ILLEGALISME (Encyclopédie anarchiste) Stephen Mac Say


logo livre anarchiste(Son aspect, sa pratique et ses aboutissants.)

Le caractère anti-légaliste, de l’anar­chie devant être traité aux mots loi et légalité nous n’examinerons ici, sous le vocable « illégalisme » que l’activité hors loi, le mode d’existence qu’ont choisi cer­tains anarchistes, lesquels se procurent, en marge du code, les ressources nécessaires a leur subsistance. Cette attitude — en son essence — est indépendante des voies secrètes, extra-légales, que revêtent, à certaines heures et dans certaines conditions, voire en permanence, la propagande et l’action anarchistes. L’illégalisme « maté­riel » [si l’on peut dire) est uniquement un moyen indi­viduel d’organiser la vie quotidienne. Il ne comporte pas, en soi, l’affirmation d’une philosophie, tout comme le fait de travailler a l’usine n’implique pas d’opinion « a priori ». Le pratiquent d’ailleurs, sans différencia­tion, des gens totalement étrangers à l’anarchisme.

Le vol ? Le crime ?… D’un côté le larcin — illégal, et individuel, et désordonné du miséreux sans pain, du chômeur sans ressources, du travailleur à l’index, du misérable aussi que sa naissance y prédes­tine, le vol, somme toute, du pauvre volant pour vivre. De l’autre, le rapt — légal, habile et socialement orga­nisé — des bénéficiaires d’un régime accumulant le superflu : les riches volant pour emplir des coffres-forts. D’un côté les hécatombes des antres du dividende, du taudis, de la guerre qui, par privation, surmenage, con­somption, violence, immolent, sur l’autel du profit, les multitudes abusées ; l’assassinat, méthodique et quoti­dien, d’une société pour qui les affaires valent plus que les hommes. De l’autre, le geste isolé de quelque mal­heureux que les circonstances entraînent à l’acte crimi­nel et qui, en petit, renouvelle à la vie d’autrui des atteintes partout regrettables… Pour les uns — les maî­tres — l’approbation des codes et des mœurs, la consi­dération de l’opinion. Pour les autres — les esclaves — l’anathème public et la rigueur des lois. Honneur au vol, au crime d’en-haut : contre ceux d’en-bas, répression féroce !… Nous laissons aux hypocrites morales le pri­vilège des réprobations unilatérales ; nous laissons aux « honnêtetés » officielles les démarcations qui, comme par hasard, sont des justifications intéressées d’appé­tits ; nous laissons aux régimes d’arbitraire une « jus­tice » qui toujours poursuit dans le faible un délin­quant, absout et encense les puissants ; nous laissons aux professionnels du jugement le triste courage et la honte du châtiment : leurs consciences et les nôtres ne connaissent pas les mêmes tourments… Nul n’a plus que nous, anarchistes, la préoccupation aiguë — et générale — de la vie humaine. Mais, dans la balance de la justice véritable — laquelle ne s’asservit ni aux intérêts, ni aux classes, ni aux haines — combien les vols et les crimes des déshérités sont légers et menus en définitive — et plus près des vitales exigences — en regard des vols et des crimes, et des maux sans nombre, que multiplie la rapacité souveraine des grands…

Il ne s’agit donc ici, à aucun moment et sous quelque face, d’épouser l’âme du juge et de faire des dosages de criminalité entre ceux qui, las d’être écrasés, se retour­nent contre la société qui les broie, et rusent et sous­traient, frappent parfois, et ceux qui, quotidiennement, honorés et le sourire aux lèvres, dans la normale des conditions actuelle, du travail, raflent, volent et font périr des milliers de leurs semblables. Il est question moins de morale d’ailleurs que de pratique et moins de responsabilités que de conséquences. Et nous étudions l’illégalisme systématique bien plus que l’accidentel et la décision, de celui qui, privé des richesses amoncelées sous ses yeux et insultant à son droit, demande aux voies «.délictueuses » des satisfactions qui se dérobent, plutôt que l’attitude de celui qui ravit par hasard et sous la poussée impérieuse des nécessités… Situant la voie, à peine choisie que les forces de « l’ordre » lui repro­chent, un illégaliste déclare: « Je n’ai pas à hésiter, lorsque j’ai faim, à employer les moyens qui sont à ma disposition, au risque de faire des victimes ? Les patrons, lorsqu’ils renvoient des ouvriers, s’inquiètent-ils s’ils vont mourir de faim ?… Que peut-il faire, celui qui manque du nécessaire en travaillant, s’il vient à chômer ? Il n’a qu’à se laisser mourir… Alors on jettera quelques paroles de pitié sur son cadavre. C’est ce que j’ai voulu laisser à d’autres. J’ai préféré me faire contrebandier, faux-monnayeur, voleur, etc., etc. J’au­rais pu mendier : c’est dégradant et lâche et c’est même puni par vos lois, qui font un délit de la misère… J’ai travaillé pour vivre et faire vivre les miens ; tant que ni moi ni les miens n’avons pas trop souffert, je suis resté ce que vous appelez honnête. Puis le travail a manqué et avec le chômage est venue la faim. C’est alors que cette grande loi de la nature, cette voix impérieuse qui n’admet pas de réplique, l’instinct de la conservation, me poussa à commettre certains des crimes et délits que vous me reprochez… » Et il ajoute : « Si tous les nécessiteux au lieu d’attendre, prenaient où il y a et par n’importe quel moyen, les satisfaits comprendraient peut-être plus vite qu’il y a danger à vouloir consacrer l’état social actuel où l’inquiétude est permanente et la vie menacée à chaque instant… »

