« Françoise Routhier m’a dit un jour : ‘‘Lorsque j’ai vu des fous
dans le mouvement j’ai compris que c’était une révolution.’’ [1] »
Il suffit de se pencher un brin sur l’histoire de mai 68 pour comprendre à quel point le fameux article de Pierre Vianson-Ponté du 15 mars 1968 : la France s’ennuie était le fruit d’un aveuglement journalistique. Dans son ouvrage « Mai 68, un mouvement politique », Jean-Pierre Duteuil, co-fondateur du mouvement du 22 mars, s’attache à rappeler la montée des revendications, des grèves et révoltes dans les années qui précèdent le mois de mai parisien. De même, Claire Auzias introduit le filon libertaire dans la genèse des événements. Scission au sein de la fédération anarchiste, parution et impact des revues telles que Spartacus, Noir et rouge, et bien sûr Socialisme ou barbarie ou L’internationale situationniste (le succès de cette dernière se faisant surtout a posteriori.
Mais le gros du travail de Claire Auzias dans « Trimards, « pègre » et mauvais garçons de Mai 68 » est d’extraire et partager des archives souvent inédites, de redonner vies à des témoins et acteurs que l’éclairage habituel ne sait que laisser dans l’ombre. À travers quelques personnes dont la mémoire est ravivée elle donne à voir tout un pan camouflé d’une histoire trop facilement orgueilleuse.
Ils sont dans l’hexagone des années 60 une sorte d’équivalent des hobos américains. S’appelant trimards à Lyon, zonards à Nantes, Katangais à Paris, loulous à Grenoble, ils zonent de ville en ville, travaillent occasionnellement, ne construisent leur existence qu’aux dépens d’un jour le jour, de boulot en chômage, menant une vie comme elle vient.
S’ils représentent bien 10 % des protagonistes du mouvement de 68, on ne peut pas dire pour autant que justice leur soit rendue. Sans direction ni ambition, anarchistes ou désinvoltes, ils dorment souvent dehors et sont réputés « inorganisés », si bien que plus tard leurs traces ont disparu, ils n’en voulaient pas. Pourtant eux aussi ont occupé universités et usines, ont pris part à la secousse, ont appuyé sur le champignon des émeutes. Claire Auzias rapporte les mots de ceux-là qu’elle fait le pari de réhabiliter. C’est de la sorte à une « histoire de terrain » qu’elle se livre, non pas à travers les discours prononcés, les débats stratégiques, les hauts faits d’armes, mais à partir de divers témoignages des protagonistes de l’époque.
Cela se passe à Lyon, où une historienne en herbe était encore lycéenne, Claire Auzias elle-même. Elle présente l’un de ces trimards et lui donne la parole : « Fernando Morente avait seize ans en mai 1968. Il avait déjà vécu pendant deux ans à la rue, sous les ponts, et connaissait le groupe Bakounine qui tenait parfois des réunions élargies, au-delà de ses membres. Ses camarades ignoraient tout de sa vie clandestine de mineur en fugue. Mais aussi s’en fut à la faculté des lettres occupées dès que possible :
‘‘L’histoire de la fac de 1968, alors ça, par contre, je suis au courant parce que ça s’est passé devant moi : Paris avait démarré avec la Sorbonne et tout le bataclan, et Lyon ne bougeait pas. Et Sylvain, au groupe Bakounine, a eu une idée géniale. On était un samedi, en réunion, et il a dit : « Mais pour les faire démarrer, il faut leur dire que la fac de lettres sur les quais est occupée. Il faut leur dire ça, à l’INSA. Et à la fac de lettres, il faut leur dire que l’INSA est occupé et que les étudiants se sont mises en grève.’’ Et ils en ont décidé ainsi. Ils ont téléphoné à un endroit et à un autre, et les deux facs se sont mis en grève. […] [2] »
La nuit du 24 mai à Lyon est une nuit d’émeute, une manifestation énergique marche vers la préfecture, laquelle est fermement protégée par les forces de l’ordre. Le bilan de ces affrontements sera de plusieurs centaines de blessés. À un moment, un camion sans chauffeur navigue dans la foule et termine sa course dans un réverbère. On retrouve à son pied le cadavre du commissaire Lacroix, c’est la première victime officielle de mai 68. Il aurait été écrasé par le véhicule. C’est du moins la version que donne la préfecture. On parle du thorax écrasé, d’une mort qui s’ensuit. Qui donc a pu « armer » ce camion ainsi ? Et là, les trimards font leur apparition.
« A Lyon, courant mai 1968, aucune archive de police n’évoque ces personnages. Il faut attendre les lendemains du 24 mai, c’est-à-dire l’après-décès d’un commissaire de police lors des affrontements, pour que l’opinion publique cherche des explications : d’où put provenir une telle frénésie, présentée par touts comme néfaste ? Tout le monde n’avait pas lu sur les murs : ‘‘la passion de la destruction est une passion créatrice.’’ [3] »
Ainsi, en juin, Michel Raton est arrêté et incarcéré. En septembre, c’est au tour de Marcel Munch. Deux autres trimards sont arrêtés et incarcérés quelque temps pour trouble à l’ordre public lors de la projection d’un film pro américain sur le Viêt Nam. Raton et Munch restent deux ans derrières les barreaux avant d’être jugés.
