Bernard, Marius, Robert et Josette
Bernard Thomas a écrit deux biographies d’Alexandre Jacob. Force est de constater que la première, qui date de 1970 et qui, comme le fait remarquer l’Insomniaque en 1995, présente le mérite de faire connaître l’anarchiste aux générations post-soixante-huitardes, inspire largement et ne diffère guère de la seconde publiée en 1998. Quelques mots ont été changés. Quelques titres de chapitre aussi. Seule la fin a été radicalement modifiée. Le journaliste au Canard Enchaîné nous explique aussi en introduction de son second volume la genèse de ses recherches pour justifier ainsi l’existence du fameux dossier d’instruction du procès d’Amiens (8-22 mars 1905), dossier qu’il a eu entre les mains et qui lui aurait permis d’écrire son premier Jacob. A la fin des deux ouvrages donc, tous deux chapitrés « Le père tranquille », le vieux Marius songe à mettre fin à ses jours. Là intervient la rencontre Marius – Josette. Dans un premier temps, l’idylle naît de la volonté physique, presque misogyne, pour ne pas dire machiste, d’un seul. Le voyeurisme des descriptions perdure dans la deuxième version pourtant plus proche des romans à l’eau de rose de Barbara Cartland ou des larmoyants feuilletons de la Veillée des Chaumières. L’union des deux êtres relèverait finalement du coup de foudre … avec le noble assentiment d’un mari attendri. De l’aventure, du suspens … et de la passion. Le changement observé est fort probablement dû à la réception en mai 1970 d’une lettre signée de la jeune femme en question.
Bernard Thomas, Jacob, Tchou 1970, p.368-369
Et puis il lui reste un désir à combler. Une cérémonie d’adieu à la vie à accomplir. Une invocation. Une messe à célébrer. Les vibrations de l’harmonie universelle à attirer sur soi : aimer, faire l’amour une dernière fois. Se purifier avant le départ. Depuis longtemps déjà, il avait envie d’une certaine jeune femme, mariée et de trente ans sa cadette. Le remords de ne pas avoir accompli ce geste le tracassait. Tant qu’il ne s’agissait que de vivre, la chose était supportable : le soucis de ne pas troubler le bonheur d’un couple équilibraient les montées du désir. Mais à présent, comment serait-il possible d’affronter le grand règlement de compte final sans avoir exploré toutes les possibilités du chemin ? Comment oser se prétendre en règle devant le tribunal de sa conscience, alors qu’on n’est pas allé jusqu’au bout de soi-même ? Et qu’importe le respect, à côté du Néant ?
Alexandre Marius, de sa démarche un peu lourde, va trouver la jeune femme ; malicieusement il la tente. Il l’appâte ; il la ferre ; il la tient. Mais il ne veut pas de tricherie non plus. Aussi va-t-il ensuite parler au mari :
– Tu cherches depuis longtemps comment tu pourrais me rendre service, lui dit-il. Aujourd’hui tu peux m’aider à satisfaire ma dernière volonté. Si tu es honnête, tu devras même reconnaître que ce que je te demande ne te prives en rien, ne t’enlève rien, ne te gêne pas. Le veux(tu toujours ?
– Oui, répond l’ami.
Et « oui » encore, quoique sans doute moins volontiers lorsqu’il apprend la nature du service demandé. Mais les critères de moralité ni d’honneur ordinaires n’ont plus cours devant Jacob. L’ami est désarmé. Contraint à la sincérité, il doit avouer qu’il n’est pas suffisamment amoureux pour refuser de faire plaisir au deux personnes qu’il préfère sur la terre. Alors la nuit de noces peut se dérouler. Elle a lieu entre le lundi 16 et le mardi 17 août. Fiançailles avec la mort. Adieu à la mécanique du corps. Promesses de l’âme. Une apothéose.
Bernard Thomas, Les vies d’Alexandre Jacob, Mazarine 1998, p.357-359
Mais le palpitant d’Alexandre n’est pas encore décidé à raccrocher. En 1951, un jeune couple d’enseignant était entré dans sa vie. Robert Passas d’abord. Il revient des Pyrénées à vélo. Il a dévoré le livre d’Alain, Sergent. Pour découvrir l’ermite de Reuilly, il ferait des centaines de kilomètres.
Il est subjugué. Josette tombe bientôt elle aussi sous le charme. Il a 74 ans, elle 26, les cœurs battent à l’unisson. Ils se voient. Ils s’écrivent pendant un an. Tous les jours, lorsque le couple part pour le Maroc. (…) Elle revient. Et ce qui chancelait à mi-sourires, un beau jour, d’un regard, tombe sur la figure de Josette et d’Alexandre. Cela s’infiltre et cogne dans les poitrines. Les yeux ont parlé avant qu’ils n’aient osé l’aveu. Elle sait le grand voyage qu’il va entreprendre sans billet de retour. Nous sommes en 1953. Rien ne pourrait le retenir. (…) Alors il lui fait le cadeau d’un an. Présent d’un cœur sans une ride d’où ruissellent la passion, la tendresse, toutes les impatiences qu’il avait jusque là ignorées. Tout est clair cependant. Robert s’efface. La fougue et la fraîcheur chantent trop fort en eux. Comment cela s’est-il passé ? Les détails de l’étreinte leur appartiennent. Nous n’entrerons pas dans l’alcôve. C’est un séisme. Josette est submergée par le grand flamboiement. Ces deux-là se retrouvent unis où nul n’a place qu’eux. Ils sont amants. Ils ont si peu de temps pour accomplir les noces. Rien ne les retiendra. Les corps et l’âme frémissent d’un même étonnement fragile. Ils sont épris. Elle, éblouie. (…) Jusqu’au jour où l’inéluctable rendez-vous sonne à la porte des douleursLes misère auraient riqué de briser le charme. Ils étaient nus, sans armes, dans le lit d’un ultime serment.
Il l’a raccompagnée. Il a écrit à Robert : « tu as l’immense chance d’épouser une âme sœur ». Il lui écrit à elle. Il est en paix. Ils ont beaucoup pleuré. Il a touché ce qu’il n’imaginait pas : la fureur, la pudeur, la fusion. Tout est bien.
Tags: Bernard Thomas, Jacob, Josette, Marius, Reuilly, Robert Passas
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