Les anarchistes français face aux guerres coloniales (1945 - 1962)
UNION PACIFISTE, mars 2004
De 1945 à 1962, les anarchistes, comme tous les Français, ont été plongés dans les tragédies coloniales. Les insurrections ont éclaté dans tout l’empire et furent particulièrement sanglantes en Indochine et en Algérie. Quarante ans après, la culpabilité avec des images et des mots assaille nos consciences pour rappeler la mort injuste des hommes. Le livre de Sylvain Boulouque, tiré de son mémoire de maîtrise en histoire, apporte sa pierre, sans complaisance ni moralisation, à la connaissance de cette période troublée (Atelier de création libertaire, 121 pages, 11,50 €).
Pour ceux qui l’ignoraient, un congrès anarchiste clandestin s’est tenu à Toulouse en 1943 avec, outre Voline, les grands pacifistes André Arru et Maurice Laisant. La Fédération anarchiste naît des assises des 6 et 7 octobre 1945. Les résolutions des congressistes proclament, d’une part, leur attachement à la paix et, d’autre part, leur opposition aux guerres coloniales :
« La guerre n’est pas une fatalité. [...] Le désarmement des esprits est une des conditions indispensables à la paix et à la solidarité humaine ; [...] il est indispensable de rejeter toute idéologie belliciste, quelle qu’en soit l’étiquette employée comme prétexte par les dirigeants, seuls bénéficiaires des conflits internationaux. »
« [Ils] s’indignent que, six mois après la cessation complète des hostilités, des troupes appartenant à des gouvernements signataires de la charte de l’Atlantique continuent à massacrer des populations soulevées pourdéfendre leur indépendance. » Dans le foisonnement des journaux de l’époque. le Mouvement Égalité édite le périodique d’orientation pacifiste Ce qu’il faut dire, animé par Louis Louvet et Simone Larcher (remplacé par les Nouvelles pacifistes de 1949 à 1950, puis par Contre Courant de 1952 à 1968). Louis Lecoin lance en octobre 1948 Défense de l’Homme, qu’il confia à Louis Dorlet, puis le 31 janvier 1958 Liberté pour mener la campagne du droit à l’objection (qui sera interdit en Algérie et traduit en correctionnelle pour provocation de militaires à la désobéissance).
Un peuple qui en opprime d’autres ne peut être libre
La guerre coloniale est condamnée sans appel dans le Libertaire du 24 avril 1947 : « Pas un sou, parce que le pays, le continent, le monde entier, pour se relever de leurs ruines, ont besoin de supprimer tous les budgets militaires, toutes les accumulations somptuaires de matériel et d’outillage à fins impérialistes, toutes les concentrations bureaucratiques de personnel non productif à fins autoritaires et dirigistes [...] Et de s’opposer énergiquement à ce que notre travail, ce travail de gens surmenés et mal nourris, dont chaque minute devrait servir à donner du pain aux affamés, soit gaspillé dans de nouvelles boucheries, pour de nouvelles destructions, pour des conquêtes et des carnages nouveaux. Pas un homme, parce qu’il en est mort, de la guerre, en cinq ans, près de cent millions qui ne demandaient qu’à vivre, et qu’il est temps d’affirmer que la vie d’un homme, cette vie qui vaut pour l’État la valeur zéro, a pour lui-même une valeur infinie, qui est sa véritable mesure. »
Printemps 1945, massacre de Sétif (10 à 50 000 personnes). Fin mars 1947, l’armée française récidive pour mater le soulèvement de Madagascar. De 1948 à 1950, elle met à feu et à sang l’Indochine. L’accumulation des charniers évoque celle du nazisme. Dans la prétendue traque des indépendantistes, l’usage intensif des baïonnettes va de pair avec le développement de la torture et la terrorisation des civils pris au hasard.
Après la défaite des parachutistes à Diên Biên Phu, l’année concentre son savoir meurtrier sur l’Algérie, où l’insurrection a éclaté le 1" novembre 1954.
Maurice Fayolle, analyse cette spirale de violence dans le Libertaire de décembre 1954 : « Baptiser terre française l’Algérie - où la grosse majorité des autochtones ne disposent d’aucun droit, d’aucune liberté politique ni d’aucune égalité économique avec les occupants - sous prétexte qu’on y a créé artificiellement trois départements français est une imbécillité ou une plaisanterie d’un goût douteux. »
Tazarka, en février 1952, devient la Guernica tunisienne sous la plume du compagnon Michel Malla. Ce pauvre village paisible a vu ses maisons saccagées, ses habitants molestés ou tués, ses filles violées par les légionnaires, mercenaires du capitalisme colonial.
