Pourquoi j’ai cambriolé ?
Nous ne pensons pas qu’Alexandre Jacob ait pu prononcer cette déclaration dans la salle d’audience du palais de justice d’Amiens. Alain Sergent place cette profession de foi anarchiste lors de la troisième séance du procès d’Amiens. La presse nationale ni même le divers rapports de police que nous avons pu consulter ne l’évoquent cependant. Elle est toutefois publiée dans le n°11 du journal libertaire amiénois Germinal, en date du 19 au 25 mars 1905, numéro entièrement consacré aux travailleurs de la Nuit. Elle s’étale alors en première page et est titrée : « Jacob devant nos ennemis ». Le procès se clôt le 22 mars après s’être déroulé sans lui depuis le 14 mars, date à laquelle Jacob et plusieurs de ses co-accusés sont expulsés sur décision du président Wehekind. Le numéro de Germinal est vendu à la criée dans les rues d’Amiens à partir du 18 mars ; ce qui attire l’attention du brigadier Doyen, envoyé par la Sûreté Parisienne pour surveiller les anarchistes locaux pendant le procès : « Plusieurs camelots vendaient le numéro spécial du journal anarchiste Germinal contenant une nouvelle déclaration de Jacob qui doit être lue aux jurés avant leur entrée en salle des délibérations« . C’est-à-dire sans la présence de Jacob. Il y a donc tout lieu de croire que l’anarchiste avait préparé ce discours, après avoir prononcé contre les militaires, la noblesse et les rentiers. Le texte est de toute évidence travaillé, chaque mot pesé, recherché, chaque exemple doit faire mouche. Jacob a donc été empêché de déclamer sa tirade illégaliste. Il n’en demeure pas moins que dans cette profession de foi Alexandre Jacob théorise brillamment ses vols politiques. A tel point que, en janvier 1938, le numéro spécial du mensuel Le Crapouillot consacré à l’anarchie qualifie le texte de « Chef d’œuvre » d’un genre qui a acquis ses lettres de noblesses avec les propagandistes par le fait. En 1913, l’Idée Libre réédite la déclaration et il faut attendre la publication des Ecrits par l’Insomniaque en 1995 pour la voir à nouveau considérée en tant que tel. Elle a ensuite été publiée sous forme de brochure par les éditions alternatives dijonaises, Turbulentes, en 2001, brochure qui reprend le texte introductif des Ecrits. On la trouve depuis sur le net … et dans cet article. Comme dans le numéro de Germinal, nous avons laissé la phrase « Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend » en gras
Vous savez maintenant qui je suis : un révolté vivant du produit des cambriolages. De plus, j’ai incendié plusieurs hôtels et défendu ma liberté contre l’agression des agents du pouvoir. J’ai mis à nu toute mon existence de lutte, je la soumets comme un problème à vos intelligences. Ne reconnaissant à personne le droit de me juger, je n’implore ni pardon ni indulgence. Je ne sollicite pas ceux que je méprise et que je hais. Vous êtes les plus forts ! Disposez de moi comme vous l’entendez ; envoyez-moi au bagne, à l’échafaud, peu m’importe ! Mais avant de nous séparer laissez-moi vous dire un dernier mot.
Puisque vous me reprochez surtout d’être un voleur, il est utile de définir ce qu’est le vol.
A mon avis, le vol est un besoin de prendre que ressent tout homme pour satisfaire ses appétits. Or ce besoin se manifeste en toute chose depuis les astres qui naissent et qui meurent pareils à des êtres jusqu’à l’insecte qui évolue dans l’espace, si petit, si infime que nos yeux ont de la peine à le distinguer. La vie n’est que vols et massacres. Les plantes, les bêtes s’entre-dévorent pour subsister. L’un ne naît que pour servir de pâture à l’autre ; malgré le degrés de civilisation, de perfectibilité pour mieux dire, où il est arrivé, l’homme ne faillit pas à cette loi ; il ne peut s’y sous traire sous peine de mort. Il tue et les plantes et les bêtes pour s’en nourrir. Roi des animaux, il est insatiable. Outre les objets alimentaires qui lui assurent la vie, l’homme se nourrit aussi d’air, d’eau et de lumière.
