Barricata et Alexandre Jacob, juin 2004
Fanzine de contre culture du RASH Paris-Banlieue
N°12 : juin 2004
Alexandre Jacob, portrait d’un bagnard anar
« Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend »: Portrait d’Alexandre Jacob
L’homme, qui vient de se suicider par injection de morphine, a pourtant droit à un entrefilet dans l’hebdomadaire satirique Le Canard Enchaîné ainsi que dans la nouvelle formule du Monde Libertaire. Le journaliste reporter Alexis Danan («Cayenne» 1930) lui consacre une large oraison dans la revue Noir et Blanc. Le mensuel Défense de l’Homme de Louis Lecoin, fait l’éloge de celui que le Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier de Jean Maîtron qualifie de «dernier des grands voleurs anarchistes».
Cinquante ans plus tard, le syndicat d’initiative de Reuilly organise une exposition–souvenir sur Alexandre Marius Jacob. Pourquoi pas? Le Val de Loire a ses châteaux, le Berry ses sorcières et cette petite commune de l’Indre, l’homme qui aurait inspiré Maurice Leblanc pour créer le personnage d’Arsène Lupin.
Cinquante plus tard, la maison d’édition libertaire L’Insomniaque réédite Les Écrits de celui qui ne fut ni le gentleman–cambrioleur d’un quelconque romancier bourgeois et normand, ni un énième Robin des Bois du XIXe siècle finissant, ni un nouveau Mandrin, ni même un autre Papillon tentant la belle dix sept fois dans l’enfer vert et pénitentiaire de la Guyane, encore moins un Vidocq de plus (voleur, bagnard, puis premier flic de l’Empereur). Alexandre Jacob est à dix lieues de ces innombrables clichés qui ont fait la fortune de quelques ouvrages à prétention biographique et qui dissimulent mal une authentique figure de l’individualisme anarchiste, un théoricien de l’illégalisme mettant en pratique ses convictions; associant l’acte au discours; payant de sa personne trois ans d’une guerre sociale menée contre l’hypocrite honnêteté bourgeoise qui légitime et justifie toutes les exploitations, toutes les injustices, tous les vols.
La réédition – revue et augmentée – des Écrits tombe à point nommé; elle autorise une relecture de la geste jacobienne.
Les Travailleurs de la Nuit.
Marseille, 28 septembre 1879. La ville compte environ 350000 habitants. Explosion urbaine et révolution industrielle oblige, l’exode rural et une forte immigration drainent tout un prolétariat s’usant à la tache dans les huileries, dans les sucreries et sur les docks. La bourgeoisie marchande de la ville expose sa fortune dans les beaux quartiers. Rue Navarin, Alexandre Marius est le premier minot d’un jeune couple récemment uni par les liens du mariage. Joseph Jacob, le père, navigue comme boulanger sur les paquebots de la compagnie des Messageries Maritimes. Marie, la mère, donne naissance à trois autres rejetons. Tous décèdent avant leur premier anniversaire. L’unique enfant, objet de toutes les attentions, passe son certificat d’études à onze ans puis embarque comme mousse sur l’Armand Behic. Direction la Nouvelle Calédonie via le canal de Suez et l’Australie. Épisode marquant: « J’ai vu le monde et il n’était pas beau » déclare Alexandre Jacob bien plus tard devant ses juges à Amiens en 1905. Trafics en tout genre; celui de la chair humaine et de l’esclavage paye bien. Transport à fond de cale de bagnards repris vers le bagne de Nou, parqués comme des chiens. Pendant ce temps, le jeune garçon de treize ans côtoie aussi la high society qui fait le tour du monde. Désertion à Sydney, puis abandon définitif de la navigation, retour à Marseille.
Alexandre fréquente de plus en plus les cercles anarchistes de la ville. 1897. la période des attentats est terminée depuis 3 ans, les «lois scélérates» de 1894 ont voué les libertaires à une répression impitoyable. Mais la hantise d’une marmite explosive perdure. L’anarchiste est l’ennemi. Le président Félix Faure est en voyage dans le Midi. A l’occasion, la police arrête deux apprentis chimistes, lecteurs assidus de l’Indicateur Anarchiste, petit manuel de recettes détonantes imprimé au début des années 1890 à Londres. La police marseillaise ne lâche plus Alexandre Jacob et le jeune homme peine à trouver un emploi stable.
