Les incendiaires de l’imaginaire
Le verbe, le corps, l’anarchie
Contribution de Mimmo Pucciarelli
J’ai choisi de vous
parler de ceux qui me semblent avoir été les incendiaires de mon imaginaire afin
d’apporter un exemple personnel du lien possible entre celui-ci et ceux-là. Je
commencerai donc par vous indiquer ce que j’entends par imaginaire, par incendiaires
et qui est cet individu historique qui se propose de partager avec vous sa propre
expérience.
Par imaginaire, j’entends ce mouvement d’ensemble de la raison, des sentiments,
des postures psychologiques et physiques qui nous sont légués, entre autres, par notre
héritage culturel, notre lieu et milieu d’origine donc, et nos propres acquisitions
culturelles.
En outre, je pense que l’imaginaire est le produit de ce mélange alchimique très
délicat dont il me semble impossible de reproduire la formule, tout du moins pas une
formule scientifique équivalente à celles des équations mathématiques dont je
n’ai jamais maîtrisé la technique. Le conditionnement moral, politique et sociale
que les règles communautaires, les lois des États, et pour ainsi dire toute corporation
humaine, y compris celle scientifique, ont toujours essayé pourtant d’inculquer dans
nos esprits, ne me semblent pas avoir trouvé non plus, et pour notre bonheur et celui de
l’humanité tout eltière, cette formule [1]. En effet, même sous les
régimes totalitaires, des esprits libres réussissent à passer entre les mailles de
cette cuirasse de fer, pour virtuelle qu’elle soit, cuirasse qu’on a essayé de
bâtir autour de l’individu consommateur et producteur que nous sommes tous.
Je pense que l’imaginaire dont l’espèce humaine a pris conscience, reste donc
l’élément essentiel dans nos démarches individuelles et collectives. On peut se
demander alors s’il est possible de le soumettre, de l’enfermer, ou au
contraire, de l’incendier. Je pense que oui. Non parce que nous pouvons maîtriser le
mouvement sous-jacent à son existence, mais parce que l’individu historique que je
suis, que nous sommes tous, accepte de se plier à des habitudes, à des pratiques et à
des opinions collectives qui lui semblent à un moment donné faciliter son existence.
Dans ce cas, l’imaginaire se fige, mais pas forcément, ou pas toujours à cause des
moyens mis en œuvres par les dominants, mais plutôt par une sorte
d’autosoumission, c’est-à-dire une acceptation a-critique de la réalité.
De l’autre côté, je pense qu’il est possible d’incendier l’imaginaire,
c’est-à-dire le libérer, ce que sous entendait le texte qu’avec Alain Pessin
nous avions préparé pour lancer l’idée de ce colloque. C’est donc à partir
de cette idée que j’ai réfléchi à ceux qui ont pu « incendier mon
imaginaire », « bouleverser » ma pensée et la « libérer ».
Enfin, sans vouloir et pouvoir ici m’attarder sur cette vaste question autour de
l’essence même de la pensée et de la liberté, je veux seulement rappeler que par
pensée libre j’entends une vision critique du monde, et sa remise en cause
constante, face à l’évolution générale de soi-même et du monde dans lequel nous
vivons.
Pour terminer cette introduction, je devrais vous dire enfin qui je suis, ce qui
apparemment devrait être chose facile. Mais je ne crois pas le savoir précisément. Je
peux vous dire que jusqu’à il y a quelque temps je m’appelais, simplement
Mimmo. Désormais, je suis devenu Pucciarelli Mimmo, sans que pour autant mon statut
social soit défini davantage. Ainsi, pour la plaquette de présentation du colloque,
Alain Pessin avait pensé d’abord écrire à côté de mon nom
« écrivain », puis finalement on s’est mis d’accord pour
« éditeur », même si en fin de compte il aurait voulu mapquer
« séducteur », sans que je sache pourquoi...
Ce que je peux ajouter de plus, c’est que je me considère, je me
« sens » libertaire, et cela depuis l’âge de 16-17 ans. Voilà, en fin
de compte, ce qui me semble être le fil conducteur qui a relié mon existence depuis
lors, et m’a poussé depuis à faire les choix qui ont été les miens [2].
Mais comment a-t-il été possible d’emprunter ce chemin ? Tout d’abord je pense
qu’il n’est pas unique mais qu’il semble être aussi celui d’autres agents
de la transformation sociale, d’autres anarchistes dont l’imaginaire, un jour ou
l’autre, s’est incendié un lisant un livre, en participant à un mouvement
social, ou a été influencé par une de ces figures historiques qui vivent dans le
Panthéon des révolutionnaires [3], ainsi que par ceux qui ont bouleversé le monde par les diverses
formes des expressions artistiques et celui moins explosif des pratiques quotidiennes.
Jusqu’à quatorze ans, j’ai vécu au milieu d’une petite communauté au Sud
de l’Italie, qui utilise encore un vieux dialecte pétri de latin et de grec, ainsi
que de tout ce qui a fait l’histoire de cette région, la Campania, depuis des
millénaires. J’ai reçu une éducation catholique, chez les bonnes-sœurs, et au
catéchisme chez un des deux curés de mon village natal dont le presbytère était juste
en face de la maison de mes parents. (Cependant à partir des années 60 petit à petit
sur cette montagne, « l’autre monde » commençait à arriver
quotidiennement via la radio, le cinéma, quelques journaux, et quelques rares livres.)
À quinze ans je suis allé au lycée dans la petite ville d’Eboli à quarante
kilomètres de chez moi. Pendant quatre ans je suis resté dans un internat laïque
(l’institut Giovanni Pascoli), dont le directeur nous parlait de démocratie,
style : « cause toujours, ça m’intéresse ». C’est ce que
j’en pense aujourd’hui, mais à ce moment-là, j’étais enthousiasmé de
rentrer de plein pied dans « l’autre monde », dans une
« institution », des règles et une uniforme qui me plaisaient, car avec eux
« je devenais quelqu’un »...