Aux repus et aux privilégiés du régime, aux ouvriers que la chance — si l’on peut dire — favorise d’un tra­vail régulier, à tous ceux à qui le hasard du sort ou les circonstances rendent faciles, ou possibles, l’existence paisible — sinon heureuse — dans la légalité, il oppo­sait — illégalité involontaire — l’argument de la vita­lité éclairée qui regimbe et qui, « lorsque règne l’abon­dance, que les boucheries sont bondées de viande, les boulangeries de pain, que les vêtements sont entassés dans les magasins, qu’il y a des logements inoccupés », dresse le droit naturel en face des défenses monstrueu­ses qui briment la vie, invoque la légitimité du recours suprême et passager aux détournements illégaux…

Mais d’autres vont plus loin. Pour eux, l’illégalisme est aussi l’argument de l’individualité lésée qui, en face d’un contrat social qui met à la charge des uns le plus lourd de la production et ne leur consent que le plus minime de la répartition, se refuse à contresigner plus longtemps un marché draconien. Déniant au sys­tème en vigueur (qui, sans débat préalable et sans libre acceptation, le rive à un labeur sans contre-partie équi­table), le caractère de consentement mutuel qui en justi­fierait l’observance, ils réclament — et là commence le sophisme — au nom de l’expansion totale de leur être, sinon le droit de dérober, du moins l’excuse de puiser — par pratique constante — à même les biens entreposés. Si elle comporte déjà cette critique de l’état social, cette dénonciation de son iniquité fondamentale, cet appel aux droits égaux de tous les humains à jouir, sans con­trainte, des possibilités de la vie, par quoi l’anarchisme s’affirme, cette argumentation ne vise cependant à éle­ver le vol à la hauteur d’un principe ou d’une propa­gande et aux vertus positives d’une rénovation que dans le domaine individuel. Il demeure un moyen — amené au niveau évidemment contestable du métier — tendant à assurer le sort agrandi de son commettant. Il ne prétend qu’à une résolvation limitée, étroitement parti­culière, de la « question sociale ». Et nous verrons tout à l’heure qu’il renferme en fait une manière d’accom­modement, un acquiescement de convenance aux formes égoïstes de l’appropriation capitaliste et que seuls l’en séparent le danger et l’absence de consécration sur le plan de la légalité…

D’autres, enfin, font du vol une arme de la sociologie. Ils le situent, en fait comme en revendication, parmi les moyens de transformation collective et tendent à le placer, comme mode d’affranchissement, sous l’égide d’une idée et le patronage d’une école. Ils revendiquent le passage, au nom d’une philosophie, à une attitude d’illégalisme permanent, et en quelque sorte révolution­naire, qui s’étend, plus loin que le manque, à tous les desiderata de l’élément humain au détriment duquel fut rompue l’harmonie sociale. C’est la thèse de ceux qui demandent à leurs convictions idéologiques, non seule­ment en face d’une infériorité économique imposée et dont ils sont les victimes personnelles, mais en recher­che de stabilité, en réaction réformatrice contre un déséquilibre général et organique, la justification de leur entrée dans les magasins prohibés de la richesse.

