Dieudonné, Barrabas et le matricule 34777


La vie des forçats, Libertalia 2007Le matricule 34777 n’apparaît pas dans « La vie des forçats », paru en 1930 et récemment réédité (éditions Libertalia).  Mais Eugène Dieudonné évoque neuf fois le transporté Barrabas. Ce dernier est décrit comme l’exemple de ceux qui, aux îles, surent rester probes sans plier devant le système pénitentiaire, sans adopter les tares d’un lieu vicié par l’enfermement carcéral. Nous avons retrouvé dans les archives personnelles d’Alexandre Jacob trois textes écrits de sa main fort probablement entre 1925 et 1927. Les trois mettent en scène le forçat Barrabas. Dans Le procureur de SA république, ce dernier finit par être transféré en métropole à la prison de Fresnes « par un concours de circonstances trop long à énumérer ». Là, il reçoit un petit pécule envoyé par l’Administration Pénitentiaire de la Guyane. Sur un bout de papier qu’il reçoit lui aussi de la Guyane, alors qu’il se trouve lui aussi à la prison de Fresnes entre 1926 et 1927, Alexandre Jacob note son étonnement Eugène Dieudonnévis-à-vis de la réception de la même somme d’environ 600 francs. En conclusion, Jacob c’est Barrabas et nous pouvons le sortir de l’anonymat de l’histoire du bagne, espace mortifère pour Dieudonné qui voue à la déchéance la plus complète ceux qui présentent le moindre signe de faiblesse : « Le bagne, c’est l’envers de la vie. Les pas-de-chance, les gosses abandonnés, les mal doués par la nature, les victimes de leur psychologie morbide, les détraqués y côtoient les crapules finies » (p.253-254). Et parmi ces victimes de guerre sociale, Barrabas / Jacob finit par s’imposer comme une figure remarquable, comme un honnête bagnard. Extraits

 p.44 : On voit poindre ici un des points faibles de la discipline de fer des prisons et des bagnes : la corruption. Heureuse corruption me répétait souvent mon vieil ami Barrabas qui permet aux prisonniers de traiter de pair avec certains gardiens et qui atténue ipso facto la sévérité redoutable des vieux règlements.

 p.70-71 : Un commandant voulut un jour faire cesser ces vols. C’était aux Iles du Salut. Sachant que ces agents étaient impuissants ou corrompus, sachant que les emplois de cuisiniers étaient vendus par les comptables, le commandant décida de faire choisir le cuisinier en pied par les forçats eux-mêmes. « Choisissez entre vous le plus intègre pour l’emploi de cuisinier », leur dit-il. Cent voix répondirent : « Barrabas ! Barrabas ! ». Le forçat Barrabas était intègre entre tous. Il s’en fut en cuisine. Pendant plusieurs jours, les hommes touchèrent leur ration intégralement. Barrabas allait lui-même à la cambuse pour toucher ses vivres, vérifiait les poids et les balances qu’il savait truquées, et, dans sa cuisine, il avait posé des cadenas aux couvercles de ses marmites. Les forçats pauvres étaient dans la joie. Jamais ils n’avaient autant mangé et aussi bien, car Barrabas était un as de la poêle ; les forçats les plus riches, eux, faisaient une drôle de tête. Plus de bif steak ni de café en supplément mais la ration comme tout le monde. Les cambusiers ne pouvaient plus rien voler. Les boulangers étaient contraints de livrer du pain cuit et au poids réglementaire. Tous ces voleurs lésés résolurent de jouer un tour à Barrabas. Ils payèrent un habile voleur qui s’introduisit dans les cuisines et détourna une boite de graisse. Des surveillants pressentis aussitôt, firent une fouille. Il manquait une boite de graisse. Barrabas était responsable. Il fut remplacé. Les vols continuèrent. Ils continuent toujours.

  La vie des forçats, NRF 1930 p.141 : Selon l’usage, les forçats grognent. Les haricots ne sont pas cuits. Les cuisiniers ont vendu la graisse … « A quoi bon grogner, fait Barrabas, quand vous êtes cuisiniers, vous volez pareillement. Alors, fermez-là. – Chacun pour soi, le bagne pour tous », appuie Oldjohn. Leur gamelle à la main, les forçats regagnent leur place sur le bat-flanc.

 

 p.145 : Jamis, Tanet et Oldjohn parlent d’évasion à voix basse ; Ils ne sauraient parler d’autre chose. (…) Eux trois et Barrabas étaient les hommes les plus respectés de la case.

 p.161 : X…, dit Lamothe. Ses amis l’appelaient Hixe. Il n’avait jamais voulu dire son vrai nom, ni à la police, ni aux magistrats, ni à l’AP. (…) il estime particulièrement Tanet, Oldjohn et Barrabas.

 p.179 : D’autres, comme Barrabas, qui cambriolait les églises et les châteaux et en donnait le produit aux pauvres, passent vingt-cinq ans de leur vie au bagne, en restant propre, sans jamais s’amoindrir de la plus petite bassesse.

  évasion de forçatsp.190 : Les trois malchanceux furent renvoyés à Saint Laurent. Devant le tribunal maritime spécial, Pincemint, conseillé par Barrabas, se défendit adroitement. Ils n’avaient pas volé la chaloupe : ils avaient profité d’une faute grave du surveillant ; la chaloupe, c’était leur prison ; ils étaient forçats et ne pouvaient être inculpés de « vol par salariés » ni de « vol par domestiques ». Les juges, amusés par cette défense inattendue, les condamnèrent seulement à quatre ans de travaux forcés pour évasion. Ils en avaient chacun vingt à faire ; quatre de plus ou de moins, c’est pareil.

 

 p.248 : Ceux qui reviennent légalement n’ont plus qu’un souci : vivre en paix. (…) Après vingt-six ans de bagne, Barrabas est à Paris. J’ai vu son patron qu’Albert Londres connut à Salonique pendant la guerre : « Barrabas est un homme étonnant, m’a-t-il dit. Je l’ai pris comme chef d’atelier. Il a supprimé la moitié de mes frais généraux. C’est un chercheur, un inventeur. Il dirige un atelier de trente femmes avec un tact rare. Mes anciens chefs n’en pouvaient rien faire. Avec lui, elles travaillent en chantant et gagnent davantage. S’il partait, je perdrais un précieux collaborateur ».

 p.253 : Le commandant Michel, qui a près de trente ans d’administration pénitentiaire, me disait dernièrement au sujet de Barrabas : « J’avoue m’être trompé à son sujet. A le voir toujours en conflit avec l’AP, je n’aurais jamais cru qu’il aurait une conduite aussi digne dans la vie libre. Il y en a là-bas des quantités dans son cas. Il faudrait les aider à sortir de cet enfer ».

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