31 mars 1899. un commissaire et deux inspecteurs se présentent chez le sieur Gilles, commissionnaire au Mont de Piété de Marseille. Ils l’embarquent après avoir dressé l’inventaire et réquisitionné tout le matériel en dépôt. L’honnête homme est laissé au tribunal tandis que les trois individus s’enfuient discrètement emportant un butin d’environ 500000 francs. Le lendemain, le vol fait rire la France entière. Alexandre Jacob est entré par la grande porte dans la famille des illégalistes. Depuis Clément Duval en 1886, le vol est l’objet de tous les débats dans les milieux anarchistes. Pour certains, comme l’équipe de Jean Grave et des Temps Nouveaux, le voleur n’est qu’un parasite, vivant comme le bourgeois sur le dos du travailleur. Pour d’autres, il ne s’agit que d’une reprise des biens spoliés aux masses prolétaires.
Arrestation à Toulon le 3 juillet 1899. Jacob simule la folie pour éviter cinq années de réclusion. Le 19 avril 1900, il s’évade avec la complicité d’un infirmier de l’asile d’Aix en Provence. C’est à Sète que Jacob se réfugie. Chez Ernest Saurel, ami de Santo Géronimo Casério, il met au point une bande de cambrioleurs agissant au nom de la cause. A la différence des propagandistes par le fait, le sang ne doit pas couler. Sauf pour défendre sa liberté. Ravachol, Vaillant, Henry s’étaient attaqués à des symboles. Les Travailleurs de la Nuit, pendant trois ans, visitent les belles demeures de France et de Navarre. Et même au delà, car le principe de frontière n’a pas lieu d’être dans ce genre d’entreprise. Il s’agit de financer le mouvement avec l’argent de l’ennemi. Une partie des recettes doit être reversée aux organisations anarchistes, aux compagnons dans le besoin. Matha, le gérant du Libertaire que Sébastien Faure et Louise Michel ont créé en 1895, peut ainsi acheter un terrain rue d’Orsel à Paris pour y installer les locaux du journal. Mais le principe du pourcentage est bien vite discuté, remis en cause par certains membres de la bande. Centralisation oblige, Jacob et ses travailleurs se fixent à Paris mais volent en province grâce au chemin de fer. Les quelques 150 cambriolages que la police leur attribue défraient d’autant plus la chronique que Jacob allie l’ingéniosité à la raillerie. Se moquer des victimes, rentiers, militaires et curés surtout. Les églises sont allègrement pillées: « Dieu des voleurs, recherche les voleurs de ceux qui en ont volé d’autres », Rouen, église saint Sever, nuit du 13 au 14 février 1901. Rue Quincampoix, Paris, octobre 1901, le bijoutier Bourdin rentre chez lui et découvre un appartement vide. 450000 francs en bijoux, pierres précieuses et autres breloques de valeurs partis, disparus, volés. Les Travailleurs sont passés par l’appartement du dessus ; un trou dans le plancher, un parapluie dans le trou pour récupérer les gravats et éviter le bruit de leur chute. Quelques années plus tard, Jules Dassin reprend la scène dans son film Du rififi chez les hommes.