Et l’acte illégal ainsi nous préoccupe, non plus uni­quement du point de vue de son réflexe d’instinctive conservation, ni de par ce sentiment d’élémentaire soli­darité humaine, générateur d’indulgence et de com­préhension envers tout ce qui tend à sauvegarder de la mort une unité menacée (sentiment qui peut nous être commun avec maints idéalistes religieux ou sociaux), mais il met, en propre, les anarchistes en présence d’une double interprétation doctrinaire, aux fins indi­viduelles et sociales, et d’un problème tactique dont ils ne peuvent — tant pour son esprit que pour ses abou­tissants, tant pour sa théorie que pour le concret des actes qu’il pose — éluder l’examen…

Un individu, plutôt que d’être un salarié, privé sou­vent du nécessaire d’abord et des éléments équitables de la joie ensuite, plutôt que de se prêter à une besogne parfois repoussante, ou crispé d’une révolte impossible à contenir, plutôt que de toucher une infime partie du produit de sa tâche, cesse tout effort. Il donnait et récu­pérait à peine. A présent il refuse sa collaboration, mais néanmoins s’approprie les fruits du labeur continué d’autrui. A part une question d’échelle et de mesure et le risque de l’énergie dépensée (une énergie non moins que productive), et l’excuse d’avoir été longtemps la vic­time, en quoi son procédé diffère-t-il de celui du patron (ou mieux du détenteur de coupons, de l’actionnaire) qui, pour assurer leur « petite vie » jouisseuse, puisent en leur coffre-fort l’argent qu’y poussent les ouvriers ? L’un draine à l’abri de la loi et la considération l’enve­loppe. L’autre s’empare, en marge des textes, et la vin­dicte le poursuit… Nous ne pouvons nous rendre à cette argumentation simpliste — et d’ailleurs évidemment inexacte — qui nous présenterait comme spécifiquement nôtre tout ce que les codes réprouvent. La contrepartie des institutions légalistes ne constitue pas mécanique­ment l’édifice de notre idéologie. N’est pas anarchiste tout ce que dénonce et traque la société bourgeoise. Et les difficultés, et les brutalités répressives, et les souf­frances démesurées, quoique unilatérales — si elles nous rapprochent d’un homme — ne modifient pas la valeur intrinsèque d’une opération. Pour nous, qui observons les situations en dehors des considérants ordinaires et des prohibitions officielles, en quoi l’acte qui dépossède le producteur au profit d’un privilégié et au détriment de la collectivité est-il changé parce que le second larron a dupé — en soutirant, aux fins d’utilisation person­nelle, l’équivalent monétaire du produit — le premier ravisseur ? Y a-t-il là autre chose qu’une substitution nominale qui laisse intacte la nature de la frustra­tion ?…

Le vol illégal — tout comme le vol-métier que régu­larise la loi et qu’encense l’opinion et qui jouit, dans la morale courante, d’un droit de cité de vertu et d’hon­nêteté — est en désaccord avec les dénonciations et les fins de l’anarchisme. Il blesse aussi en nous le senti­ment de la justice. Nous le rencontrons sous notre cri­tique et il encourt notre réprobation à l’examen des inégalités, des incompatibilités économiques. Il manque à l’illégaliste anarchiste — tout comme au patron, au commerçant anarchistes, entre autres — cette clarté, cette logique et cette propreté individuelles en lesquelles nous situons l’honnêteté (très éloignée de celle que prô­nent les manuels d’une éthique asservie) indispensable à la droiture des rapports humains, état presque introu­vable aujourd’hui. Et l’illégalisme s’oppose, en matière de recherche sociale, à cette aspiration fondamentale de l’anarchisme qui veut que les biens issus de la pro­ductivité générale cessent d’être l’apanage de quelques-uns et, à plus forte raison, des non-producteurs…

La jouissance sans production (il n’est nullement question, je le répète, de contester le droit — impres­criptible — de toute unité humaine à ne pas périr, et nous ne visons pas ici le vol vital) est un pis-aller acci­dentel, un expédient momentané ; chronique, elle n’est qu’une variante, audacieuse sans doute, mais conserva­trice, de la consommation sans apport. Elle n’introduit avec elle aucun élément dissociateur, aucun ferment révolutionnaire. Elle tend plutôt à renforcer la pressuration générale des créateurs besogneux de la richesse puisque ses tenants attaqués, dépouillés des biens déte­nus, n’ont rien de plus pressé que d’en poursuivre — avec une frénésie accrue — la récupération..,