Or, a-t-on jamais vu deux hommes se quereller, s’égorger pour la partage de ces aliments ? Pas que je sache. Cependant, ce sont les plus précieux, sans lesquels un homme ne peut vivre. On peut demeurer plusieurs jours sans absorber de substances pour lesquelles nous nous faisons esclaves. Peut-on en faire autant de l’air ? Pas même un quart d’heure ! L’eau compte pour trois quarts du poids de notre organisme et est indispensable pour entretenir l’élasticité de nos tissus ; sans la chaleur, sans le soleil, la vie serait tout à fait impossible.
Or tout homme prend, vole ces aliments. Lui en fait-on un crime, un délit ? Non, certes ! Pourquoi réserve-t-on le reste ? Parce que ce reste exige une dépense d’effort, une somme de travail. Mais le travail est le propre d’une société, c’est à dire l’association de tous les individus pour conquérir, avec peu d’efforts, beaucoup de bien être. Est-ce bien là l’image de ce qui existe ? Vos institutions sont-elles basées sur un tel mode d’organisation ? La vérité démontre le contraire. Plus un homme travaille, moins il gagne ; moins il produit, plus il bénéficie. Le mérite n’est donc pas considéré. Les audacieux seuls s’emparent du pouvoir et s’empressent de légaliser leurs rapines. Du haut en bas de l’échelle sociale, tout n’est que friponnerie d’une part et idiotie de l’autre. Comment voulez-vous que, pénétré de ces vérités, j’aie respecté un tel état de choses ?
Un marchand d’alcool, un patron de bordel s’enrichit alors qu’un homme de génie va crever de misère sur un grabat d’hôpital. Le boulanger qui pétrit le pain en manque ; le cordonnier qui confectionne des milliers de chaussures montre ses orteils ; le tisserand qui fabrique des stocks de vêtements n’en a pas pour se couvrir ; le maçon qui construit des châteaux et des palais manque d’air dans un infect taudis. Ceux qui produisent tout n’ont rien et ceux qui ne produisent rien ont tout. Un tel état des choses ne peut que produire l’antagonisme entre les classes laborieuses et les classes possédantes c’est à dire fainéantes. La lutte surgit et la haine porte ses coups.
Vous appelez un homme « voleur » et « bandit », vous appliquez contre lui les rigueurs de la loi sans vous demander s’il pouvait être autre chose. A-t-on jamais vu un rentier se faire cambrioleur ? J’avoue ne pas en connaître. Moi qui ne suis ni rentier ni propriétaire, qui ne suis qu’un homme ne possédant que ses bras et son cerveau pour assurer sa conservation, il m’a fallu tenir une autre conduite. La société ne m’accordait que trois moyens d’existence : le travail, la mendicité, le vol. Le travail, loin de me répugner, me plaît. L’homme ne peut même pas se passer de travailler ; ses muscles, son cerveau possèdent une somme d’énergie à dépenser. Ce qui m’a répugné, c’est de suer sang et eau pour l’aumône d’un salaire, c’est de créer des richesses dont j’aurais été frustré. En un mot, il m’a répugné de me livrer à la prostitution du travail. La mendicité, c’est l’avilissement, la négation de toute dignité. Tout homme a droit au banquet de la vie.
Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend.
Le vol, c’est la restitution, la reprise de possession. Plutôt que d’être cloîtré dans une usine, comme dans un bagne, plutôt que de mendier ce à quoi j’avais droit, j’ai préféré m’insurger et combattre pieds à pieds mes ennemis en faisant la guerre aux riches, en attaquant leurs biens. Certes, je conçois que vous auriez préféré que je me soumisse à vos lois ; qu’ouvrier docile avachi j’eusse créé des richesses en échange d’un salaire dérisoire et, lorsque le corps usé et le cerveau abêti, je m’en fusse crever au coin d’une rue. Alors vous ne m’appelleriez pas « bandit cynique » mais « honnête ouvrier ». Usant de la flatterie, vous m’auriez accordé la médaille du travail. Les prêtres promettent un paradis à leurs dupes ; vous, vous êtes abstraits, vous leurs offrez un chiffon de papier.
Je vous remercie beaucoup de tant de bonté, de tant de gratitude Messieurs. Je préfère être un cynique conscient de mes droits qu’un automate, qu’une cariatide.
Dès que j’eus possession de ma conscience, je me livrai au vol sans aucun scrupule. Je ne coupe pas dans votre prétendue morale, qui prône le respect de la propriété comme une vertu, alors qu’en réalité il n’y a de pires voleurs que les propriétaires.