Rappel du contingent
Le 24 août 1955, rappel sous les drapeaux de 60 000 soldats ayant terminé depuis peu leur service militaire et prolongation de la période sous les drapeaux de 180 000 appelés. Des mouvements d’insoumission de soldats ravivent l’espoir de l’action antimilitariste.
Le 4 janvier 1956, Albert Camus conclut son appel pour une trêve civile : « Mériter de vivre un jour en homme libre, c’est-à-dire comme des hommes libres qui refusent à la fois d’exercer et de subir la terreur. » Plusieurs insoumis passent en Belgique, soutenus alors par Hem Day et l’Internationale des résistants à la guerre, d’autres en Suisse ou ailleurs, grâce aux discrètes filières anarchistes.
En février 1956, Maurice Laisant, boycottant les élections des députés, réclame la paix en Algérie et qualifie cette guerre « d’inutile, perdue d’avance ».
Les ratissages dans la Casbah d’Alger, les missions punitives de l’armée, l’usage de la torture comme arme de guerre contre les « terroristes » renforcent le rejet absolu de la guerre par la mouvance anarchiste.
Le livre d’Henri Alleg, la Question, est vendu sous le manteau à la librairie du Monde libertaire au même titre que les ouvrages interdits sur la désertion et l’insoumission.
La réussite du coup d’État du 13 mai 1958, à Alger, permet le retour aux affaires du général de Gaulle.
Dès janvier 1958, le Comité de secours aux objecteurs de conscience (CSOC) sera animé par notre regretté Emile Véran. Avec le journal Liberté, nos chers anciens réaffirmaient que si chacun d’entre nous ne s’engage pas à refuser l’usage des armes, les guerres continueront à reproduire leurs horreurs.
Le 16 décembre 1959, c’est le référendum sur l’autodétermination, qui ouvre le processus des négociations mais radicalise les ultras d’Algérie.
La semaine des barricades, fin janvier 1960 - soulèvement de type fasciste à Alger - apparaît comme une conséquence directe de la lâcheté du planqué de Gaulle face aux colons.
Ce militaire pur jus fait durer la guerre car la bombe atomique française pète à Reggane, au Sahara, le 13 février 1960 (le centre d’expérimentation nucléaire y sera maintenu jusqu’en 1967).
Le putsch des généraux en avril 1961 menace les libertés publiques et, comme d’habitude, les plus excités des militants anarchistes se laissent piéger par la prétendue défense des libertés publiques...
Les attentats de l’OAS (Organisation de l’armée secrète) se multiplient : est-ce un hasard si, le 17 mars 1962, ces nervis d’extrême droite plastiquent la librairie du ML (alors au 3, rue Ternaux dans le XI° arrondissement). Mauvais calcul, comme le soulignait Maurice Joyeux, car cet attentat relança considérablement la souscription de la FA et assura un grand succès au gala de soutien de Léo Ferré.
Non à toutes les guerres !
Alors que la dénonciation des guerres coloniales a fait l’unanimité dans les mouvances libertaires, Sylvain Boulouque souligne néanmoins le dilemme de quelques anarchistes « immoraux » qui ont porté des valises, voire participé aux hostilités pour détruire le colonialisme, au lieu de refuser clairement de prendre position : car la France conduisait la guerre et dans lecamp d’en face se trouvait une armée et une structure préétatique. Paul Lapeyre déclarait en 1960 : « Nous sommes décidés à faire tout ce que nous pouvons contre la guerre et le colonialisme, mais ne nous demandez pas de nous engager à aider l’armée algérienne »
Gaston Levai écrivait en février 1960, dans les Cahiers du socialisme libertaire : « Nous sommes convaincus que le triomphe du Front de libération nationale conduirait à une nouvelle dictature. »
Du même, en mai 1962 : « Lutter avec des moyens civilisés et civilisateurs, comme l’a fait Gandhi, eût été infiniment préférable. »
Pour les pacifistes, choisir le camp des opprimés c’est être du côté des victimes de toutes les armées, qu’elles soient colonialistes ou prétendument de libération. Refuser la guerre en toutes circonstances empêche de se fourvoyer dans des attitudes inconséquentes amenant au port des armes et aux meurtres pour venger l’assassinat de militants.
Déjà, dans le Libertaire du 14 septembre 1951, Claude Lorins ne disait-il pas : « Seul un combat quotidien, humble et persévérant, peut prouver notre bonne foi et ouvrir l’esprit des peuples quant à la valeur de nos intentions, quant au réalisme de nos solutions. »
Albert Louvrier
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