Le mérite est minime et les peines morales moindres en définitive pour celui qui peut animer son énergie productrice dans le sens de ses idées. Mais peu nom­breux sont les hommes qui peuvent éviter de laisser quelque lambeau d’eux-mêmes sous les fourches caudines du gagne-pain. Que les intermédiaires qui font profession d’échange et de négoce, que les artisans qui œuvrent, en de multiples branches, à des productions nocives ou même superflues, que ceux qui, de quelque manière et à quelque degré, élaborent de l’a-social ou de l’anti-social soient aussi, à des titres divers, des agents et complices de l’exploitation, nous le savons et, étant anarchistes, ils ne l’ignorent point eux-mêmes. Mais, s’il serait arbitraire le faire entrer dans l’anarchisme le commerce et le salariat, il ne l’est pas moins d’y incorporer le « débrouillage » du réfractaire écono­mique plus ou moins conscient. Il y a la, de part et d’autre, pour chacun, toute une série de moyens parti­culiers propres à sauvegarder son existence d’abord, quelques libertés et quelques possibilités d’action ensuite dans une société qui tient en réserve, pour tous les humains, des chaînes à la meule de son esclavagisme. Mais, quand nous défendons ainsi 1e champ actuel de notre être, il n’y a qu’en incidence et accessoirement manifestation d’anarchisme et plus dans les détails et les modalités que dans le fond. Notre opposition réside non dans la nature de notre activité, mais dans les mobiles et l’arrière-pensée, aussi dans les abords et le sens de notre mouvement et ses fins attendues. Mais nous ne nous insurgeons pas en cela, de par le métier adopté, contre l’état social : nous le subissons. Et c’est à nous de veiller, au contraire, à ce que les contraintes subies et les sacrifices, faits à la force et au milieu sous les injonctions de nos besoins ou la sollicitation de nos perspectives ultérieures ou simultanées d’action, ne diminuent pas le potentiel de notre anarchisme. Et c’est surtout lorsque nous lui aurons rendu par ailleurs, et dans les mille formes que nous aurons choisies, en manifestations multipliées de vie anarchiste (en nous et autour de nous, dans nos rapports avec les nôtres et, plus loin, en réaction et en propulsion, jusque dans les mœurs, en interventions éducatives et sociales et en efforts de propagande), l’équivalent de notre abdication circonstanciée que nous aurons conscience d’avoir — dans le domaine des relativités — reconquis l’équilibre que nous ont fait perdre nos adaptations et nos inflexions dépendantes…

Que l’anarchiste qui demande le soutien de son exis­tence aux artifices et aux recours illégaux demeure, en principe, autant notre camarade que ceux des nôtres qui, à leur corps défendant, assoient leur vie matérielle sur une carrière ou un métier essentiellement parasi­taire, sans doute. Notre jugement, en pareil cas, à l’égard des uns et des autres, dépend de nombreux cas d’espèces et les événements, et l’atmosphère et le cadre de leurs actes dictent notre attitude à l’égard des indi­vidus. Mais nous présenter les pratiquants de l’illégalisme comme d’une qualité anarchiste supérieure à celle de tout autre adapté social, c’est rompre la balance des situations. Car — j’y reviens à dessein — la « reprise », tout comme le patronat ou le commerce, le propriétarisme de rendement, est une adaptation, et son milieu hors code et ses dangers, et la répression dont elle est l’objet (toutes formes extérieures à elle et étrangères à sa nature) ne changent rien à ce caractère. L’illégaliste est un adapté en ce qu’il bénéficie des richesses sociales créées par le capitalisme et que seuls d’avec les appropriateurs légaux, le différencient des modes de ravisse­ment et d’accaparement. Il jouit, lui aussi, des biens iniquement répartis ou accumulés, et frustre — quoique par préhension secondaire — les autres hommes de l’avoir social. Il ne vise pas au redressement des répar­titions disproportionnées d’un système et au rétablis­sement de l’harmonie. Il ne concourt (toujours en tant qu’illégaliste « terre-à-terre », bien entendu) ni à la réduction du désordre ni à l’instauration d’un ordre nouveau. Il se tire d’affaire, il assure sa subsistance, son aisance s’il le peut, il fait sa place : il s’adapte. Avec lui, tout comme avec le négociant ou l’employeur, le propriétaire loueur, le salarié même, etc. (j’étudie ici en elles-mêmes les situations et non dans l’emploi que peuvent faire les uns et les autres des richesses indû­ment acquises), les bases du régime demeurent incon­testées et inébranlées.

