Les recels et les mensonges de Jacques Sautarel
Lors du procès d’Amiens (8-22 mars 1905) Jacques Sautarel n’a de cesse de s’ériger en victime. Victime d’abord des affirmations accusatrices de Gabrielle Damiens, l’amante de Joseph Ferrand. Victime ensuite de la vindicte policière qui s’ingénierait à charger un écrivain anarchiste connu. Le bijoutier nie en bloc les accusations de recel qui sont portées contre lui. Il ne connaît les Travailleur de la Nuit que parce que, comme eux, il est interné à la prison d’Abbeville depuis 1904. Le bijoutier Bourdin a bien employé Sautarel mais ce dernier se demande en quoi ce fait constitue une preuve de sa participation au vol de la rue Quincampoix en tant qu’informateur des cambrioleurs Jacob, Bonnefoy et Clarenson ? Comment peut-il avoir rencontré Gabrielle Damiens dont il affirme ne pas soupçonner l’existence ? Comment sa femme a-t-elle pu se rendre chez le fondeur d’or Brunus, présent parmi les accusés d’Amiens, alors qu’il n’utilise jamais cette maison de la Rue Michel Le Comte ? Brunus ne figure pas non plus dans sa liste de connaissances ! Ernest Saurel, ami de Caserio, n’a jamais été inquiété dans l’affaire de « la bande sinistre ». C’est pourtant chez lui, à Sète, qu’Alexandre Jacob formerait d’après Alain Sergent sa 1e brigade de cambrioleurs anarchistes en 1900, juste après son évasion de l’asile Montperrin d’Aix en Provence. C’est encore dans cette ville qu’a lieu le premier vol que la cour d’assises d’Amiens analyse lors de sa deuxième audience (vol Torquebiau), le 9 mars 1905. C’est enfin chez lui qu’en 1902 la police locale remarque la visite d’un bijoutier venu de Paris et connu pour ses opinions libertaires. A cette époque les principaux vols repérés sont l’œuvre de Joseph Ferrand, l’amant de Gabrielle Damiens. Jacques Sautarel a beau nier et fournir des témoignages d’honorabilité et de soutien à Amiens, tout concourt à faire de lui un actif (et honorable ?) Travailleur de la Nuit.
Cette, le 26 février 1902 à 9h53 du matin
Commissaire Spécial à Commissaire Spécial, Marseille, en commission, à Intérieur, Sûreté et Préfet, Montpellier
Vous signale à toutes fins utiles le départ pour Marseille par train 1014 de 9h35 matin d’un individu qui a rendu visité à l’anarchiste militant Saurel Ernest de Cette.
Signalement : 30 ans environ, 1m69 environ, pardessus foncé, col velours noir, chapeau mou grisâtre bourru, porte l’impériale et la moustache châtain, petite sacoche à la main, est muni du billet 3e classe n°369611 de Cette à Marseille.
Cette, le 28 février 1902
Le commissaire spécial des chemins de fer et du port, à Cette, à Monsieur le Préfet de l’Hérault
N°156
Au sujet du nommé Sautarel Jacques
Le 26 du courant, je vous ai communiqué un télégramme que j’adressai à mon collègue de Marseille, pour lui signaler le départ à destination de cette ville par le train 1014 de 9 heures 35 du matin d’un individu inconnu qui était descendu ici chez l’anarchiste Saurel Ernest. J’apprends aujourd’hui que cet individu qui est resté deux jours chez Saurel, est le nommé Jacques Sautarel, marchand de bijoux d’occasion, venu à Cette, a-t-il dit, pour son commerce. Sautarel serait connu à Paris comme anarchiste militant ; habiterait actuellement 91 boulevard Beaumarchais, et anciennement 46 rue du Temple.
Le Commissaire Spécial des chemins de fer et du port à Cette.
Commissariat Spécial de Marseille
N°600
Sautarel Jacques
Marseille, le 1er mars 1902
Rapport
En réponse au télégramme du Commissaire Spécial de Cette, signalant les relations de l’anarchiste Saurel Ernest, qui habite cette localité, avec un individu parti pour Marseille, j’ai l’honneur de faire connaître que l’arrivée de ce dernier a été constatée à la gare le 26 courant.
Des renseignements recueillis et de la surveillance dont il a été l’objet, il résulte que cet individu est un nommé Sautarel Jacques qui se dit bijoutier ayant son domicile à Paris, 91, boulevard Beaumarchais, autrefois rue du Temple n°16.
