilleure identification du pouvoir. Ils s’éloignent en quelque sorte de la démarche collective des origines. Par ailleurs, le visage de la Croix-Rousse se banalise ; la hausse du prix des loyers favorise l’arrivée d’une population "pleine de thunes" et modifie le tissu social du microcosme. Les utopies se font la malle, mais la Croix-Rousse continue, au travers de ses expériences, à questionner l’avenir. Ce laboratoire reste en tension permanente vers des pratiques sociales et économiques nouvelles. Parallèles et microcosmiques.
Anne-Caroline Jambaud
Domenico Pucciarelli, Le rêve au quotidien, de la ruche ouvrière à la ruche alternative, les expériences collectives de la Croix-Rousse, 1975-1995.
Atelier de création libertaire - BP 1186- 69202 Lyon cedex 01, 254 p, 75 F.
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