En la quotidienneté illégaliste de sa vie, sa révolte non plus ne paraît guère. Sous le couvert se préparent ses approches tactiques et l’ombre, le coup fait, est le plus sûr garant d’une impunité qu’il ne peut dédaigner. Il ne mettra pas son geste, ni, à cette occasion, ses prin­cipes à l’étal. I1 n’en revendiquera point quelque légiti­mité. Il a tout intérêt à ne pas attirer l’attention, à s’évanouir, et il ne fera pas le commentaire public de ses actes. Réflexe de tempérament ou riposte d’idéologie, adoption de nécessité ou de protestation, engouement irréfléchi ou préférence délibérée, sa « carrière » demeu­rera cachée, inavouée. Ses « réactions spécifiques » contre le milieu et l’artifice social ne dépasseront pas le cadre fermé de ses agissements spéciaux et clandes­tins. Ni le dépouillé, ni l’entourage, ni quelque portion du corps social, pas même un cercle un peu étendu de sympathiques n’auront l’éclaircissement qui tait la pro­pagande. Et il se confondra, dans le même clan tapi et inquiet, avec les illégaux sans idéal. Son illégalisme, au mieux, pour durer, sera neutre et discret. L’illégaliste ne sera anarchiste que sorti du réseau enlaçant de son illégalisme, et le silence appesanti sur celui-ci. Plus d’une fois même la prudence (dont dépend la liberté du lendemain) d’un métier qui ne cesse d’être compromet­tant par-delà les « heures de travail » le fera s’écarter de la propagande ouverte. Redoutant le coup de filet et la reconnaissance, il aura tendance à éviter les groupes, la part d’imprévu que comportent certaines diffusions, voire l’identification anarchiste. Et l’indépendance pour l’action, la vie selon et pour ses convictions sera, comme pour tant d’autres, un mirage. Partout le risque l’ac­compagne et, comme tant d’insoumis, de déserteurs — autres réfractaires, et de philosophie parfois plus avé­rée cependant, et de plus sûre base anarchiste — ils seront perdus pour l’idée. Toutes ces voies (nous tâchons de garder des superficielles préconisations et des choix précipités : nous ne condamnons point et cha­cun reste juge de ses options), toutes ces voies sont en réalité presque toujours des impasses sociales et des suicides individuels. Les meilleurs, trop souvent, s’ils n’y périssent, s’y dessèchent sans rayonnement. La loi de conservation y paralyse les résolutions, vient à bout des principes. Et l’homme se referme afin que l’être se prolonge. Ainsi l’ambiance hostile nous réserve de paradoxales destinées et nombre qui, au départ, en lou­voyant, voulaient vivre, se sont éteints dans ses bras.

Rares sont ceux qui pratiquent la « reprise », surtout d’une manière suivie, par conception et protestation anarchistes. Tout ce qu’ils prélèvent en ce cas fait retour à la propagande ou à la collectivité. Et l’illégalisme n’est plus un expédient personnel et étroitement intéressé, mais une arme et un moyen de lutte, c’est un aliment de l’idée et un aspect du terrorisme. La « période héroïque » nous a fourni quelques types de cet aspect exceptionnel de militantisme…

A part ces cas de mainmise extra-individuelle, la « reprise » qu’exerce l’illégaliste demeure — avec des méthodes différentes de celles de l’adapté légal — une exploitation indirecte du producteur et consolide l’iné­galité sociale. Et le fait qu’il opère en dehors et sous la menace des lois ne doit pas nous abuser sur le carac­tère de ses actes. Plus souvent qu’il ne les nourrit ou les impulse, l’argument philosophique en est l’adjuvant justificatif ou l’abusif pavillon… Le vol d’ailleurs, même en dehors du blanc-seing, étendu déjà, de la légalité, est pratiqué sur une large échelle par le capitalisme normal (les sphères financières où opèrent des chan­tages d’envergure sont, sur ce point, particulièrement significatives). Il n’y a de différence que dans le traite­ment subi par les opérants. Contre les uns, le régime (dont ils sont une force et l’avéré soutien) évite de tour­ner les rigueurs de ses lois prohibitives ; mais il n’épar­gne pas les autres : le menu fretin et les en-dehors.