C’est un des jeunes qui se trouvait dans cet institut qui un jour me donna à lire
Juke-box a l’idrogeno un livre de poésies. J’avais déjà commencé à me
laisser pousser les cheveux, et je me posais des tas de questions, sur l’existence de
Dieu par exemple, sur les petits affrontements quotidiens que nous avions avec les
« autorités », à la maison, à l’école, avec le directeur de
l’internat, etc. Des questions qui demandaient des réponses dont je ne trouvais pas
de trace autour de moi. Il faut dire que pour ma génération, les références
culturelles étaient celles, traditionnelles, d’une communauté qui suivait de loin
les révolutions qui continuaient à transformer le monde que notre imaginaire avait de la
peine à saisir. Pourtant, pour plusieurs d’entre nous cette réalité, dont les
adultes nous répétaient qu’elle était immuable en nous disant : « rà
quànn lu mùnn é mùnn é stat sèmb accussì », devenait de plus en plus
irrespirable et insupportable, sans qu’on sache exprimer précisément ce refus,
sinon, dans un premier temps, en suivant des tendances qui nous venaient de
« l’autre monde », comme par exemple l’habillement, les coiffures,
nos postures qui mimaient celles de nos grands frères qui s’agitaient un peu partout
dans les grandes métropoles. Enfin, nous étions quand même assez attentifs et curieux
de tout ce qui pouvait nous aider à exprimer ce refus des schémas qu’on voulait
nous inculquer et faire suivre à la lettre.
Ainsi, ce ne fut peut-être pas un hasard si un jour j’ai eu entre les mains ce livre
d’Allen Ginsberg, dont la quatrième de couverture indiquait qu’il était le
poète de la Beat generation. C’était un dimanche du printemps 1971 et nous avions,
comme les militaires, l’après-midi de libre. En attendant que les filles sortent et
faire avec elles des dizaines de tours de la place principale, je me suis assis sous un
palmier et je me suis plongeais dans ce livre. Après l’introduction de Fernanda
Pivano [4],
on tombait sur ces quelques vers :
[« Unscrew the locks from the doors !
Unscrew the doors themselves from theirs jambs ! »]
C’est-à-dire :
« Enlevez la serrure des portes
enlevez aussi les portes des gonds »
Puis il y eut l’explosion de son premier poème Howl
(Hurlement), qui vers après vers, me conduisait à cette source où je m’abreuvais
de ce verbe qui me transportait sur ce chemin dont je soupçonnais à peine
l’existence. Mon corps pris alors des ailes et s’éloigna de cette place
ensoleillée, mais triste parce que vide en ce début d’après-midi, et je me
retrouvais tout à coup en compagnie de ce Virgile moderne qui me faisait connaître un
autre monde.
Il a commencé à parler, entre autres de Moloch, dont j’avais déjà entendu le nom,
en le décrivant ainsi :
« Moloch dont la pensée est mécanique pure ! Moloch
dont le sang est argent qui coule ! Moloch dont les doigts sont dix armées !
Moloch dont la poitrine est une dynamo cannibale ! Moloch dont l’oreille est une
tombe fumante ! »
Ou encore :
« Moloch dont l’amour est pétrole et pierre sans
fin ! Moloch dont l’âme est électricité et banques ! Moloch dont la
pauvreté est le spectre du génie ! Moloch dont le sort est un nuage
d’hydrogène asexué ! Moloch dont le nom est Pensée ! »
Plus je m’abreuvais de son verbe plus je voyais se
matérialiser des mots indistincts jusqu’alors qui étaient pourtant déjà présents
dans
« mes imaginations crues nocturnes,
dans la solitude [de] mes notes d’âme crues inscrites
rêvées, percées, [dans mes] séquences d’une pensée
nocturne, et illuminations primitives » ;
Je voyais enfin d’autres Ignus [5]
« Ignus ne vit qu’une fois et éternellement et il le sait
il dort dans le lit de tout le monde il manque à tout le monde
parce qu’il a connu la solitude trop tôt »
et vu que
« Tous les ignus se reconnaissent dans leurs conversations
immédiatement et jaugent
amis à vie clins d’yeux romantiques et ricanements furieux
à travers continents ».
Mais ce qui m’a probablement le plus bouleversé a été la
vue de sa mère et un des souvenirs qu’il avait d’elle, et qu’il m’a
raconté avec cette candeur, franchise et sincérité qui l’ont accompagné toute sa
vie, c’est-à-dire « montrer publiquement ce qui se trouvait dans son
esprit » [6],
« Une fois [m’a-t-il dit], j’ai pensé
qu’elle [Noami] voulait que je la baise - elle flirtait avec elle-même devant
l’évier - couchée sur l’énorme lit qui occupait presque toute la pièce,
robe levée autour des hanches, grande fendasse poilue, cicatrices d’opérations,
pancréas, blessures ventrales, avortements, appendice, points de suture étirant les
bourrelets comme d’épaisses fermetures-éclaires hideuses - longues lèvres
loqueteuses entre les jambes - quoi, même l’odeur d’un cul ?
J’avais froid - plus tard un peu écœuré, mais pas trop - semblait
peut-être une bonne idée d’essayer - connaître le Monstre du Commencement de
la Matrice - Peut-être - de cette façon ? S’en ferait-elle ?
Elle a besoin d’un amant. »
Je n’ai alors pas pu ne pas penser à Maria, ma mère, restée
veuve à 37 ans deux ans auparavant, car Giuseppe, mon père, à quarante ans arrêtait
pour toujours ses allées et venues entre les bistros et la maison. J’ai pu ainsi
voir le corps nu de ma mère ainsi que celui de la Vierge qui jusqu’alors étaient
des images sacrées.
En lisant dans ma pensée mon guide alors a ajouté :
« Tout est sacré ! tout le monde est sacré !
partout est sacré ! toute journée est dans l’éternité ! Tout homme est
un ange »
Les poèmes contenus dans ce livre avaient été écrits dans les
années 1950 et 1960. Dix ans après ils explosaient comme une charge de dynamite en
détruisant beaucoup d’images que j’avais emmagasinées depuis mon enfance. Je
pouvais finalement me lancer dans l’aventure de la vie. Tout du moins je pensais
pouvoir le faire, comme le faisaient Allen et ses amis.
