Entretien avec Madeleine BRISELANCE


Madeleine BriselanceMontreuil, le 19 février 2002

Je devais avoir au moins entre douze et quatorze ans parce que je faisais les marchés avec mes parents. Il m’intriguait avec son regard tout à fait exceptionnel. Il n’y a qu’un homme qui m’a rappelé cette force dans le visage et dans le regard surtout. C’est un artiste de cinéma qui s’appelle Charles Denner. Evidemment celui-ci n’avait pas la stature mais il avait le même regard gênant, tellement profond. Avec Jacob, on était presque gêné par un regard pareil. Je l’admirais à cause de cette tête extraordinaire qu’il avait, ses cheveux tout blancs, son regard incroyable et son accent. Son accent marseillais pour une petite Parisienne, c’était une attraction et puis son vocabulaire qui allait avec, car il racontait bien les histoires. Je lui demandais de m’en raconter car il en avait vu des choses là-bas. Alors il me racontait des histoires sur les animaux, par exemple ces mouches qui se mettaient dans la peau et qui buvaient le sang. Et, comme une petite fille, j’étais un peu affolée. Alors, il me racontait des choses comme ça car il voyait que cela me faisait un peu peur mais aussi un petit peu plaisir. Il m’a raconté des tas de choses que j’ai oubliés mais c’était toujours des histoires pour les enfants. Il ne se mettait pas du tout en valeur. Il racontait des choses plaisantes sur la végétation, les gens du pays, tout ça. Mais jamais il n’évoquait avec moi des problèmes politiques. Il avait conscience que j’étais une petite fille. C’est moi qui lui posais les questions. Il aimait bien parler. On était tous les deux dans un petit coin et ce sont les clients qui le dérangeaient à ce moment-là. Il était heureux.

Madeleine BriselanceAprès mes parents m’en ont parlé. Ils m’ont dit aussi qu’il a été malade, que cela a été dur pour ses amis mais il a quand même été assez entouré. Il s’était fait apprécié même des gens qui n’étaient pas anarchistes. Les gens de son voisinage l’aimaient bien. Il n’a jamais eu de problèmes de ce côté-là. Il a dû embêter les petits gratte-papiers, les officiels puisqu’il faisait des lettres de protestation, de réclamation pour des impôts qu’il avait trop payés, des dix francs qui représenteraient peut-être aujourd’hui dix centimes.

Pour moi, c’était le personnage mythique dont j’avais entendu parler mais, en plus, le personnage en vrai, celui qui avait une tête extraordinaire que l’on ne rencontrait pas dans la rue. Et puis qui était si gentil avec une petite fille car il aurait pu m’emmerder, se mettre en valeur avec des choses qui n’intéressaient pas les enfants de mon âge. C’est cela que j’appréciais et que j’apprécie maintenant.

Madeleine BriselanceAutrement, il y a cette histoire qui aurait existé, je ne sais si je dois l’évoquer maintenant. Les choses ne se passaient pas toujours très bien entre les copains du bagne, entre les bagnards. Il y avait des règlements de compte qui étaient un peu durs. Je crois aussi qu’il devait y avoir malgré tout une part de mouchards dans ce milieu-là. Ils n’étaient pas tous irréprochables. Un jour, il y a eu un compte qui s’est réglé avec un de ces bagnards. Il y a eu un accident ; une grosse pierre lui est tombée dessus et il est mort. Tout cela s’est passé dans la journée et cela a été manipulé en accident. Et, à la fin, j’ai du mal à le croire, les bagnards ont pris son foie et, aux cuisines, ils l’ont fait cuire. Ils l’auraient servi à table le soir. J’ai entendu dire cette histoire mais cee n’est pas Jacob qui m’a raconté cela. Cela s’est raconté entre les gens de ma famille ; cela me paraissait tellement monstrueux que je n’y croyais pas.

Les souvenirs de Madeleine Briselance sont instructifs non seulement sur la vie des bagnards mais aussi sur la réinsertion des quelques fagots qui ont pu revenir de l’enfer guyanais. Madeleine nous montre ainsi que l’ancien bagnard devenu marchand forain était un homme socialement intégré. Mais ces souvenirs révèlent enfin les déformations des faits. Le myhte du cannibalisme chez les bagnards est récurrent et Jacob n’échappe pas à la règle. Il survient ici dans le cadre chronologique des années trente-quarante (Madeleine est alors une petite fille) , c’est à dire à une époque où le bagne,dénoncé à la suite de l’effet Albert Londres, devient l’objet de nombreux fanstasmes. La scène décrite par Madeleine a bien existé, Jacob l’a couchée sur papier alors qu’il finissait de purger sa peine en métropole à la prison de Fresne en 1927. Cette histoire, « La cervelle à la mode des îles du Salut » narre en fait une vengeance de forçat (ici Barrabas alias Jacob) qui fait manger de la cervelle de bagnard mort aux gaffes de l’AP. Nous mettrons très prochainement cette nouvelle de Jacob en ligne.

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