Pour donner le change d’abord (haro sur le baudet !), par logique de puissance ensuite, pour étouffer toute concurrence aussi et se garder d’inquiétantes générali­sations, pour sauver enfin la façade d’une morale (tour­née vers le peuple, comme la religion) qu’il a besoin d’entretenir chez autrui pour maintenir libre le jeu de l’illégalisme princier et assujettir les cadres de ses opé­rations, le capitalisme bourgeois, à la faveur d’une feinte garantie de l’honnêteté, prend parmi les voleurs pauvres ses boucs émissaires…

Mais si l’illégalisme d’en bas — qu’anime ou non une philosophie de révision sociale — porte atteinte, ça et là, aux fondements ou au prestige de la propriété (ses gestes sont, la plupart du temps, incompris et honnis), si ses attitudes sont par­fois à cet égard satiriques et génératrices d’irrespect, s’il recueille au passage quelques confuses et circons­pectes sympathies, ce sont celles qui entourent l’adresse et la ruse triomphantes par hasard des embûches et des lourdes défenses du pouvoir, c’est cette secrète revanche des humbles contre les maîtres et les accapareurs que nous avons connue dès l’enfance du vilain et qu’exal­taient déjà les fabliaux et le Roman de Renart. Cet illé­galisme s’apparente, pour la masse, à l’éternelle réac­tion frondeuse contre le règne et les choses établies et traduit sourdement le fondamental individualisme de notre race. Mais l’anarchisme de ses commettants n’y est pour rien et il n’en retire ni bénéfice moral ni clarté. Il semble y perdre au contraire du fait des similitudes et des compromissions qu’ébranle l’illégalisme. Et tels qui, déjà, sont faussement impressionnés par l’attentat politique ou idéologique, le sont davantage encore par l’illégalisme qui, pour des fins individuelles, expose la reprise jusqu’aux circonstances criminelles. Et l’anar­chisme traîne après lui — plus ombre que lumière ! — la paradoxale auréole d’une doctrine de banditisme et d’assassinat. La portée d’accidents tactiques retentis­sants s’avère comme de nature à en troubler l’intellection plus qu’à en faire aimer les desseins. Et l’anarchie — dressée en libératrice contre la spoliation et le meurtre permanents, revendiquant la vie fière et fraternelle — frappe surtout les esprits comme un faisceau de bru­talités vengeresses, agrippeuses et, sans scrupules…

Je ne dirai qu’un mot de ce que l’exercice de l’illéga­lisme comporte, éducativement, d’énergie, de bravoure, d’initiative, de tendances irrégularistes, etc. Il a sa contre-partie de mensonge, de dissimulation, de four­berie et de violence… Ses tares et ses déformations contre-balancent d’ordinaire la trempe du caractère et l’in­dépendance, plus apparente que réelle, de l’allure. La délivrance de certaines habitudes s’accompagne souvent d’une mise à la merci d’enchaînements tout aussi défor­mants. Et l’illégaliste ne s’affranchit guère de nos dépen­dances coutumières que pour s’assujettir aux exigences d’impératifs insoupçonnés. Reconnaissons toutefois que la pratique de l’illégalisme, même chez l’illégal fruste et vulgaire (cambrioleur, contrebandier, etc.) n’annihile pas forcément le respect du bien légitime d’autrui, ni ne tarit l’élan généreux et le don désintéressé. Un cer­tain détachement de la propriété caractérise d’ordinaire les aventuriers et, les tenant à l’écart de la thésauri­sation, les rend plus aptes à l’aide large et spontanée.

On a cité souvent des traits de sacrifice et de dévoue­ment qui dénotent que leur genre de vie ne tue pas nécessairement le sens moral essentiel de la sociabilité. Si de lâches dénonciations — nombreux sont les régu­liers qui ne leur cèdent rien en laideur policière — ont amoindri en maintes occasions la couleur romanesque de leurs campagnes, des fidélités inflexibles et des con­fiances intrahies jusque dans la mort ont aussi souvent élevé les bandits à un niveau de loyauté droite et d’ab­négation qui ne fleurissent pas d’abondance — il s’en faut — chez maints desséchés légalistes, honorables tenants de rapine et chevaliers d’usure avec garantie de l’Etat. Et des reflets de chaude humanité illuminent ainsi d’une flamme inattendue quelques figures pros­crites et méconnues… Disons, pour conclure cet aperçu, qu’autant qu’à l’anarchiste illégaliste qui lutte pour con­server à sa personnalité les caractéristiques qui, pour nous, le retiennent sur un plan de tolérance ou de sym­pathie, il faut souvent du courage et de la ténacité — et sa tâche s’accompagne aussi d’une résistance morale de tous les instants — à l’anarchiste «régulier» qui asseoit sa carrière au sein de contingences acharnées à le reconquérir. Et que, pour être moins éclatantes, les batailles qu’il livre à l’emprise d’une ambiance insi­dieuse et envahissante, et le maintien final de convic­tions quotidiennement disputées, n’en sont pas moins valeureuses …