Le vol à l’état industriel: des groupes de trois ou de quatre personnes. La réussite dépend de la rapidité. Un travailleur part en avant garde et recense les demeures intéressantes. Les deux autres arrivent après avoir été aver tis par télégramme de l’opération à effectuer. Ni vu, ni connu et repartis aussitôt par le train. Quelques accrocs tout de même. Le 27 février 1901 à Orléans, Jacob manque de se faire prendre et tire sur un agent de police. Royère, lui est arrêté, condamné et enfermé à Fontevraud. Il meurt en 1904. Jamais, il n’a parlé. La bande peut reprendre ses activités délictueuses. Mais, le 21 avril 1903, l’opération menée à Abbeville tourne mal. Un pandore est passé par les armes à la gare de Pont Rémy. Jacob est pris le lendemain, Pélissard aussi. Bour passe entre les mailles du filet tendu par la police picarde mais se fait pincer à Paris. Fin des Travailleurs de la Nuit. Deux ans d’instruction et un procès sous haute surveillance: Amiens, du 8 au 22 mars, est en état de siège. Toute la presse nationale et quelques journaux étrangers relatent le procès de « la bande sinistre » et se complaisent à dresser les crimes des « quarante voleurs ». Le sentiment d’insécurité fait vendre. Jacob profite de l’occasion pour faire du procès une vitrine des théories illégalistes (« Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend »), ses discours font mouche systématiquement; il étonne par sa verve et sa truculence. Mais il se lance surtout dans de longs monologues où il justifie, légitime et théorise ses cambriolages. « La propriété, c’est le vol » déclarait Proudhon en son temps. « J’ai préféré être voleur que volé » rajoute Jacob. La sentence de la justice amiénoise tombe le 22 mars 1905 : les travaux forcés à perpétuité.
Matricule 34777.
Alexandre le voleur est devenu Jacob le bagnard. Matricule 34777, direction la Guyane. Lieu d’expiation, mouroir, prison à l’échelle d’une dizaine de départements français, le bagne de Guyane préfigure ce que seront, mais à un niveau nettement plus développé, les camps de concentration nationaux-socialistes et autres goulags staliniens. L’espérance de vie du forçat à son arrivée est à peine de cinq ans. La faim, les maladies tropicales et l’épuisement ont raison de la force de vivre. Arbeit macht frei version française. Mais du bagne, le transporté Jacob ne voit pratiquement que les îles (la case rouge de l’île Royale et les cachots de l’île Saint Joseph) et de temps en temps Saint Laurent du Maroni où se tient le tribunal maritime spécial chargé de punir les forçats récalcitrants. Interné A et B, selon la typologie administrative et pénitentiaire, Alexandre Jacob ne peut espérer recouvrir la liberté, ni même sortir un jour des îles. Il doit y crever. La correspondance avec sa mère Marie paraît dans ces conditions salvatrice, elle entretient l’espoir, elle nous révèle aussi les projets d’Alexandre. Par 17 fois, la Belle lui tend les bras. Par 17 fois, Alexandre Jacob échoue. Il passe presque un tiers de sa vie en prison, fréquente toutes les vedettes du bagne, les stars de cour d’assises que la république entend éliminer loin de l’hexagone. De Ullmo à Solleilland en passant par Hespel mais surtout des frères d’idées échoués sur les trois cailloux rocheux de Guyane: Dieudonné et Metge de la bande à Bonnot sont ses amis. Les lettres d’Alexandre à Marie montrent combien le but du bagne est l’avilissement, le rabaissement et l’anéantissement de l’individu. Rappelons qu’à l’origine cette institution pénitentiaire est issue d’une triple volonté: amender, coloniser, éloigner. L’abondante littérature, qui fait suite à l’ouvrage d’Albert Londres « Au bagne » paru en 1923, montre que, seul, le dernier objectif fut atteint. Et pendant vingt ans, Jacob a tenu, a résisté jusqu’à ce qu’une grâce présidentielle, le 14 juillet 1925, ordonne son rapatriement en métropole. Après vingt ans de démarches pour améliorer le sort de son fils et le faire sortir de cet enfer, Marie Jacob a réussi à obtenir ce qu’elle voulait: revoir sa très chère progéniture. Il lui fallut convaincre, écrire, parler sans relâche, trouver des intercesseurs suffisamment haut placés … La campagne de presse libératrice a démarré dès les premiers mois de 1925. Marie a tissé autour d’elle un nombre incroyable de réseaux de relations. Il purge ses dernières années d’enfermement dans l’hexagone: à Saint Nazaire, à Rennes, à Melun et enfin à Fresnes.
Le forain.
