Jacob dans L’EPEE DU SCANDALE
Journaliste, humaniste et poète dans sa jeunesse, Alexis Danan (1890-1979) s’est fait connaître par ses combats contre la maltraitance, pour la fermeture des bagnes d’enfants (Mettray notamment) et du bagne tout court. Il est l’auteur en 1934 de Cayenne, ouvrage dénonçant vertement la colonie pénitentiaire guyanaise à partir de portraits de forçats. Mais ce n’est qu’en 1935 qu’il rencontre Alexandre Jacob sur le marché d’Amboise. De cet entretien naît un reportage « Jean Valjean 1935 », paru dans le magazine Voilà (n°217, 18 mai 1935), dans lequel Danan donne l’image d’un homme revenu de l’enfer des îles du Salut et désormais inséré dans le monde des marchands forains. Danan rencontre une deuxième fois Jacob quelques jours avant son suicide. L’article qui s’ensuit sonne comme l’hagiographie d’un homme au soir de sa vie : « Le crépuscule du justicier » parait dans Franc Tireur le 3 août 1954. C’est lui qui se charge de la nécrologie de l’ancien voleur, ancien bagnard, ancien marchand forain qui se suicide le 28 août 1954, dans les colonnes du monde libertaire en novembre 1954. Il évoque encore Jacob, avec de nombreuses erreurs et imprécisions, dans le livre-souvenir qu’il écrit en 1961 : L’Epée du scandale. Extraits :
p.139 : J’ai goûté, à la table du cadet des Symphorien, de son pâté, un peu avachi par le soleil tropical. Mais je ne savais pas encore à cette époque, l’histoire du joyeux anarchiste Alexandre Jacob régalant le gouverneur de la Guyane, à la table du comandant des îles, d’une cervelle humaine, dorée de beurre et pavoisée de persil, qu’il s’était fait réservé par un copain de l’infirmerie, chargé d’enterrer les débris d’autopsies.
p.155 : Il lui faut, qu’on l’appelle chance ou d’un autre nom, la complicité des circonstances. (…) Pour le forçat qui s’est évadé, cette image doit être prise à la lettre. C’était d’abord une chose de quitter Saint Laurent et surtout les îles : des durs parmi les durs, comme Alexandre Jacob, n’y sont jamais parvenus.
p.175 : Celui qui m’avait fait le mieux percevoir ce besoin d’apaisement par la haine, c’était Alexandre Jacob. Je l’ai connu, lui, non pas au bagne, d’où il venait de partir à mon arrivée, mais en France, homme libre, réhabilité, marchand forain sur le mail d’Amboise en Touraine. C’est à un déjeuner de bistrot, modérément arrosé d’Anjou, qu’il m’a raconté comment, né pour le pacifique commerce des livres, il était devenu l’un des plus redoutables bandits de son temps, sinon de loin le plus redoutable, car son intelligence était lucide et sans défaut. Il était jeune typographe à Marseille et déjà le mouvement des idées le tenaillait. L’Anarchie commençait à proposer ses formules. Vaillant venait de lancer sa bombe au palais Bourbon. Alexandre Jacob, sur le maigre argent de poche que lui laissait sa cuisinière de mère, que j’ai connue aussi à la fin de sa vie et qu’il adorait comme il avait du faire enfant, achetait chez les libraires clandestins, de ces brochures à quelques sous où l’évangile de Bakounine était offert aux autodidactes de sa sorte. Un compagnon d’atelier, ou quelque autre le dénonça. La police fit une descente à l’imprimerie, fouilla l’anarchiste de quinze ans, trouva sur lui ce qu’elle cherchait, lui passa les menottes et le conduisit aux cachots de la République. Il n’y avait pas encore de tribunaux de mineurs. Jacob fut condamné à une peine égale à la grande peur des bourgeois, purgea sa peine aux Baumettes, aux quartiers communs, et, quand il sortit, probablement induit en prudence, tout Alexandre Jacob qu’il était, , sinon venu à résipiscence quant à l’esprit, il reprit à l’imprimerie la blouse et le composteur. A cinq ou six jours de son retour, nouvelle descente de police, et cette fois encore pour lui. On voulait s’assurer qu’il n’était pas retourné à sa drogue. Ses poches étaient vides. Troisième descente. Quatrième descente. Le patron se lassa. Il congédia, non sans regret, l’irréprochable apprenti, invoquant le mauvais effet sur la clientèle. Alexandre Jacob trouva une autre place. On était content de lui. Mais la police reparut. Une fois. Deux fois. Trois fois. « Je suis désolé, dit à son tour le second patron, tu fais mon affaire , mais tu dois bien comprendre que ces policiers dans la maison, constamment … ». Une autre imprimerie. Les descentes de police recommencèrent.