S’il ne cesse pas de nous intéresser en tant qu’homme et que portion évolutive du corps social, l’illégaliste (tout comme les acceptants de certaines fonctions ou situations d’ordre bourgeois, tout comme les prati­quants plus ou. moins incorporés à diverses catégories légalistes) n’est pas néanmoins, lui non plus, pour et à cause de son genre de vie, un anarchiste. S’il con­serve, lui aussi, cette qualité, s’il sauvegarde son poten­tiel anarchiste, c’est bien plutôt malgré son illégalisme et par une insurrection intérieure continuelle de son tempérament et de sa philosophie. Où sont d’ailleurs ceux dont la vie courante, dans le cadre actuel, est vrai­ment une réalisation anarchiste, pure de compromis­sions ? Dans quel milieu est-elle dès aujourd’hui pos­sible, puisque tous sont hostiles à ses desseins et que nous ne pouvons vivre, les uns et les autres, sans ampu­ter, dans une mesure variable, notre idéal?… Si un individu ne cesse pas forcément parce qu’illégaliste, d’être anarchiste, ce n’est pas davantage, lorsqu’il l’est ou le demeure, à son illégalisme qu’il le doit. Car l’anarchie, en son essence, est don : elle ne peut être dol et frustration ; elle est loyauté, au fond des êtres et partout dans leurs approches : elle ne peut être alté­ration ; elle est solidarité : elle ne peut être parasitisme. Et tout ce qui s’oppose à ce qu’elle soit ainsi dans le monde (pratiques légales ou illégales) nous avons à le vaincre et à le repousser. L’illégalisme de l’écono­mie quotidienne — aussi bien que le légalisme — est dans la nature et la, vie d’un anarchiste comme un anachronisme : c’est un étranger, cor­rupteur d’anarchisme, avec lequel il est obligé de lutter pour se conserver… Nous ne pouvons, aux uns et aux autres, d’ailleurs — légaux ou illégaux — accorder ce caractère anarchiste sur la foi d’allégations superfi­cielles et de confusions nominales et sur la similitude des terminologies. A qui prétend être des nôtres, nous demandons — au moins pour un minimum qui est notre critérium et notre garantie morale — dans la mentalité générale et l’esprit critique, dans le jugement et les contacts avec l’environ, dans ce qu’il a — en lui et autour de lui — réduit d’oppressive autorité et animé d’anarchisme, dans son effort d’élévation intime et de propension généreuse, dans la dominante de ses mœurs et dans ce qui nous intéresse, anarchiquement, de son activité, la preuve des sympathies et des fidélités pro­clamées… Et si nous demeurons, à quiconque, et par-delà les tares ou les déformations qui font plus ou moins leur proie de tous les hommes, ouverts avec indulgence et simplicité, nous ne gaspillons pas à tout réclamant une appellation qu’à nos propres yeux nous avons tant de peine à mériter…

II est un facteur — un facteur réaliste — qui doit nous rendre circonspects à l’égard de l’illégalisme et pleins d’une sage défiance pour les tentations, à cer­tains yeux riantes, de ses abords. A l’encontre d’affir­mations entachées de légèreté et insuffisamment docu­mentées, l’individu qui s’engage dans la voie pleine de périls de l’illégalisme, une voie semée de tous les tra­quenards et de toutes les coercitions d’un privilège qui, âprement, se défend, ne le fait presque jamais en pleine connaissance de cause. Il ne sait, la plupart du temps, à quelles innombrables perturbations sa décision sans base a livré son avenir et quelle meute il vient — par un seul parfois, mais irréparable premier acte — de jeter à ses trousses. Il n’a pas, généralement, soup­çonné, évoqué surtout dans leur fréquente réalité, la trame d’inquiétudes et d’angoisses, la tension haletante et la fièvre, et la sécurité révolue, et le final hallali de la bête traquée. Les jeunes surtout — recrues courantes et faciles — n’en ont vu que les dehors aisément triom­phants et la séduction d’une trompeuse — et hélas ! combien précaire — liberté ! Et quand ils y ont engagé leurs espérances naïves et qu’ils sentent peser sur eux la chape écrasante d’une forme seulement diversifiée de l’esclavage, compliquée d’aléas redoutables, trop tard il est souvent pour ressaisir leur jeunesse prise dans l’en­grenage…