Mais en réalité, les choses ne se sont pas passées aussi simplement que ça. Si, grâce
à ces poèmes, je sentais que mon cerveau empruntait la même route que ces beatnik et
ces hippies, ces jeunes américains qui buvaient de l’alcool, faisaient des
expériences psychédéliques, qui vivaient et parlaient de leur sexualité avec cette
liberté enivrante qui a fait chavirer plus d’un bateau, mon corps semblait traîner,
et probablement mon imaginaire sécrétait encore assez de cette substance chimique qui
s’appelle la peur.
En effet, ce jeune, blondinet, imberbe comme je l’étais à l’époque, me
proposa quelques jours après m’avoir prêté ce livre d’aller passer les
vacances de Pâques chez lui... Ce que je refusais avec l’excuse de devoir rentrer
chez Maria, parce que j’avais peur de me retrouver vraiment sur la route...
Néanmoins, après avoir rencontré Allen, j’ai cru un moment pouvoir à mon tour
écrire des choses qui puissent atteindre mes amis, ainsi que les jeunes chevelus du
village planétaire. Quand je reviens à Caggiano, mes amis d’alors, avec qui je
jouais de la musique, me rappellent ce morceau que je leur avais proposé, où le mot
« merde » revenait souvent. C’est ce qui en reste dans leurs mémoires,
c’est-à-dire un petit air qui n’a pas eu de graves conséquences quant à leur
devenir, ce qui n’a pas été mon cas.
En effet, les portes de l’imaginaire ouvertes, j’ai continué à chercher
d’autres chemins par lesquels je puisse m’épanouir, être heureux, et pour que
mon jeune corps puisse satisfaire tout ce qui lui semblait être ses besoins. Un an
après, en 1972, j’avais dix-huit ans, mais mon corps m’appartenait-il
vraiment ? Je veux dire, étais-je en mesure de répondre à ses besoins, ses désirs
aussi « naturellement » (entre guillemets !) que possible, aussi
librement que je le souhaitais et qu’Allen Ginsberg semblait les vivres, ou aussi
librement qu’il en parlait ?
Il a fallu l’intervention de Wilhelm Reich pour que je puisse franchir encore un
petit pas. Par exemple me caresser sans avoir ni honte ni peur, et pour que je puisse
assurer tout seul, à mon corps frémissant, des petits moments où celui-ci
m’appartenait complètement.
Je l’ai rencontré un jour d’été de 1972 en Allemagne.
J’étais alors parti dans ce pays pour me faire de l’argent de poche, avec dans
mon sac à dos, entre les autres livres, La révolution sexuelle (ou La fonction de
l’orgasme ? je ne me rappelle plus précisément). Par un concours de
circonstances, avec mon copain Nicola nous fûmes hébergés dans un collectif
d’habitation à Munich. Un après midi j’étais seul, et je lisais ce livre.
Petit à petit, en interprétant à ma façon les idées de Reich, j’ai eu envie de
me caresser doucement et finalement sans peur, ce que j’ai fait jusqu’à cette
petite explosion qui n’avait pas été le fruit d’un travail acharné, comme ça
se passait auparavant, mais de cette petite rencontre amoureuse entre mon désir, mon
corps et moi-même.
J’étais heureux ! Mais peut-on vivre sa vie sur un divan même entouré de ces
seules images aussi voluptueuses soient-elles ?
Et fait, Wilhelm m’a dit aussi : « La masturbation vaut certes mieux que
la continence. Mais à la longue, elle devient insatisfaisante et désagréable, parce que
l’absence d’objet d’amour devient rapidement pénible ; et à partir
de ce moment, elle provoque dégoût et sentiment de culpabilité ». [7]
Le Living Theatre n’avait-il pas, quant à lui, déjà présenté dans plusieurs
pays Paradise Now ? C’était ce paradis que je cherchais, moi aussi. Entre-temps
j’avais rencontré sur mon chemin cet autre incendiaire de l’imaginaire dont il
aurait fallut probablement parler davantage dans ce colloque. Celui qui avait
écrit :
« Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres
humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté
d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au
contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens vraiment libre que
par la liberté des autres, de sort que plus nombreux sont les hommes libres qui
m’entourent, et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendu, plus
profonde et plus large devient la mienne. »
En effet, en écrivant Dieu et l’État, Mikhail Aleksandrovic
donnait en quelques pages, et en quelques passages de quoi alimenter l’imaginaire de
plusieurs générations, dont la mienne naturellement. [8] Sur mon chemin j’ai aussi
rencontré Pierre (le prince anarchiste), Errico (Malatesta le bien nommé), Jean-Paul (et
ses « chemins de la liberté »), Cesare (lequel me disait :
« arriverà la morte e avrà i tuoi occhi »), K et son château. J’ai vu
l’imaginaire iconoclaste sur grand écran de Don José, crié dans une salle noire
avec Sacco et Vanzetti « Vive l’anarchie », et joué avec les autres sur
l’estrade de Woodstock, ou encore avec les Pink-Floyd, Lennon (en imaginant que tout
le pouvoir allait au peuple), et appris par cœur des chansons de Fabrizio De André
(le Brassens transalpin). Mais j’ai aussi connu de personnes qui avaient déjà
emprunté ce même chemin libertaire avec qui j’ai commencé à coller des timbres
pour expédier la presse anarchiste, crié des slogans révolutionnaires, et fait un
million d’heures de réunions...
Cependant, c’est la lecture de l’histoire de « la Banda del Matese »
qui probablement m’a permis de concevoir l’impossible « révolution
sociale ».