A son arrivée à Marseille Sautarel s’est rendu 29 rue Tapis Vert, où se trouve un commissionnaire au Mont de Piété, ancien horloger pour le compte duquel il avait travaillé il y a quelques années.
Sautarel est parti pour Nice, le 28 courant, à minuit 45 ;
Il n’a eu dans notre ville aucune relation avec les anarchistes et son nom est inconnu du service.
Le Commissaire Spécial
Cabinet du Préfet
Objet : Direction de la Sûreté Générale, 4e bureau, 5450
Montpellier, le 5 mars 1902
M. le Président du Conseil,
J’ai l’honneur d’appeler votre attention sur le rapport n°156 en date du 28 février dernier par lequel M. le commissaire spécial de police de Cette fait connaître que l’individu signalé comme étant resté deux jours chez l’anarchiste Saurel, serait le nommé Sautarel Jacques, marchand de bijoux d’occasion, comme étant connu comme anarchiste militant.
Le Préfet
Télégramme
Saint Germain en Laye, le 2 février 1904, 6h10 du soir
Commissaire de police à Préfet de Versailles, Intérieur, Paris
Vous informe qu’en vertu d’un mandat d’amener juge instruction Abbeville j’ai arrêté ce soir anarchiste Sautarel, Jacques, Bonaventure horloger à Saint Germain rue de Paris n°59 inculpé d’association de malfaiteurs et complicité de vol qualifié
2e audience, 9 mars 1905
Vol Bourdin à Paris
(…) L’indicateur aurait été Sautarel qui a travaillé chez M. Bourdin. (…) Mme Chartier est entendue. Sautarel est amené au milieu de la salle d’audience. Il a habité la maison dont Mme Chartier a été concierge. Mme Chartier a entendu la femme de Sautarel dire : « Je vais chez le fondeur de la rue Michel le Comte ». Ce fondeur est Brunus. Sautarel proteste violemment. Il ne connaît pas Brunus. Jamais il n’a fait fondre d’or chez lui. Il n’a mené dit-il qu’une vie d’honneur et de probité. Il a fait un héritage, dit-il, et a réalisé des économies. Les débats deviennent très vifs.
4e audience, 11 mars 1905
Vol à Bourges
(…) Le lendemain du vol de Nevers, Gabriel Damiens alla chez Sautarel porter de la part de son amant un paquet dans lequel se trouvaient notamment un cachet représentant un buste de femme et une croix en nacre provenant de chez Mme Beaurepaire. (…) Sautarel proteste vivement de son innocence. (…) Sautarel dit ensuite que toutes les déclarations de Gabrielle Damiens sont mensongères. Confronté avec elle, il a été reconnu par elle. Cela n’a rien d’étonnant. Il est boutiquier, boulevard Beaumarchais. Elle a pu le voir dans sa boutique. Sautarel dit qu’il est également connu comme écrivain. Il est une victime de la police. Depuis dix ans qu’il a fait paraître Etats d’Ames, la police l’a marqué au fer rouge.
9e audience, 17 mars 1905
La défense de Sautarel
Apres une suspension d’audience de quelques minutes, Me Lagasse a la parole pour présenter la défense de Sautarel. Il est, dit-il, comme les jurés, un bourgeois, et il a la mission de défendre un anarchiste, ou plutôt un homme accusé de recel. Il semble cependant que Sautarel soit ici pour les livres qu’il a écrits. Me Lagasse n’a pas à donner son opinion personnelle sur ces écrits, il donne lecture au jury de lettres écrites à son client par le président Magnaud, Henry Maret, Millerand, Alfred Naquet, Jules Pams, Laisant, Hugues Le Leroux et Emile Combes.
II rappelle ensuite les témoignages apportés à la barre en faveur de Sautarel par des médecins éminents.
Tous ses patrons ont délivré à Sautarel les meilleurs certificats. Un d’eux a regretté de ne pouvoir venir à l’audience lui donner un témoignage de sympathie et affirmer sa probité. M. Bourdin lui-même a donné à Sautarel un excellent certificat.
Le casier judiciaire de Sautarel est vierge.
Sautarel est marié. Il a deux enfants. Me Lagasse dit éloquemment les souffrances de sa femme. Il s’étonne d’avoir trouvé une atmosphère hostile, une foule applaudissant l’accusation et murmurant aux questions posées par la défense.
Apres avoir retracé rapidement les débuts de Sautarel, élevé dans une maison religieuse, bon, aimant, Me Lagasse arrive aux charges de l’accusation et les discute.
