L’Homme de Sautarel


Evolution de l\'homme A l’image du Pourquoi j’ai cambriolé ? d’Alexandre Jacob, L’Homme de Sautarel prévoit et espère, comme lui, un monde meilleur. Le texte du bijoutier, accusé de recel et d’association de malfaiteurs, se marque donc par un messianisme révolutionnaire éclatant. Hormis Germinal qui le publie dans son n°12, 26 mars – 9 avril 1905, il n’existe aucune mention de cette déclaration de Jacques Sautarel, ni dans la presse ni dans les rapports de police rendant compte de la tenue du procès d’Amiens. A la sortie du journal, le procès est clos depuis quatre jours. C’est donc probablement de la prison de Bicêtre qu’il a du préparer son argumentaire, justifiant la pratique du vol et glorifiant l’anarchie dans un style ampoulé, grandiloquent et emphatique. Le bijoutier littérateur cherche ses mots et alterne phrases longues et courtes dans une métaphore de l’évolution humaine, depuis l’apparition de cet être sur la terre. Reprenant à son compte le « struggle for life » de Darwin, il offre une vision déiste et écologiste des comportements. La nature, ici qualifiée de « Grand Tout« , organise les sociétés animales et les civilisations humaines. Mais la raison et le droit à l’existence ne peuvent alors que transcender ce principe violent du combat pour la vie qui prive les plus faibles, dans toute société humaine développée, de leur liberté et de leur capacité d’initiative. La Révolution de Sautarel n’est finalement pas si différente de celle de son codétenu Jacob dans la mesure où l’on retrouve chez les deux ce fondement, constructeur et social, qu’est l’homme.

GERMINAL

Du 26 mars au 9 avril 1905,

2e année, n°12

En Une : Déclaration de Sautarel

L’homme

Depuis toujours, la nature, en enfantant des mondes, les roules dans l’éther impalpable.

L’atome, l’être, 1a nébuleuse vont se métamorphosant à parcourir Ie cycle sans fin qu’un dualisme anime, dont il résulte tour à tour le chaos et l’harmonie aux bornes.

Rien n’est stable. Il est aisé de s’en convaincre pour peu qu’on s’attarde à scruter 1a planète qui nous emporte on ne sait où. Des plantes pressées et des bêtes en grouillement s’exterminent, avides au festin de la vie. Chacune, d’un égoïsme implacable, en dispute et en emportement qu’un manque de nourriture fait naître. La lutte est âpre, féroce, sans pitié. Et c’est du sang et de la chair des faibles que les plus féroces se repaissent.

La joie de vivre ne se caractérise que par le meurtre.

Chaque espèce use ses propres moyens de défense. La chenille, repue de verdure, succombe dans le bec d’une colombe qu’à son tour un épervier déchire dans ses serres. Il n’y a pas de morale ni de but; il n’y a que des actions même pour celui qui pense car la pensée n’est au fond qu’une arme de guerre, la plus puissante qui soit. La ruse et la force sont les seuls capables d’assurer la victoire.

Aussi tirons-nous quelques orgueils d’hégémonie sur la faune et la flore que l’ancêtre nous a légués par l’opiniâtreté de ses efforts, tirant de son cerveau les pièges les plus redoutables où venaient expirer les proies des forêts géantes. C’est à l’anthropoïde que nous devons le bonheur de baigner le front dans l’azur, de sourire au sourire des étoiles, l’oeil grisé des magies de l’infini.

Il serait temps qu’on lui reconnaisse le mérite d’avoir franchi une des étapes les plus glorieuses de notre espèce, pour l’être dressé lentement avec témérité sur ses pieds, mettant à profit des mains libres desquelles ont sorti peu a peu des chefs d’œuvre impérissables.

Le voyez-vous sortant de la caserne, unique refuge, debout, encore mal équilibré, hésitant devant l’inconnu, une hache de pierre à la main, sondant l’horizon d’un regard d’inquiétude que dissipe l’exquis décor des alentours par ses prouesses dépeuplées et, dans son répit de batailles, enivré des enchantements de la forêt où gazouille la source, écho discret des doux murmures, comme il s’attarde à savourer les aromes flottants, sous les envolées des chantres ailés sautillant de branche en branche, bientôt ébloui par les lumières éparses et les charmes imprécis dont il se sent pénétré, puis sourire à sa compagne, à ses petits avant de jeter son cri d’émoi ou de triomphe à l’immensité ensoleillée ?