Un 1876, un groupe d’internationalistes dont les plus connus sont Errico Malatesta
(1853-1932) et Carlo Cafiero (1846-1892) envisagent de mettre en pratique la propagande
par le fait. Celle-ci, comme l’indique Pier Carlo Masini n’était pas, au XIXe siècle, une conception de la lutte sociale dûe aux
anarchistes, mais était déjà présente en Italie chez Mazzini et Pisacane pendant la
période dite du Risorgimento [9]. De plus, ajoute-t-il, cette idée et les pratiques qui en
découlaient naissaient « d’une manière naturelle dans tous les milieux
révolutionnaires européens de ce temps-là, de la Russie à l’Espagne ». [10]
C’est l’histoire d’une petite quarantaine de personnes, assez jeunes [11] qui décident de
préparer une action éclatante dans une région assez pauvre de l’Italie du Sud,
pour faire connaître « les idées de l’Internationale et réveiller de leur
torpeur les grandes masses populaires ». Contrairement aux grands événements
d’inspiration révolutionnaires du XIXe siècle
qui avaient eu lieu dans les villes (les barricades dans la ville de Lyon en 34, la
révolution de 48, les communes de Paris et de Lyon en1871), cette fois-ci les
internationalistes choisissent comme terrain d’action la campagne et le monde paysan [12]. C’est-à-dire un
« terrain » qu’ils croyaient propice à accueillir favorablement leurs
gestes démonstratifs. Ils choisissent en effet d’intervenir dans une de ces régions
où le mécontentement des paysans, qui n’avaient pas vu leur situation
s’améliorer suite à la récente unité du pays, se transformait périodiquement en
des explosions et émeutes spontanées. Une région où le phénomène du brigandage avait
déjà donné du fil à retordre aux autorités.
Selon les propos d’un des participants, l’objectif de cette action était de se
rendre dans plusieurs villages pour « brûler les archives municipales, prendre et
distribuer au peuple l’argent des caisses publiques, ouvrir au public les dépôts de
blé et d’autres magasins, pousser le peuple à attaquer les riches et s’emparer
de la propriétéprivée ». Après quelques péripéties (et la surveillance
discrète et maladroite des gendarmes qui avaient eu vent de l’affaire) les
Internationalistes arrivent finalement derrière un grand drapeau rouge et noir dans le
village de Letino, puis dans celui de Gallo, et devant les mairies respectives, comme
premier acte symbolique de la révolution sociale, ils brûlent les papiers des archives
municipales et le portrait du roi. Ensuite, ils détruisent les compteurs des moulins ces
« percepteurs mécaniques de l’impopulaire impôt sur la farine ». La
foule raconte Masini, est enthousiaste devant ce feu allumé avec cette paperasserie
d’actes de propriétés, papiers timbrés, etc.
À Lentino, un village de cinq cents âmes, Cafiero monté sur le socle d’une grosse
croix sur laquelle on avait installé le grand drapeau noir et rouge et harangue en
dialecte la population présente [13], en exposant le programme de l’Internationale ainsi résumé
dans le livre de Masini : « plus de militaires, plus de préfets, plus de
propriétaires. Ni exploités, ni patrons. Les terres en commun, le pouvoir à
tous ». Son discours et suivi de celui du curé du coin qui explique que dans cette
circonstance, l’Évangile et le socialisme sont la même chose, et que les
Internationalistes sont « les vrais apôtres envoyés par le Seigneur pour prêcher
ses lois divines. » Enfil, le peuple, ajoute Masini, « applaudit ce nouveau
règne de Dieu et se regroupe enthousiaste autour de la croix et du drapeau ». Les
mêmes scènes se répètent le jour suivant à Gallo où, selon les souvenirs d’un
Internationaliste, « les gens étaient ivres par le spectacle inattendu auquel ils
assistaient et pour ce jour mémorable qu’ils vivaient dans leur village. »
Cette action préparée pendant l’hiver 1876-77, et que se déroulera entre le 3 et
le 12 avril put se réaliser grâce à ce qui restait de l’héritage de Cafiero, une
somme importante donnée par une femme russe (Smetskaia) de « foi
socialiste », et grâce aux sommes recueillis par divers groupes internationalistes.
Il s’agit d’une histoire exemplaire à plus d’un titre. En effet, je pense
qu’elle donne le ton de ce qui va être l’action idéale de propagande
anarchiste pendant des décennies et cela jusqu’en 1936. Il s’agit d’une
action emblématique dont le sens ne s’est pas perdu avec le temps comme l’ont
été probablement celles des justiciers (ou vengeurs des peuples opprimés) qui par leurs
actions individuelles s’attaquèrent à la fin du XIXe
siècle et au début du XX<e, à telle ou telle
autorité et institutions « qui étaient les plus implacables envers les plus
faibles ».
Mais elle a incendié plus particulièrement mon imaginaire pour plusieurs raisons. Comme
Malatesta et Cafiero, je suis né en Italie du Sud, puis devenu étudiant j’ai
préféré comme Malatesta me « donner corps et âme » à l’Anarchie
plutôt que poursuivre des études universitaires. D’autre part, c’est dans ma
petite ville natale que j’ai eu le livre de Masini qui raconte cette histoire comme
s’il s’agissait d’un roman.
Au début des années 70, à Caggiano il y avait encore beaucoup de paysans. Mes parents,
quant à eux, étaient commerçants. On peut dire encore qu’à ce moment-là, nous
baignions toujours dans cette culture qui léguait d’une génération à l’autre
le respect des autorités, et la religion avait un poids énorme sur nos vies.
Mes racines viennent de là. Puis comme je l’ai déjà indiqué j’ai commencé
à côtoyer la culture qui nous venait de l’autre monde. Ainsi après la rencontre
d’Allen, de Wilhelm et des autres, je tombais enfin sur cette histoire qui me faisait
tout de suite rêver (je parle du rêve de nuit, autant que de celui éveillé). J’ai
rêvé donc de monter moi-même sur ce socle d’où avait parlé Cafiero, de brandir ce
même grand drapeau et d’annoncer a mes compaesani (compatriotes) cette révolution
sociale inaugurant la nouvelle vie libertaire.
