Mon ami parfait
N°71, septembre 1954
Jacob, mon ami parfait
DES hommes vivent, mais les raisons de leur vie sont mortes ; des hommes meurent et leurs raisons de vie persistent. Alexandre Jacob était de ces derniers.
Déjà il m’écrivait voilà trois ans : « Le jour, ou l’heure, où je sentirai une défaillance, une inaptitude à pouvoir poursuivre le chemin, je trancherai sagement le problème de l’absurde. »
Puis, ce 27 août : « Dès samedi, je préparerai un grand fourneau contenant vingt litres (2 sacs) de charbon de bois. Avec les ampoules, je crois que ce sera suffisant. Je mettrai de la tôle sur le carrelage ; éloignerai les meubles, boucherai de mon mieux toutes les issues, allumerai le feu, me piquerai et me coucherai. Et tout sera bien ainsi…
« …Tu sais, à mon âge, même si j’avais vécu encore dix ans, il faut songer dans quelles conditions. Alors il est plus sage, raisonnable, de choisir soi-même le moment plutôt que de laisser ce soin a nos organes. Si j’avais des moyens, j’aurais peut-être risqué le coup. Mais être à la merci d’autrui, je ne puis l’accepter… »
Samedi 28 : « …Encore un coup, tous deux, apaisez votre peine. Moi je vais là tranquille, l’âme sereine, accomplissant un geste tout naturel. J e sais bien que le chagrin est réservé à ceux qui restent. Mais comment faire autrement ? Préfèreriez-vous que, vivant et malade, je gémisse dans mon lit, sans secours, seul ? Alors … »
Alors, ma gorge se noue quand je pense que, peut-être, nous aurions pu arrêter, retarder encore. Je pense au télégramme que nous n’avons pas envoyé : « NON. PENSE A LA PEINE DE CEUX: QUI T’AIMENT. PENSE A NOUS ET, POUR NOUS, VIS ENCORE. » Je pense encore à ses amis de Déols, de Lussault ; qui, alertés à temps, auraient pu …
Et puis, non. Déjà c’était inutile.
Les amis, qu’il fréquentait depuis plus de vingt ans, lui avaient offert une existence quiète, dénuée de tous ennuis pécuniaires. II avait refusé. L’été dernier, V. lui rendait visite et posait une « brique » sur la table (lisez un million), II refusait. Je me souviens de nos conversations autour de son suicide, des arguments que j’excipais : sa décision était de roc.
Voilà pourquoi, aujourd’hui, nous venons de perdre le meilleur des hommes.
Pour nous, c’était Marius.
Il suffisait de vivre avec lui quelques jours en terre berrichonne pour connaître de quel poids ce vieillard, qui ne vivait plus guère, pesait encore sur la vie.
Marius, au bon rire provençal, bourrant sa pipe, levant le sourcil comme pour venir en aide à sa mémoire, qui restait étonnante ; Marius, au regard noir, transperçant on ne savait quels lointains paysages ; Marius et son écriture patte de mouche, diligente et habitée ;
Marius, bonhomme, discourant avec son vieux copain de Negro ou lissant précautionneusement la fourrure de sa chatte Zézette ; Marius pestant doucement contre ses bêtes, et répétant : « Ca, c’est pas bien! » ;
Marius goûtant un morceau de musique classique pris au hasard des ondes, et marmonnant : « Ca, c’est du Mozart » puis, examinant l’itinéraire d’un ami quelque part en Suisse: « II va a Interlaken, ô putain ! » ; Marius écoutant à la radio la trilogie de Pagnol, et, à la scène émouvante du retour de Marius qui vient chercher son fils, Marius (le vrai) pleurant comme un enfant ;
Marius nous parlant de sa vieille maman, ou déclarant à un camarade déshérité: « Une mère, vois-tu, c’est l’humanité » ; Marius avec les femmes: « J’ai toujours cherché à aider ma compagne dans le ménage, car la femme a plus d’ouvrage que l’homme et moins de résistance ; en ce sens, je ne ressemble ni a l’oriental ni au latin, qui ont du maquereau en eux « , et encore, – dans sa dernière lettre, à propos de Jeanne, ma compagne: « Fais en sorte de lui accorder toute ta tendresse… Sache la garder en sacrifiant parfois quelques gouttes de ton égoïsme. A ton âge, les hommes sont toujours égoïstes avec les femmes, je veux dire que nous n’attachons pas assez d’intérêt à leurs frivolités » ;
Marius et les gamins du village, en grappes joyeuses sur sa Renault des temps préhistorique ; Marius et les gens du patelin, jour de marché: « Bonjour, monsieur Marius. » « La santé est bonne, monsieur Marius ? » « A la prochaine, monsieur Marius !»