Longtemps la chasse et la pêche suffirent à ses besoins de nomades, abandonnant un pays dès que manquent les vivres, tantôt cheminant dans les vallons vierges, souvent juché sur les collines, flairant de quel côté abonde la pâture pour puiser le courage de recommencer les luttes du lendemain, gros de mystères et d’angoisses.

Apres mures réflexions, il sait polir et rendre plus tranchant ses engins de guerre ; l’isolement; un instinct obscur le pousse a se mêler à d’autres de sa condition, à se grandir de leur appui, à se fondre en eux pour instaurer le clan dont les adeptes multipliés formeront une race, des races disséminées entre les deux pôles, s’excommuniant sans s’expliquer pourquoi mais qu’un jour insoupçonné les mêlera toutes dans un embrasement universel.

Poursuivant invincible son odyssée fiévreuse, la tête bouillonnante de rêves, mesurant de ses yeux derrière ses pas à chaque tournant d’histoire le chemin parcouru, les échelons du progrès, il halète mais ne désespère pas malgré les forces coalisées contre lui : le torrent sauvage, la foudre qui crève le ciel, le cyclone qui détruit l’obstacle, 1’épidémie qui décime les plus robustes, le volcan qui dévore la moisson, la guerre, la maladie, la mort, toutes sortes de fléaux sur lui abattus.

Enfin, il battit sa chaumière, désormais à l’abris des fauves sur les ruines antédiluviennes, fouille la mine, en tire du fer, le fond et des outils adroitement forgés grattent le sol déjà ensemencé par des si1lons où s’élèveront les récoltes futures sous la protection de Cérès, amoncelées dans un coin pour les mauvais jours ; la vache 1ui donne son lait, le mouton la laine qu’il tisse, dont il se vêtit.

Alors, pourvu de ce surcroît de bien-être sous un ciel clément, l’intérêt l’enracine à la contrée arrosée de sueurs, adoptée comme une patrie idéale d’ou rayonne la vie pastorale avec sa poésie naïve et tendre.

Durant de long mois d’hiver, barricadé dans sa demeure, son esprit s’aiguise, évertué à développer 1a science. Encore quelques siècles et des cités surgissent comme par miracle, ornées de monuments élevés à des divinités. Et c’est l’avènement des arts, le culte du beau, de la forme, de la couleur, du monument.

Des sculpteurs, des potiers, des musiciens s’acharnent à la besogne pour embellir le doux séjour ainsi que le foyer béni.

Outre le choc des passions et le vandalisme des peuplades barbares où périssent les greniers de civilisation, des arrêts subis, bien longs parfois, interrompent sa marche audacieuse sans lueur d’espoir mais le destin débonnaire lui a assigné un avenir plus noble et le voilà, haussant par delà l’atmosphère ténébreux où il gémissait enseveli, le flambeau de la vérité confié de main en main aux plus hardis dont le génie est le mieux trempé.

C’est pourquoi le patrimoine des idées a survécu quand même passant de l’Hindou au Perse, de l’Egyptien au Grec, puis au Romain pour s’accroître après une nuit de dix siècles dans cette floraison1umineuse de la Renaissance jusqu’ à éparpiller sur tous les continents, jusqu’à doter notre peuple de la Révolution, accoucheuse des libertés, inf1igeant aux rois une leçon sublime en donnant au pauvre sa place au soleil. C’est alors que celui-ci dressera l’échine exterminant les maîtres que bénévolement il s’était donné.

L’aphorisme célèbre «Je pense donc je suis » l’a convaincu au point qu’il ajoute « Je suis donc je veux ». Il a conscience de sa force, de son ambition, de son pouvoir malgré les égarements de son âme amoureuse de légendes, de fétichisme, d’absolu. II fait peau neuve, brûle ce qu’il a adoré, s’affine, se purifie d’une sensibilité intense, galopant en éclair des lieues et des lieues pour arracher un à un les secrets au minerai, à la fleur, au nuage, à la vague de l’océan tumultueux. C’est l’humain doué d’ubiquité, instruit de tout et de tous bien plus en quelques années qu’un contemporain de Sénèque en supposant qu’il ait vécu vingt trois fois plus.