D’autre part, comme Cafiero et Malatesta je voulais faire quelque chose pour soulager
le sort des plus faibles, et dans mon rêve je m’adressais à cette foule
enthousiaste, que je ne voyais pas, car je n’avais d’images que de moi et de
quelques compagnons anarchistes autour de moi. Mais, si j’imaginais pouvoir aller
facilement à la mairie et brûler la paperasserie administrative, ce rêve étant un film
muet, je ne sais pas si j’exposais aux caggianesi le programme anarchiste dans ce
dialecte qui était ma langue maternelle, ou si j’utilisais l’italien que je ne
maîtrisais pas vraiment. [14]
Et puis, après avoir lu cette histoire, j’ai pensé que, si des Internationalistes,
cent ans plus tôt avaient pu organiser cette action, moi et un petit groupe
d’anarchistes auraient pu le faire aussi. Passé à l’histoire sous le nom de la
Banda del Matese, celle-ci n’avait provoqué que deux blessés parmi les gendarmes et
encore accidentellement (l’un d’entre eux en mourra par la suite), et plusieurs
mois de prisons surtout, pour les Internationalistes et les « chefs » de cette
expédition. [15] J’étais enfin, moi-même prêt à subir les conséquences inévitables en
cas d’échec de l’opération. J’étais prêt à aller en prison sans
crainte, car comme ce fut le cas pour ces internationalistes qui m’avaient précédé
je pensais que la prison aurait pu être un athénée où j’apprendrais des langues,
et m’instruirais. [16] Enfin, j’imaginais déjà toute la propagande qu’on
aurait pu faire autour de cette affaire, comme cela c’était passé un siècle
auparavant.
En fait, mon imaginaire s’enflammait à partir de cette autoexitation
qu’Augustin Hamon avait déjà constatée lui aussi à la fin du XIXe dans les « confessions » qu’il avait
reçues pour écrire son livre sur la psychologie de l’anarchiste-socialiste. Une
autoexitation que j’ai pu constater depuis en fréquentant le mouvement libertaire,
et un particulier lors des quelques grandes manifestations auxquelles j’ai pu
participer, quand par exemple les slogans anarchistes retentissent très fort dans nos
têtes (nos cœurs) plus que dans les grandes rues des métropoles.
J’ai dit que Cafiero et Malatesta, lorsque se produisit cette histoire, étaient
encore très jeunes, et je pense qu’ils croyaient sincèrement que leur action,
aurait pu incendier l’imaginaire des paysans, ainsi que celui des masses exploitées
auxquelles ils voulaient s’adresser. Je pense qu’ils croyaient vraiment que la
révolution était inévitable et à portée de main et en plus avec cette sincérité et
cette générosité d’âme qui les caractérisaient [17].
Mais Cafiero finira avec une cervelle brulée, et Malatesta faillit dans les années vingt
devenir le Lenine Italien. Puis, avec le temps, ses conceptions anarchistes exprimèrent
de plus en plus une vision gradualista (progressive) des changements sociaux, tout en
gardant la foi en l’Avenir. [18]
Je ne suis plus aussi jeune qu’ils l’étaient lors de cette action, et il
m’arrive de plus en plus de participer à des réunions où je suis le plus vieux.
Pourtant, je ne suis pas assez vieux pour avoir pu rencontrer Cafiero mort assez jeune en
1892, ni Malatesta qui mourait l’année de la naissance de ma mère. Je n’ai pas
rencontré personnellement Reich non plus qui, lui, est mort trois ans après ma
naissance. Mais j’ai rencontré Allen Ginsberg.
En effet, en 1993, il fut invité à Lyon par une librairie spécialisée dans les polars [19]. Je lus cette
information tout à fait par hasard dans un journal gratuit diffusé dans les boîtes aux
lettres locales, et je suis allé à sa rencontre au jour et à l’heure indiqué.
Allen Ginsberg n’avait plus les cheveux longs et la barbe en broussaille qui
l’avaient rendu célèbre, mais ça, je le savais, car j’avais vu dans la presse
quelques unes de ses plus récentes photos. Je n’étais pas surpris non plus de le
voir, sommes toutes, dans cette posture assez banale qui n’avait rien d’un
incendiaire, c’est-à-dire celle d’un auteur assis derrière une table signant
ses livres.
Je savais que mon incendiaire était comme tout le monde, et que désormais ses poésies
étaient lues et enseignées dans les universités. Je pensais aussi qu’il était
désormais moins « révolutionnaire » ou radical qu’autrefois, ce qui me
semblais aussi « naturel [20] ». Néanmoins cet après-midi-là, comme un fidèle, je me
suis approché de lui. Je lui serrai très fort la main (aurais-je dû la lui
baiser ?, ou lui faire la bise ?), et je lui ai dit avec cette ardeur du jeune
néophyte qui voit un mythe se matérialiser devant se propres yeux : « Grâce
à toi je suis devenu ce que je suis ! ». Ginsberg me regarda, il se tira un
peu un arrière et me répondit dans un français teinté de son accent américain,
quelque chose du style qu’il ne pouvait pas, ou ne voulait pas assumer cette
« responsabilité ». Et que de toute façon, sa route était sa route, et la
mienne était la mienne.
Je fus comme abasourdi, puis en souriant et en marmonnant quelque chose comme
« merci quand même », je reculai pour laisser passer ceux qui derrière moi
faisaient la queue pour la signature. Que s’était-t-il passé ? J’avais
l’impression que mon incendiaire avait jeté un seau d’eau glacé sur ce qui
restait de mon enthousiasme juvénile, et je me suis senti comme paralysé pendant
quelques instants. Puis avec ma compagne, nous sommes sortis de la librairie et l’air
frais m’a permis de reprendre ma respiration normalement.
***
De cette rencontre, je put quand même tirer des conclusions qui me
permettront de terminer aussi mon intervention.
Je pense que ceux qu’on peut appeler incendiaires de l’imaginaire, le sont dans
la mesure où eux-mêmes portent en eux cette flamme. Ils sont en fait transportés par
elle, poussés en quelque sort dans ces postures révolutionnaires, non-conformistes,
radicales, qui bouleversent la pensée, les coutumes, la vie quotidienne. D’autre
part, ils arrivent parfois à propager immédiatement autour d’eux leur ardeur,
parfois leurs idées, et leurs vies, propre cervelle, en provoquant des autodafés qui ne
sont pas toujours que littéraires.
