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Les incendiaires de l’imaginaire
Réfractions n° 6, Hiver 2000

Les incendiaires de l’imaginaire

On les a pris collectivement en photo, et on les a affublés d’une légende – « Les incendiaires de Grenoble » – ces braves universitaires (pour la plupart) appointés par l’État ! À prendre au second degré, bien sûr ! Car ils ne se sont pas réunis en colloque, en mars 1998 à Grenoble, pour prendre la pose. Ils avaient un projet bien plus passionnant : jeter quelques lumières sur l’avènement des imaginaires sociaux de rupture. Et la rupture, dans l’imaginaire, est toujours radicale. C’est après coup que la raison transige. Laissez une foule exprimer son désir de rupture avec un régime oppresseur : tout de suite, ce sont les barres à mine et les allumettes qui sortent ! Nous sommes en plein dans l’anarchie ! C’est en effet une grande qualité de cet ensemble de contributions que de nous dire l’anarchie sans être limitées par la révérence au panthéon de l’anarchisme dûment estampillé. Il y a, tout au long de ces pages un grand souffle d’air frais, le monde de l’anarchie est bien plus vaste, riche et varié qu’on ne le soupçonnait, et on redécouvre même de vieux auteurs de notre enfance, tels Jules Verne, ou Hervé Bazin, selon cette nouvelle dimension.
La réponse au problème de l’origine des imaginaires sociaux de rupture apparaît quelque peu préjugée par le titre même du colloque : « Les incendiaires... ». On semble désigner ainsi une élite pyromane qui agirait sur un peuple dont la vertu, au mieux, serait d’être combustible. Heureusement, la lecture de l’ouvrage brouille cette image un peu complaisante. Pessin, dès la première contribution, place l’imaginaire de la rupture dans le cadre de l’imaginaire rêveur et créateur mis en valeur par Gaston Bachelard. C’est dire que les imaginaires dont il est question ne peuvent être sociaux que parce que des individus y trouvent l’occasion d’exprimer de manière renouvelée leur désir, et que
ce désir va accueillir les images, les transformer, les enrichir, en un mot les faire vivre, pour son propre compte. Ce processus de réappropriation spontanée est illustré avec beaucoup de force et de sincérité dans les textes de Pucciarelli et de Pessin partir de leur vécu propre. Il s’agit de la vie même de l’imaginaire social quand le esprits sont libres, c’est-à-dire libérés d l’enchaînement aux images redondante et convenues de l’imaginaire idéologique Peut-être bien est-ce dans cette prise d’initiative de l’imagination qui pose des possibles inédits – ce que Bachelard appela « sa fonction d’irréel » – que gît le secret d problème de la liberté ? Cela semble être confirmé par le précieux contrepoint au constitue l’analyse de l’imaginaire du Front national (Bronner) : derrière ce qui pourrait apparaître comme un langage d rupture, on découvre toujours la présence d’un imaginaire figé – de pureté, d’intégrité, de restauration, de défense, etc. renvoyant immanquablement au passé.
Nous sommes donc tous des « incendiaires de l’imaginaire » pour autant que nous rêvons de possibles inédits par refus du réel tel qu’il nous est donné. L’image du « baril de poudre » proposée par Colombo (à la suite de Landauer) est bien venue, et c’est à la méconnaître que plu d’un dictateur, croyant contrôler le peuple par l’omniprésence de ses images idéologiques, se l’est vu exploser au visage.
Il reste qu’il y a des foyers particuliers de diffusion du feu, des passeurs privilégiés d’imaginaire. C’est pour cela que l’ouvrage réserve une large place à ceux qui ont créé des œuvres pourvoyeuses d’image propres à faire résonner les imaginaire individuels. Il y a des citations-pépites découvrir, tant du côté des poètes – Père Artaud – que des romanciers – Kafka, Cortazar, etc. Le champ culturel évoqué ne se limite pas à la littérature, puisque des contributions s’attachent à mettre en valeur l’imaginaire de rupture dans la musique rock, dans le cinéma (Buñuel) et dans la contre-culture américaine. Tout cela est passionnant car l’on bénéficie de l’éclairage de contributeurs parfaitement informés de leur sujet.
Quelques contributions abordent le problème de l’imaginaire de rupture de façon plus franchement théorique. Colombo passe joliment de l’incendie de l’imaginaire à l’imaginaire de l’incendie, pour montrer qu’en amont de nos imaginaires de rupture il y a des investissements fort sexualisés et liés à une phase archaïque de l’histoire de l’humanité.
Si l’on ne peut qu’adhérer à la notion de « fonction utopique » que propose Bertolo pour unifier tous les imaginaires de rupture, il faut se défier comme de la peste de sa thèse selon laquelle il y aurait un devoir de répandre le bon imaginaire (p. 281). L’imaginaire utilisé comme moyen, commercial ou, pire encore, politique, est toujours un asservissement, pour la simple raison que l’imaginaire n’est libérateur qu’autant qu’il est spontané. Un artiste ne livre pas au public des images – toutes de rupture qu’elles soient – pour induire des comportements, mais parce qu’elles sont belles. Elles sont donc une fin et, cette fin, chacun est libre de la faire sienne selon les singularités de son désir. Le comportement, révolutionnaire, ou pas, n’a rien à voir à l’affaire, car il ressortit d’une autre position de la liberté de l’individu, celle du choix d’agir. Si l’on voulait induire un comportement révolutionnaire en répandant un imaginaire de rupture, cela signifierait que l’on parie sur une certaine lâcheté des individus qui se laisseraient guider par leurs passions plutôt que de maîtriser leurs buts, ce qui est la plus mauvaise manière de commencer à édifier une société libre.
Au vrai, nous sommes là exactement dans le débat que met en scène Colson entre l’interprétation de l’imagination spinoziste selon Négri et selon Deleuze. Alors que Négri croit pouvoir tirer de Spinoza l’idée d’une bonne imagination qui devrait guider l’émancipation du peuple, Deleuze montre que, dans la perspective de l’action, l’imagination doit se dépasser dans les notions communes.
Et, en effet, lorsqu’il s’agit d’action collective, et a fortiori de l’action politique, les imaginaires doivent être surmontés, car ils nous maintiennent toujours dans la subjectivité et le passionnel. C’est à la raison alors d’œuvrer pour que soit défini un projet commun. L’imaginaire n’est pas pour autant nié, il continue à représenter le motif subjectif qui soutient l’engagement dans l’entreprise commune. C’est sans doute ce que la présence d’objets symboliques, tel un drapeau, veut rappeler.
Il est ainsi très éclairant d’examiner le lien entre l’imaginaire et le comportement politique, mais uniquement d’un point de vue rétrospectif, pour mieux comprendre les engagements politiques, comme il est fait dans ces textes. Mais il est illusoire et dangereux d’arguer de ce lien pour essayer de déterminer les comportements politiques.
Hors cet intérêt théorique, les imaginaires sociaux valent pour eux-mêmes, c’est-à-dire pour le plaisir de rêverie qu’ils suscitent. Et ce recueil contient deux moments de rêverie qui sont comme des respirations au milieu de l’ensemble des contributions. L’une, un peu nostalgique, nous ramène aux affects intenses de Mai 1968. L’autre, sur les marmites, termine le plus heureusement qui soit l’ouvrage, en nous montrant comment un regard féminin peut dépasser les incendiaires images masculines, pour faire du feu une énergie domestiquée et féconde, capable de faire grandir collectivement les humains.

Pierre-Jean Dessertine


Réfractions n° 6, Hiver 2000