Combien, pour avoir (dans l’ignorance ou la confiance abusée de leur adolescence) accordé un choix prompt et irraisonné aux menées hasardeuses de l’illégalisme, ont vu, irrémédiablement, leurs espérances abîmées, leurs jours mêmes compromis, s’anéantir jusqu’aux perspec­tives du retour à la plus banale des vies contempo­raines. Que de forces gâchées, que de fortes et pré­cieuses individualités sont tombées pour des peccadilles et furent à jamais perdues pour notre amitié et la tâche de nos idées chères. Qui dénombrera les malheureux jeunes gens égarés par des apologies inconsidérées — parmi lesquels se glissent parfois peut-être quelques manœuvres canailles de police — et qui, pour quelque rapt « en bande » (association de malfaiteurs), pour quelques papiers contrefaits et jetés dans la circulation (émission de fausse monnaie : «crime contre la sûreté de l’Etat », le bougre tient à ses prérogatives !) ont payé par des années de bagne leur geste terriblement enfan­tin quand on songe aux conséquences ? Combien y ont laissé leur pauvre corps, ou leur santé, la fleur de leur vie et le meilleur d’eux-mêmes ? Les uns ont donné leur tête au bourreau, d’autres agonisent dans les péniten­ciers, se consument dans les geôles. 0 jeunesse sacri­fiée ! Pour un vol de ciboire — en groupe — dans une église — un ciboire vendu cent sous à un receleur ! — j’en sais qui sont morts à la Guyane ! Pour l’écoulement de quelques coupures, d’autres sont allés se pourrir dans les Centrales et, en fussent-ils revenus, sont morts aussi, en face d’eux-mêmes et pour nous. Et il n’est pas vrai qu’ils savaient…

A l’âge où l’on se précipite dans les bras accueil­lants de l’illégalisme (ce sont des enfants encore, la plupart n’ont pas vingt ans) on ne sait pas, on croît savoir. Et l’on ne soupèse, ni ne mesure : on s’illusionne. Et c’est avec la foi et l’ardeur juvénile du bonheur prochain et de la vie totale qu’on s’élance sur les sentiers perfides où l’illégal, tardivement éveillé, succombe. On a, devant leurs yeux ouverts encore sans réserve à l’impression, leurs cerveaux superficiellement ou maladroitement meublés, leurs volontés aisément désaxées, on a fait miroiter la dorure unilatérale de la réussite et de l’avenir sans attaches. La prison et sa dure et déprimante claustration, la « défense » brusque­ment posée devant la fuite du cambrioleur, la « précau­tion » ou la riposte qui mènent au couperet, c’est pour les autres : les maladroits, et chacun, s’interrogeant en beau, ne voit jamais en lui l’incapable, ni le malchan­ceux. C’est comme à la guerre : s’il n’en revient qu’un, il sera celui-là… On a aussi répété devant lui que le travail était un leurre, voire, pour « l’homme libre », une déchéance. On a représenté le laborieux, l’ouvrier, comme la brute ignare, l’imbécile et la poire. Et l’on a fait, de l’herbe dans la main, la culture de la dignité. Et le moindre effort (car il n’en est pas un qui n’ait vu l’illégalisme moins fatigant que l’atelier) ; et la paresse même (l’illégalisme ? mais pour beaucoup il va n’être qu’un jeu pimenté d’émotions, une promenade roma­nesque, dispensatrice finale de butin) ; et cette sotte griserie de « supériorité », cet esthétisme dégénéré du moi — faits de fatuité puérile et de chétive vanité, et de faux intellectualisme — les éducations et les aberrations conjuguées, servies par un mal social évident, ont fait d’eux les adeptes inéclairés et sans conscience de l’illé­galisme mangeur de jeunesse et la proie des vindictes aux aguets… Rien n’est plus traître, d’ailleurs, et ne vous enlace plus perfidement, et ne vous rend, si chère­ment payée, la faculté de vos mouvements que l’illéga­lisme. Pas une branche d’activité peut être où le passé pèse sur vous plus lourdement et s’acharne à votre perte, pas de rêts qui tiennent mieux « leur homme » et l’empêchent de se reconquérir… Des nôtres éga­rés sur les pentes fatales de l’illégalisme bien peu remontent le courant, nous reviennent. Ou la chance qui les y retient les « professionnalise », ou la chute les enfonce : la société, presque toujours, les achève !

Stephen mac say

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