– Je compris, me dit Alexandre Jacob, qu’entre la société et moi, c’était désormais une bataille sans merci. Je quittai la blouse du typographe et me munit d’un attirail de cambrioleur.
Il y eut quelque chose d’épique dans cette bataille à mort entre l’ordre social , ses brigades de gendarmerie, ses bataillons de police, ses indicateurs, ses meutes avouées ou secrètes, et cet adolescent qui, simplement parce qu’on ne doit pas céder aux imbéciles, ne faisait rien d’autre que de répondre à une provocation. Pendant deux ou trois ans, Jacob, à la tête d’une bande, fit trembler la France. Car ce fut à ce point. Les journaux du temps en témoignent sur des colonnes et des pages. Il ne s’introduisait que dans les banques, les châteaux, les maisons à l’apparence insolemment bourgeoises, les trop riches cathédrales qui sont, disait-il, une offense à la promesse d’humilité faite par les prêtres à leur dieu d’amour et de fidélité aux pauvres. L’or, dont il s’emparait, il n’en jouissait pas. Il le faisait fondre et l’envoyait, au milligramme près, à la caisse du mouvement anarchiste. Il ne gardait pour lui et ses compagnons que de quoi payer le repas à vingt sous de midi et du soir et la troisième classe des trains, pour ses équipées de province. Il n’était pas un voleur qui s’approprie le bien d’autrui, dûment ou indûment amassé. Il était un joyeux et maigre chevalier en guerre contre une entité méchante qui, elle, volait les pauvres et volait leur enfance aux enfants qui lui donnaient de l’inquiétude, parce qu’ils étaient des enfants pauvres, nés de pauvres. Un chevalier en vérité, et brûlé d’un idéal candide. Une nuit, ayant opéré à grands risques, il découvre que sa victime est un médecin.
– Ces gens là, dit-il aux compagnons, n’exploitent personne. Ce sont des ouvriers utiles.
Il fait remettre en place tout ce qu’on avait trouvé dans les coffres et dans les tiroirs, et l’on va fièrement chercher ailleurs une victime plus avouable. Une autres fois, au bord de l’océan, le vent chantant dans les pins, il s’avise, furetant dans les papiers de la villa, qu’il a fait main basse sur des trésors qui sont des souvenirs de voyage de Pierre Loti. Il avait rêvé sur la poésie fruste de Pêcheurs d’Islande. On remit cette fois encore tout en place. « Un poète, dit-il, ne fait de tort à personne. Il soulage de la peine de vivre ». cet extraordinaire désintéressement lui valut, aux assises de la Somme, d’esquiver la peine de mort, bien que l’inculpation de vols qualifiés s’aggravât du meurtre d’un gendarme. Il fut envoyé au bagne pour la vie à dix-neuf ans. Je puis attester que celui-là n’a pas fini dans l’amertume du vaincu. Sa jeunesse perdue, il l’a fait payer aux voleurs un bon prix. Il a fini à l’heure de son choix , dans sa pauvre maison du Berry toute lambrissée de livres, où j’ai été, je crois bien, son dernier hôte, trois semaines avant qu’il n’ouvrit pour son chien aveugle et pour lui le petit robinet jaune de l’appareil à gaz. Il m’avait dit adieu , sur le seuil, avec son large sourire désabusé, en m’indiquant le jour et l’heure qu’il avait fixés, comme s’il se fût agi d’un voyage banal d’affaires ou d’agrément. C’était un tendre après-midi d’été, au bord de l’Indre.
Mais tout le monde n’était pas Alexandre Jacob et bien des dettes ne furent jamais payés
Tags: anarchiste, bagne, Danan, Franc Tireur, Jacob, Pierre Loti, Reuilly, suicide, Travailleurs de la Nuit, Voilà, vol
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