Alexandre Jacob est libéré le 31 décembre 1927. Il travaille immédiatement comme chef d’atelier pour le compte du grand magasin Le Printemps. Cette situation, qui pourtant lui apporte un certain confort de vie, ne lui sied guère. Il se fait commerçant ambulant et quitte définitivement la capitale quelques temps plus tard. Alexandre, devenu Marius car ce prénom – plus court – revenait moins cher à faire inscrire sur le barnum, parcourt seul les foires du Val de Loire et de Touraine. L’ancien bagnard a retrouvé un équilibre. En 1936, détour par l’Espagne libertaire, républicaine et en lutte. 1939, Alexandre, sa mère et sa femme s’installent au Bois Saint Denis, petit hameau à environ un kilomètre de Reuilly dans l’Indre. Alexandre Jacob est alors proche de ses amis rencontrés et fréquentés sur les foires. Le monde forain, à cette époque, n’est pas ouvertement anarchiste mais il n’en est pas moins empreint d’un esprit libre, ouvert, hospitalier et grégaire. Jacob y a donc trouvé un espace propice à l’épanouissement intellectuel de son dernier tiers d’existence, à l’accomplissement d’une vie sans entrave. Au Bois Saint Denis, la vie du marchand ambulant s’écoule lentement au grès des nombreuses visites reçues et des discussions qui s’ensuivent avec Mérigot, médecin communiste à Vierzon, avec Malbète vigneron local, avec enfin Briselance, Denizeau, Bouquereau, forain ou encore Pierre Valentin Berthier, journaliste (et libertaire) à Issoudun. Les tournées du forain se sont réduites: Issoudun, Vatan, Reuilly, éventuellement Vierzon et Valençay. L’homme se fait vieux et le ressent. Marie Jacob est morte un an après l’appel du 18 juin, Paulette, qu’il a épousé au début de l’année 1940 (le 22 janvier) décède d’un cancer en 1947 (le 16 décembre). Au début des années cinquante, il a cessé son activité professionnelle. Mais Jacob n’a perdu ni sa verve, ni son esprit critique ni même son humour corrosif: ainsi demande-t-il une carte d’électeur pour son chien Négro qu’il juge fidèle et honnête. Il lit beaucoup, écrit (à ses amis, contre son nouvel ennemi: le fisc), s’occupe de son chien, de ses chats et des souris qu’il élève pour des laboratoires pharmaceutiques, écoute nuit et jour la radio, projette un livre sur les Indiens Guaranis du Brésil, entame une correspondance avec le jésuite Riquet. Mais il a toujours refusé qu’on lui fasse sa biographie. Pourtant, grâce à l’entremise de Fernand Planche et de Pierre Valentin Berthier, Jacob cède et se laisse convaincre par Alain Sergent. En 1950 parait Un anarchiste de la Belle Époque, aujourd’hui quasi introuvable … sauf à Reuilly où les indigènes locaux (comme Jacob les appelait souvent) apprirent avec force de détails le passé de celui qui le vendredi montait son barnum sur la place centrale du village. La redécouverte du chef des Travailleurs de la Nuit atteint également un jeune couple d’instituteurs de la Drôme. Robert Passas, qui lors de ses congés pratique le cyclotourisme, fait un détour par le Berry. L’amitié entre les deux hommes est immédiate et réciproque, quasi charnelle. Jacob lui confie ses souvenirs et ses archives. Marius, Robert et Josette passent deux étés (1952 et 53) ensemble. Marius leur donne un an de sa vie. Car, depuis longtemps, il projette d’y mettre un terme, préférant mourir «en bonne santé». Avant que les affres de la vieillesse ne le rendent dépendant des autres. Marius entreprend alors une intense correspondance avec Jo et cet échange, au cours duquel il lui déclare sa flamme, dure jusqu’à la venue de la jeune femme au mois d’août 54. Quelques temps après le départ de Josette, le 28 août 1954, Jacob met son projet à «exécution».
Le 30 août 1954, Robert et Josette reçoivent un télégramme de Guy Denizeau annonçant la mort d’Alexandre Marius Jacob. Sa dernière évasion a réussi. La réédition des Écrits par l’Insomniaque rappelle la vie d’un individu hors du commun mais surtout énonce un principe absolu : la liberté.
Le site de Barricata :
http://contre.propagande.org/pravda/index.php
Tags: Amiens, anarchiste, bagne, Barricata, Insomniaque, Jacob, Josette, Marseille, RASH, Reuilly, Robert Passas, suicide, Travailleurs de la Nuit
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