Sautarel n’avait pas besoin de donner à Jacob la description de l’appartement de M. Bourdin, car à Paris les appartements d’un même immeuble sont construits sur les mêmes plans. Donc Jacob, en prenant possession de l’appartement du cinquième étage, connaissait la disposition de l’appartement du quatrième étage.
M. Bourdin, non seulement n’a pas désigné formellement Sautarel comme indicateur ; mais à la première instruction ouverte au sujet du vol de la rue Quincampoix, il en a désigné plusieurs autres dont Me Lagasse fournit les noms.
Me Lagasse discute ensuite les déclarations de Gabrielle Damiens.
Gabrielle Damiens est, du reste, d’une moralité plus que douteuse. Elle fut la complice et la receleuse de Ferrand. Et cependant c’est comme témoin qu’elle est entendue, c’est sous la foi du serment qu’elle fait ses déclarations, du commencement à la fin de l’instruction. Pourquoi?
– M. le procureur général, poursuit Me Lagasse, vous disait qu’il hait la délation. Il faut donc que je vous indique dans quelles conditions Gabrielle Damiens a été amenée à faire ses déclarations suspectes.
Et Me Lagasse rappelle que, tandis qu’on éloignait de la prison la femme légitime de Sautarel, on permettait a Ferrand de s’entretenir longuement avec sa maîtresse Gabrielle Damiens. C’est qu’on en espérait des dénonciations.
Seule, la fille Damiens apporte un témoignage contre Sautarel. Les jurés ne le condamneront pas sur un témoignage aussi suspect. Jamais il n’a été pris participant à la négociation des titres volés rue Quincampoix. Me Lagasse, après un fin compliment au jury, explique que la peine qui frapperait Sautarel serait excessive et épouvantable. S’ils avaient à se prononcer sur des livres dont ils peuvent répudier les idées, mais qui ont paru excellents à d’autres, ils pourraient d’un coeur plus léger signer une condamnation qui ne serait pas infamante et qui ne priverait Sautarel de sa liberté que pour quelques mois. Mais jamais les jurés ne voudront envoyer Sautarel aux travaux forcés.
Me Lagasse discute ensuite la seconde charge relevée à l’encontre de Sautarel: l’acquisition qu’il fit à Gabrielle Damiens de l’argenterie provenant du vol Beaurepaire à Bourges. Mais Ferrand nie avoir jamais envoyé sa maîtresse chez Sautarel vendre cette argenterie puisqu’il ne l’a pas volée. Le jour du vol de Bourges, Ferrand était à Nevers.
Sautarel fut toujours un ouvrier laborieux.
Sa femme, très économe, gagnait 300 francs par mois au bouillon Duval du boulevard Sébastopol. Lui-même, huit mois avant le vol Bourdin, fit un héritage d’une trentaine de mille francs. C’est avec les économies de sa femme et avec cet héritage qu’il s’est établi.
Me Lagasse discute [l’idée] que Sautarel ait fait partie d’une association de malfaiteurs. Jamais il n’a été rue de la Clef. Personne ne l’y a vu. Sautarel ne connaissait et à peine que quelques-uns des accusés. Jamais Sautarel n’a été rue Labrousse, 51; jamais il ne s’est rendu au café Davaine.
Sautarel n’a pas connu le langage conventionnel de la bande. II n’a reçu et envoyé aucune lettre dans ce langage.
Me Lagasse discute la question de solidarité. Il n’y a pu avoir aucune solidarité entre Sautarel et des gens qu’il ne connaissait pas.
La tache de Me Lagasse est terminée; celle des jurés va commencer. Le défenseur de Sautarel espère que le verdict de ceux-là sera négatif.
Me Lagasse fait une nouvelle et dernière allusion aux incidents de mardi et se demande s’il a pu réagir contre l’irritation publique qui aurait pu gagner le jury. Il l’espère. La femme de Sautarel l’attend. Son mari lui sera certainement rendu. La femme de Sautarel est effectivement dans la salle d’audience. Elle pleure abondamment pendant que Me Lagasse prononce son éloquente plaidoirie.
Sources :
– Archives Contemporaines de Fontainebleau, 19940474/ article 97/ dossier 9401 : Jacques Sautarel 1893-1929
– Archives de la Préfecture de Police de Paris, EA/89 : dossier de presse « La bande sinistre et ses exploits »
– Archives Départementales de l’Hérault, 4MP1331
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