En septembre 1970, durant le procès qui enfin se tient, le médecin de service la nuit du 24 mai à l’hôpital témoigne. Il précise que le commissaire Lacroix est mort d’un infarctus, et que c’est lui-même qui lui a brisé le thorax dans un ultime effort pour le réanimer. L’accusation ne peut plus que tomber. Les inculpés sont acquittés.
Claire Auzias nous présente cette catégorie mal explorée, les trimards, à travers certains cas.« Le 8 juin : ‘‘Le Gitan di Kakou, un trimard, a pris cette nuit une crise de delirium. Il est enfermé à l’amphi Rudi Dutschke. Il faut le ramener dans sa roulotte à Gerland.’’ Un exemple parmi tant d’autres qui dévoile l’incivilité des trimards aux yeux de la plupart de leurs observateurs. En effet, les trimards aux yeux de la plupart de leurs observateurs. En effet, les trimards buvaient beaucoup, et aussi se défonçaient pour autant qu’on sache, et notamment à l’éther, mais si mes souvenirs sont exacts, aussi, amphétamines, me semble-t-il. Les archives abondent de ces témoignages de la vie turbulente que menaient les trimards à la faculté des lettres. Ce qui probablement traduisait une importation du modus vivendi pour ceux d’entre eux qui vivaient à la rue auparavant, et une culture d’entre soi dite de « déglingue » – un mot qui leur était familier – une sorte d’émulation à la démesure, un code à usage interne… [4]
Elle précise : « Il apparut rapidement que quelques trimards relevaient de l’éducation spécialisée, ce qui explique la présence des religieux dans ces locaux. Certains étaient des mineurs en fugue du domicile familial que leurs parents avaient fait rechercher. » [5]
À Paris, les Katangais semblent d’autres spécimens. « Radicaux » également, ils ont formé le Comité intervention rapide (CIR), qui intervient efficacement au cœur de l’action. « Il faut bien le reconnaître, sur une barricade, un loubard vaut bien deux étudiants. » note alors Jean Raguenes [6], repris par Claire Auzias, qui passe en revue quelques villes où pareil phénomène et phénomènes ont été repérés.
Il s’agit ensuite, pour Claire Auzias (avec le philosophe Jean-Christophe Angaut), de voir en quoi cet ensemble disparate s’inscrit ou non dans l’incertaine catégorie lumpenprolétariat, laquelle vaut d’être examinée tant elle a fait couler d’encre dans des sens souvent contradictoires. Main d’œuvre sans conscience, lui appartiendrait tout agent des basses œuvres des contre-révolutions, échappant donc au salut révolutionnaire ? Pour autant, d’aucuns veulent sauver ces corruptibles. Stirner a dit son mot. Et Bakounine. Et cet autre anarchiste, Gustav Landauer, pour qui ce ne sera pas le prolétariat qui fera la révolution, y voyant même une partie du problème, parce que fruit de la division par classes : « Il faut être autre chose qu’une force de travail marchandable pour renverser la société bourgeoise, et cette autre chose s’appelle l’esprit de révolte et le désir de liberté, le refus de l’ordre hiérarchique et la volonté de se liguer librement avec d’autres [7]. » Pour Landauer, « ce sont les révolutions qui, en défaisant les prolétaires, font les révolutionnaires [8]. » S’il n’a pas prononcé, par repris le mot lumpenprolétariat, il semble pourtant bien parler de ceux-là mêmes qui en ressortissent.
Dans un chapitre suivant, Claire Auzias nous propose des pistes de lectures, nous invitant à découvrir quelques écrivains qui ont su mettre dans leur livre ce goût et ce réel, celui des cheminots, celui des trimards. De Gaston Couté à Georges Navel. Et puis bien sûr, après un détour par l’Argentine (avec Héloïsa Castellanos), les livres évoquant la vie des hobos américains, comme celui très connu de Ben Reitman. ou encore les ouvrages consacrés aux beatnicks.
La dernière partie de l’ouvrage est un ensemble de documents inédits, tout d’abord le manuscrit original du livre du Comité de lutte pour la libération des prisonniers politiques, préfacé par Françoise Routhier. Car les trimards emprisonnés, s’ils constituaient des coupables parfaits aux yeux de beaucoup, n’en ont pas moins été soutenus par des proches, jusqu’au procès de septembre 1970. Des entretiens ont été réalisés, reproduits ici, où il est question aussi de Michel Mougin, autre trimard inquiété par la justice, en liberté conditionnelle, et qui mourra peu avant son procès, à dix-huit ans et demi. Probablement s’est-il suicidé. Ses parents, qui témoignent ici, en doutent pourtant.
Trimards, pègre et mauvais garçons de Mai 68 est à certains égards un cahier ou un album en plus d’être un livre, en ce sens qu’il donne à voir directement les archives, les sources, comme pour un ouvrage à faire soi-même. Ouvrage précieux, en tout cas, sur cette période, pour dessiller les yeux mêmes les plus avertis sur la période. Ouvrage qui ouvre une fenêtre jusqu’alors occultée, qu’il sera désormais difficile de cacher encore. Une fenêtre encore battante et qui le restera.