Mais leur passion ne peut se répandre que dans un terrain qui est « prêt »
à recevoir leurs messages, et ce terrain est toujours l’imaginaire. Un terrain
fragile où nous habitons et dans lequel, par lequel, nous bâtissons nos utopies. Car, en
fin de compte, l’imaginaire est ce lieu de l’utopie qui se renouvelle
constamment et dont nous nous approchons mais qui, comme l’indiquait Lewis Mumford,
est impossible à atteindre comme c’est le cas pour les points cardinaux. [21] Pourtant, nous avons
besoin, dit-il, de ces points pour pouvoir suivre nos chemins. Ainsi l’imaginaire
nous aide à faire les choix qui s’accordent le plus à notre propre être, et les
principes qui expriment le mieux notre sensibilité sont nos propres points cardinaux.
Parfois pourtant, l’imaginaire qui par définition est une matière vivante, une
réalité concrète, semble endormi comme le corps d’un téléspectateur devant son
écran. Puis comme le battement d’ailes d’un papillon peut provoquer, selon la
théorie du Chaos, une tempête à l’autre bout du monde (ou le caillou jeté dans un
étang cher à Godwin et ses ondes qui se multiplient), quelques vers peuvent mettre en
mouvement, dynamiser cette « énergie vitale » dont parle Reich, et qui est
présente en chacun de nous.
Mais, ces incendiaires de l’imaginaire, contrairement à ce qu’on peut croire,
et qu’on a pu faire croire à certains en proposant ce titre pour ce colloque,
n’utilisent pas forcement du feu.
Allen Ginsberg, en jetant par sa réplique un seau de glace sur mon enthousiasme, a
sûrement éteint la flamme d’un fidèle, mais m’a permis de repenser à ce qui
s’était passé dans ma vie. Je me suis alors aperçu que, si des étincelles sont
nécessaires pour allumer le feu, pour maintenir vivant notre imaginaire, il faut par la
suite l’alimenter constamment. Pour le faire, il faut que notre volonté, notre
curiosité et nos désirs ne se replient pas au creux d’en étendard, d’une
secte, soit-elle celle dite des incendiaires (anarchistes). Il nous faudra toujours être
prêts à guetter, admirer et saisir des nouvelles étincelles.
Mais surtout il faut savoir que nous sommes les seuls à vouloir et pouvoir continuer à
libérer notre imaginaire.
À Allen Ginsberg (1926-1997)
J’aurais voulu être un incendiaire
j’aurais voulu être mon
père et boire des litres de rouges, et des verres de cognac de bon matin
j’aurais voulu être un apôtre et porter la croix de la révolution jusqu’au
dernier jour
j’aurais voulu être un avion et lancer des trillions de tracts sur les peuples
soumis
j’aurais voulu partager le fauteuil de Bakounine en prison ou dans la Première
internationale, celles des travailleurs de la pensée
j’aurais voulu être un fauteuil pour accueillir tous ces culs qui sont fatigués de
courir entre un lieu détesté et un lieu désiré
j’aurais voulu vous aimer, un par un, ou plusieurs à la fois, sans jamais perdre mon
âme
j’aurais voulu chanter comme les cordes électriques de Jimmy Hendrix ou celle
vocales de Jenis Joplin
j’aurais voulu vous parler de la mort de ma mère folle de moi et de son travail,
mais Ginsberg a déjà fait ce travail
j’aurais voulu vous parler d’un frère adoré qui recherche le bonheur avec ses
deux enfants, sa copine, ses deux chiens, sa librairie et le grave souvenir d’une
première femme qui s’est pendue
j’aurais voulu partager avec vous ces trois jours de colloques en entendant vos
confessions et vous parler de mes contradictions
j’aurais voulu voir scintiller les couteaux pour les gâteaux et jaillir les flammes
de vos lance-flammes
j’aurais voulu pendant ces jours, planter mon drapeau devant les librairies de
Grenoble et en souriant crier : « Allez ! », à tous les affamés de
la terre
j’aurais voulu apporter à mon directeur de thèse un travail ficelé avec amour et
compétence comme ce boucher intellectuel qui parle de ses morceaux d& !146 ;animaux
dépecés
j’aurais voulu être l’instrument de la colère et un miroir qui permette la
réfraction de nos amours
j’aurais voulu mettre en bouche un texte compréhensif et scientifique dans une
boîte d’allumette remplacée par une boîte de préservatifs
jouer une pièce tout nu, et vous montrer mes cicatrices, comme celles de Noami, la mère
de mon incendiaire
j’aurais voulu vous palper sous les jupes et les pantalons, si seulement
j’étais un Ignus qui a pris conscience d’être un Ignus, qui veut être un
Ignus, mais je suis né trop tôt et j’arrive trop tard
j’aurais voulu que vous enleviez vos lunettes, ouvriez le thorax et montriez ce
muscle cher aux poètes
j’aurais voulu faire partie de l’Académie des Sagittaires, mais je ne suis
qu’un Taureau
j’aurais voulu vous indiquer l’île des incendiaires mais elle est dans ma
boîte crânienne
à vous de la chercher dans la votre
j’aurais voulu m’adresser au peuple de Letino et de Gallo comme le firent mes
amis de la Banda del Matese et lui dire que désormais il n’y avait plus
d’entraves
et comme avait fait, le diable au corps, le grand russe, déclarer du balcon de
l’Hôtel de ville de Lyon :
« l’État est aboli, retournez au travail »
j’aurais voulu vous étrangler
pas vous qui admirez les incendiaires, ni même pas ceux qui les détestent, mais ces
zombies imaginaires qui trottent dans nos esprits et nous font croire à un avenir radieux
j’aurais voulu être celui que je suis, mais plus beau, plus grand, plus intelligent,
plus cultivé, plus révolutionnaire, plus anarchiste, plus romantique, plus libertaire,
plus makhnoviste, plus bookchiniste, plus stirnerien, plus philosophe, moins sociologue,
plus riche et moins pauvre, etc.