Marius ! Tel qu’il demeure en moi, pour toujours : familier et bon enfant, pensant à tout, pressentant tout, ayant réplique à tout. Dans ce monde par trop préoccupé de lui-même, au milieu de tous ces crânes qui, s’ils étaient fendus, ne laisseraient gicler que de la vanité, sa délicatesse et ses mille prévenances m’étaient chaudes au coeur.
Mais le Marius que j’ai connu, le doux philosophe, l’humoriste, n’a jamais cessé de me rappeler l’autre Jacob, explosif et dur : Alexandre, Alexandre le tragique, Alexandre Jacob l’homme.
Je ne reviendrai pas sur son épopée attilienne, ses vingt-cinq ans de Guyane ; d’autres l’ont fait, plus savamment. Il m’aurait plu néanmoins de comparer Jacob au Zarathoustra de Nietzsche, avec cette nuance pourtant : l’individualisme féroce du premier n’est pas orgueil mais noblesse naturelle. Dans ses plus implacables comportements, et sans cesse l’affût de soi-même, Jacob incarne la tension de l’homme vers l’authenticité. A l’examiner ainsi trouve-t-on homme plus homme que cet anarchiste racé ? Plus libre et plus étonnamment conscient de ses limites, ni qui s’y soit plus magnifiquement organisé ?
Alexandre Jacob ne se voulait pas solidaire d’un régime social que tout son être condamnait, et dont il entendait bien ne pas devenir complice. C’est à cause de ce refus même qu’il a passé le tiers de sa vie au bagne. Certes, il ne se dissimulait pas le non-sens de la vie, non plus que la fragilité des idéologies ; mais c’est à partir de son attitude que la vie revêtait une signification.
« Lorsque, comme nous, on est arrivé au soir de la vie et qu’en sondant sa conscience on peut franchement s’affirmer que l’on n’a jamais trahi quelqu’un et toujours respecté la parole donnée cela dépasse de beaucoup toutes les vaines approbations d’autrui. Sans l’honneur, je n’estimerais pas qu’il vaille la peine de vivre. »
Par une position directe, sans leurre, Alexandre Jacob s’est libéré très tôt et a dépassé, en l’assumant, l’absurde du monde.
Je ne crois pas à la stérilité dans la souffrance ; d’une manière générale, j’estime qu’il n’y a pas de douleur si cruelle que nous ne puissions en tirer profit. C’est pourquoi, la leçon demeure : la sagesse à laquelle le vieux bagnard nous convie n’est pas dans le cul d’un fauteuil, mais dans la fureur du poignet.
« Ne rien demander, ne rien accepter, cela donne la mesure de ce que l’on est en droit de s’accorder soi-même. »
Je pleure mon ami comme tous ceux qui l’ont aimé le pleurent aujourd’hui. Et, cependant, qu’il n’ait point manqué de souffle, au dernier moment: pour l’ultime pente à gravir, voilà qui m’émeut et me réconforte tout à la fois. Une mort ratée, non conforme, a toujours quelque chose de pitoyable. La sienne, au contraire, si haute, loin d’être une abdication, est une conquête. Maître sans conteste de sa vie, il l’est resté jusque dans la tombe, et je suis bien sûr qu’il ne désirait rien d’autre.
« S’imposer volontairement quelques devoirs, rire là où les autres gémissent, supporter fièrement l’indigence et avoir honte d’avoir honte, voilà qui s’appelle vivre et au besoin peut justifier de mourir. »
J’ai sous les yeux le télégramme : MARIUS DECEDE, ENTERREMENT DEMAIN MARDI 14 HEURES 30.
A l’heure où j’écris ceci, le hideux voyage s’achève, et j’ai froid ; Marius, c’est donc bien fini ? Du fond de ton nuage, n’illumineras-tu donc plus la terre d’éclairs indignés ?
Mais je revois soudain son beau visage, j’entends sa voix qui m’arrête : « pas d’apitoiements! », et je me dis, a travers mes larmes, que ce n’est pas vrai, que c’est absolument impossible, que Marius ne pouvait pas mourir.
Robert Passas
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