Plus rien ne lui sera étranger sur le globe, seul domaine lui servant d’asile qu’il étreint comme une sorte d’atlas antique dans ses bras formidable et où ses frères rompront avec lui le pain d’amour, émus et réjouis des douleurs et des joies de chacun. Un vent de justice soulève les foules que le socialisme né d’hier universalise.

Aussi, fier de l’équité de ses voeux, de la justesse de ses calculs, de la liberté conquise en l’arrosant de son sang, s’enorgueillit-il de ce trésor d’un prix inestimable, quelque peu enclin à s’abreuver des poisons subtils de l’orgueil. Qu’il y prenne garde à la venue de ces jours derrière lesquels se glissent de cruels revers. Mais non, ne nous alarmons pas sur celui dont le passé est si glorieux.

Il n’ignore point que sa liberté n’est pas d’essence indestructible, que ses actes ne sont pas de lui mais du Grand Tout qui lui suggère, à qui il obéit pareil à un instrument servile sous la dictée impérieuse des forces cosmiques, que sa volonté est une résultante des circonstances, du milieu et des hérédités, toujours agissantes dans ses nerfs en branle.

Pour certains, agir et réagir, c’est être libre. Volontiers mais quelle liberté, si minuscule, si éphémère, et de plus déterminée par l’immense nature, cause et fin de toute chose, seule responsable du trouble des coeurs.

N’est-il pas constitué d’un amas d’atomes ? Or, si l’atome est irresponsable, pourquoi lui ne le serait-il pas ? Que fait l’atome sinon d’agir et de réagir, même par le jeu des affinités électives qu’une sorte d’amour et d’aversion stimule ? II ne peut en résulter que la négation du Code, des Bastilles, des bourreaux suppliciant les indigents et les impulsifs du vice, dont les forfaits ne signifient que l’empreinte de leur tare. Il n’y a pas de coupables, il n’y a que des malades.

On ne doit pas plus mépriser les lésions de l’esprit que celui du corps ; on doit les soigner si possible mais non avec les hideux instruments de torture. On ne doit plus l’accuser d’être sadique, dément ou fripon que d’accuser la foudre de tuer. La sagesse prêche que prévenir vaut mieux que combattre.

D’abord est-il jamais semblable à lui même? Le transformisme m’autorise à opter pour la négative. Incessamment des fluctuations sourdent dans son sein comme dans un vaste univers. Il serait abusif qu’on lui fit un crime d’une action commise jadis, pour laquelle il se sent étranger.

Certes, tout commencement suppose une fin ; en conséquence, son apogée subira un déclin, une chute humiliante et peut-être redeviendra-t-il le quadrupède mendiant au hasard des chemins ce que l’intelligence lui faisait extirper. Doit-il désespérer à sentir sa déchéance ? Nullement. Qu’importe si la loi d’airain dissipe dans les précipices de l’éternité sa trace ainsi que celle des astres ; il n’a que faire de ces vicissitudes. Qu’il poursuive son lambeau de rêve, son intégralité, sa chimère, car la vie est courte et il est toujours assez tôt d’aller faire la grimace du néant dans une foire puante. Qu’il en pense hardiment puisque la fumée s’élève, l’eau coule, le caillou tombe, la flamme brille, la feuille morte danse un instant avant de choir dans l’humus où elle pourrira.

Et c’est de là que lui viennent tous les ressort de son vouloir, de son héroïsme, de sa bonté. Espérons qu’un jour proche, le séjour terrestre ressemblera une Olympe d’ou seront bannis les égorgements et les vilenies, où le calme, l’abondance, la concorde et le bon sens règneront dans une atmosphère embaumée, pendant que des chants doux et flûtés tinteront aux oreilles des é1us, penchés sur la rose ou l’anémone, enthousiastes d’être et d’aimer.

Jacques Sautarel

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