j’aurais voulu porter sur mon dos d’âne le sort du monde
prendre un pinceau et incendier une toile, celle blanche des salles obscures et observer
vos réactions
faire une action de sabotage pour saboter ce colloque et tous les colloques à venir, pour
ramener la flamme dans la rue comme dirait l’anar Léo, mais je sais que ceux qui ne
sont pas ici ont des bonnes raisons d’aller faire leurs courses et acheter le dernier
Onfray
je sais des choses, et j’aurais voulu vous les raconter en 17 pages, 21 notes en bas
de page et quelque pointe d’humour qui n’aurait pas allumé de feu, mais
arraché un sourire, épanoui de l’ami-e, crispé de l’ennemie
J’aurais voulu être un artiste québécois et bouleverser vos habitudes
j’aurais voulu être un sociologue et vous parler de l’imaginaire
j’aurais voulu être chacun de vous et en chacun de vous pour que ces journées
sacrées, elles soient vraiment sacrées
pour que des étincelles s’échappent de ce bunker et atteignent le cœur du
monde
mais
je ne suis pas mon père et je ne peux pas gober plus de trois verres de vin rouge sans
avoir des visions et vomir éventuellement
je ne suis pas Ginsberg, qui avant de mourir a encore écrit :
« Dire tout ce qui passe par la tête est la bonne tactique pour détruire
l’État policier »
et nous rappellé pourquoi il avait écrit des poèmes
« J’écris des poèmes, m’a-t-il soufflé, parce que les poètes russes
Maïakovski et Essenine se sont
suicidés, il faut que quelqu’un d’autre parle »
qui nous a légué enfin l’hymne de la Cinquième Internationale dont voici les
paroles :
« Debout prisonniers du mental
debout Névrosés de la Terre
L’Éclair de l’Éveil nous libère
voici qui naît un monde sacré
Libéré des liens qui nous attachent
De l’agression de l’Esprit
Le Monde va changer de bases
Nous étions cons nous serons Fous
Sur la Voie où tout s’additionne
Que chacun trouve son coin
L’École de la Folle Sagesse
Peut sauver le Genre Humain »
(pour les notes, voir Cosmopolitan greetings, Christian Bourgois Editeur, Paris, 1996,
page 199.)
mais
je ne suis pas Carlo Cafiero qui par souci de justice ne voulait plus recevoir, à la fin
de sa vie, les rayons de soleil car il pensait que d’autres en avaient plus besoin
que lui
je ne suis pas ce travailleur manuel & ouvrier de la pensée, le bien nommé Malatesta
qui parcourut le monde à la recherche de la révolution, en faisant la révolution, en
haranguant la foule en napolitain, en italien, en anglais, en espagnol, et peut-être avec
cette langue universelle des signes qui pour dire révolte envoie le poing en l’air,
comme ceci...
je ne suis pas un éditeur, ni un écrivain, ni un séducteur
je ne suis pas celui qui pourra vous bercer dans la langue de Molière, ou vous incendier
avec ces lance-flammes professionnels qui sont en vente libre dans les supermarchés
je ne suis pas un docteur, ni même un rêveur, ni même un courtisan, ni même un homme
ou une femme, ni même cette image que vous croyez voir, car je ne suis pas ici devant
vous, mais à côté de vous, derrière vous, je vous prends la main en vous laissant une
simple petite empreinte d’hystérie
je ne suis pas ma mère qui rêve pour moi de moi à ma place et pour l’éternité,
avec ce sourire de la Joconde, et les grands yeux blâmant mon comportement
je ne suis pas un incendiaire ni même un poète, tout ceci n’est que de la mise en
scène dans cette pièce où vous êtes les acteurs et moi un répétiteur
je ne suis finalement que ce que vous voyez
car, voyez-vous,
les incendiaires de l’imaginaire qu’on a cherché et qu’on traquera encore dans
les prochains colloques ne sont pas forcément là où vous croyez
car,
votre incendiaire à vous est dans votre propre boîte crânienne
et il attend que vous lui apportiez de quoi alimenter sa flamme
quant à moi
je vais lui toucher un mot afin qu’il ne m’abandonne pas.
Merci.
NOTES :
[1] Pourtant, Boris
Cyrulnik, l’éthologue, ainsi que d’autres hommes de science ne désespèrent
pas de la trouver. Cf., son intervention (« Formule chimique du bonheur »)
présenté lors du colloque de Châteauvallon de juin 1995, maintenant reproduite dans
l’ouvrage collectif, Pour une utopie réaliste, autour de Edgar Morin, Éditions
Arléa, Paris, 1996.
[2] J’ai déjà rappelé mon histoire dans le Rêve au quotidien, ACL, 1996. Les
curieux peuvent s’y référer
[3] Dernièrement en lisant les mémoires de Emma Goldman je suis tombé sur le passage
suivant : Die Freigeit [journal en langue allemande publié aux États Unis dans les
années 1880 par l’anarchiste Joahnn Most], dit-elle, était rempli
d’informations sur les événement de Chicago, mais avec un langage qui me laissa
littéralement sans le souffle. En effet, il était complètement différent de celui qui
était utilisé dans les réunions du groupe socialiste [...]. C’était une fleuve de
lave incandescente, dont jallissaient, comme des langues de feu, le ridicule, la nique et
l’outrage, en outre il y soufflait une haine profonde pour les puissant qui
ordonnaient le criminel complot de Chicago ». Vivendo la mia vita, éd. La
Salamandra, Milano, p. 17. Cette autobiographie a été publiée en français sous le
titre Une épopée anarchiste, Complexe, Paris, 1984.
Errico Malatesta dans un article publié en 1926 qui pacontait sa première rencontre avec
Bakounine, indique ce que « mi metteva in orgasmo », écrivait-il, et puis
plus loin « C’était impossible pour un jeune d’avoir un contact avec lui
sans se sentir enflammé par le feu sacré, sans voir s’élargir ses propres
horizons, sans se sentir les chevaliers d’une noble cause, sans faire des grands
vœux pour l’avenir ». In E. Malatesta, Pensiero e azione, troisième
volume, Carrara, 1975, pp. 244-48.