Estimez-vous heureux, Messieurs, que ce préjugé ait pris racine dans le peuple car c’est là votre meilleur gendarme. Connaissant l’impuissance de la loi, de la force pour mieux dire, vous en avez fait le plus solide de vos protecteurs. Mais prenez garde, tout n’a qu’un temps. Tout ce qui est construit, édifié par la ruse et par la force, la ruse et la force peuvent le démolir.
Le peuple évolue tous les jours. Voyez-vous qu’instruits de ces vérités, conscients de leurs droits, tous les meurt-de-faim, tous les gueux, en un mot toutes vos victimes, s’armant d’une pince monseigneur aillent livrer l’assaut à vos demeures pour reprendre leurs richesses, qu’ils ont créées et que vous avez volées ? Croyez-vous qu’ils en seraient plus malheureux ? J’ai l’idée du contraire. S’ils y réfléchissaient bien, ils préféreraient courir tous les risques plutôt que de vous engraisser en gémissant dans la misère. La prison … Le bagne … L’échafaud ! dira-t-on. Mais que sont ces perspectives en comparaison d’une vie d’abruti, faite de toutes les souffrances ? Le mineur qui dispute son pain aux entrailles de la terre, ne voyant jamais luire le soleil, peut périr d’un instant à l’autre, victime d’une explosion ; le couvreur qui pérégrine sur les toitures peut faire une chute et se réduire en miettes ; le marin connaît tous les jours son départ mais il ignore s’il reviendra au port. Bon nombre d’autres ouvriers contractent des maladies fatales dans l’exercice de leur métier, s’épuisent, s’empoisonnent, se tuent à créer pour vous ; il n’est pas jusqu’aux gendarmes, aux policiers, vos valets qui, pour un os que vous leur donnez à manger, trouvent parfois la mort dans la lutte qu’ils entreprennent contre vos ennemis.
Entêtés dans vos égoïsmes étroits, vous demeurez sceptique à l’égard de cette vision, n’est-ce pas ? Le peuple a peur, semblez-vous dire. Nous le gouvernons par la crainte de la répression ; s’il crie, nous le jetterons en prison ; s’il bronche, nous le déporterons au bagne ; s’il agit, nous le guillotinerons ! Mauvais calcul, messieurs, croyez-m’en ! Les peines que vous infligerez ne sont pas un remède contre les actes de révolte. La répression, bien loin d’être un remède, voire même un palliatif, n’est qu’une aggravation du mal.
Les mesures coercitives ne peuvent que semer la haine et la vengeance. C’est un cycle fatal. Du reste, depuis que vous tranchez des têtes, depuis que vous peuplez les prisons et les bagnes, avez-vous empêché la haine de se manifester ? Dites ! Répondez ! Les faits démontrent votre impuissance. Pour ma part, je savais pertinemment que ma conduite ne pouvait avoir d’autre issue que la bagne ou l’échafaud. Vous devez voir que ce n’est pas ce qui m’a empêché d’agir. Si je me suis livré au vol, ça n’a pas été une question de gains, de livres mais une question de principe, de droit. J’ai préféré conserver ma liberté, mon indépendance, ma dignité d’homme que de me faire l’artisan de la fortune d’un maître. En termes plus crus, sans euphémisme, j’ai préféré être voleur que volé.
Certes, moi aussi je réprouve le fait par lequel un homme s’empare violemment du fruit et du labeur d’autrui. Mais c’est précisément pour cela que je fais la guerre aux riches, voleurs du bien des pauvres. Moi aussi, je voudrais vivre dans une société où le vol serait banni. Je n’approuve et n’ai usé du vol que comme moyen de révolte propre à combattre le plus inique de tous les vols : la propriété individuelle.
Pour détruire un effet, il faut au préalable en détruire la cause. S’il y a vol, ce n’est que parce qu’il y abondance d’une part et disette de l’autre, que parce que tout n’appartient qu’à quelques-uns. La lutte ne disparaîtra que lorsque les hommes mettront en commun leurs joies et leurs peines, leurs travaux et leurs richesses ; que lorsque tout appartiendra à tous.
Anarchiste révolutionnaire, j’ai fais ma Révolution, vienne l’Anarchie.
Alexandre Jacob
Tags: anarchiste, déclaration, Germinal, Jacob, vol
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