[4] C’est elle qui l’avait traduit. En effet elle avait fréquenté pendant des
années Ginsberg et ses amis. Elle a publié au début des années 1970 plusieurs textes
aujourd’hui réunis dans le livre Beat, Hippie, Yippie, de l’underground à la
contre-culture, Christian Bourgois Éditeur, Paris, 1977. C’est toujours chez cet
éditeur qu’on peut trouver, plusieurs livres d’Allen Ginsberg. J’ai
consulté Howl, 1977, Reality sandwiches, 1972, Kaddish, 1976, Linceul Blanc, 1994, et
Cosmopolitan Greetings-Poèmes 1986-1992, 1996.
[5] « Ignu : mot utilisé souvent par Ginsberg et Kérouac, combinaison entre
gnostique et agnostique et ignorant ». Cf. Kaddish, Christian Bourgois Éditeur,
1976, 1993, p. 215. (Jack Kérouac, 1922-1969, auteur entre autres de Sur la route,
« Le livre clé de la beat generation », coll. Folio, Éditions Gallimard,
1978. Première édition 1960.)
[6] Cf., ses propos dans l’entretien « Allen Ginsberg, la légende de la beat
generation », paru dans le Magazine littéraire, n° 341, de mars 1996.
[7] Cf., Wilhelm Reich, La révolution sexuelle, Christian Bourgois Editeur, Paris, 1982,
p. 180. La première éd. française est de 1969, publiée aux Éd. Plon.
[8] Il faudrait revenir sur ce petit ouvrage et la vie de Bakounine, et lui rendre une
place dans l’histoire des imaginaires révolutionnaires, qui pour moi correspond à
une histoire des incendiaires des imaginaires, qu’il reste à faire.
[9] Mouvement pour l’indépendance de ce pays au milieu du XIXe siècle.
[10] J’emprunte cette citation et toutes les suivantes au livre de Masini intitulé,
Gli anarchici italiani, da Bakounine a Malatesta, Rizzoli editore, Milano, 1969.
[11] Carlo Cafiero, par exemple n’avait que trente et un ans et Errico Malatesta
seulement vingt-quatre.
[12] En réalité, Malatesta avait déjà participé à une autre tentative
insurrectionnelle en 1874 dans les campagnes des Pouilles, en même temps que
d’autres internationalistes dans d’autres régions de l’Italie, comme par
exemple à Bologne avec Bakounine, sans pour autant que ces tentatives aboutissent
[13] Carlo Cafiero était de Barletta une ville des Pouilles. Pier Carlo Masini lui a
consacré un joli livre : Carlo Cafiero, Rizzoli Editore, Milano, 1974.
[14] En effet, ma culture libertaire, ma culture anarchiste prenait ses racines dans les
lectures que je faisais en italien, qui était quand même une autre langue pour moi, et
qui portait en elle-même un autre imaginaire que celui dont on pouvait prendre conscience
dans notre dialecte.
[15] Plusieurs participants déclareront qu’il n’y avait pas de chefs et que
pendant cette expédition chaque jour à tour de rôle la ceinture rouge qui désignait le
responsable était portée par l’un de ces internationalistes présents à
l’action. Mais en réalité trois d’entre eux sont restés gravés dans
l’histoire du mouvement anarchiste. Cafiero, Malatesta, et Ceccarelli, le moins connu
des trois...
[16] D’ailleurs pendant sa détention Cafiero avait traduit le Manifeste du Parti
communiste de Marx, en en faisant un Abrégé. Malatesta avait écrit plusieurs articles
et l’anarchiste d’origine russe Stepniak son livre La Russe souterraine...
[17] Les membres de la Banda del Matese, qui devaient par leur action démonstrative abolir
la propriété privée, même s’ils étaient affamés et sous une pluie battante
depuis des jours ne laissèrent-ils pas l’agneau au berger auquel ils avaient
confisqué face à ses pleures ?
[18] C’est tout du moins ce qui pense l’historien du mouvement anarchiste, Max
Nettleau quand il affirme que : « Malatesta avait l’idée fixe
d’arriver à la révolution faite par les masses avec l’esprit
anarchiste » (Cf., La vida de Errico Malatesta, el hombre, el revolcionario, el
anarquista, Édition Tierra y Libertad, Mexique, 1945.) D’autre part, trois ans avant
de mourir en 1928, dans la préface au livre de Nettlau, Bakunin e l’Internazionale,
il écrivait encore ceci : « Nous pouvons regarder avec confiance vers
l’avenir. Malgré la tristesse du temps qui passe, malgré la vague de servilisme et de
peur qui déshonore et paralyse en ce moment les foules. Malgré l’éclipse temporaire qui
obscurcit toute lumière de liberté et de dignité, nous sentons, nous savons, que
l’ouragan s’épaissit et qu’un jour ou l’autre une pluie féconde devra éclater. »
[19] La Librairie s’appelait Choc Corridor. Elle était gérée par un copain
libertaire. Elle ferma ses portes en 1997.
[20] Ce qui n’était qu’une mauvaise impression dûe à mon imaginaire militant
qui, lui, n’accepte que des postures révolutionnaires identifiables à tel ou tel
comportement, à un engagement précis. Mais en réalité, et en lisant ses derniers
livres je me suis aperçu qu’il a continué à dénoncer les États policiers :
« L’Amérique est à jamais démocratique, des chérifs hors-la-loi ont
descendu Indiens, bons, méchants, chinetoques, youpins négros avant de
s’entre-flinguer ».
« L’Espagne a toujours tué taureaux & adoré le sang, matadors &
crucifixion, les rouges & les fascistes ont assassiné les anarchistes ». Ces
vers, il les écrivait en 1984, et dans ce recueil Linceul blanc paru en France en 1994
(op. cit.) ; il y a encore beaucoup de fraîcheur, spontanéité, et, il écrivait
encore ceci : « je médite à la révolution mondiale »...
[21] Cf., Storia dell’Utopia, Editori Riuniti, Roma, 1997.
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