Vol à Rochefort
En janvier 1903, Pierre Loti est une personnalité reconnue du monde littéraire. Sa maison natale, qu’il aménage depuis les années 1890 à la mode orientaliste, présente aussi des salles gothiques et renaissances, le tout né de l’imagination débordante et vagabonde du romancier. C’est là qu’Alexandre Jacob commet un vol devenu aujourd’hui mythique. Alain Quella-Villeger est professeur à Poitiers. Natif de Rochefort, comme son sujet de prédilection, et docteur es lettres en histoire contemporaine, il connaît tout ou presque de la célébrité charentaise. Son dernier ouvrage, « Chez Pierre Loti, une maison d’écrivain voyageur », vient tout juste de sortir au Sceren-CRDP du Poitou-Charentes. Dans ce livre, richement illustré et accompagné d’un DVD, le biographe du bourlingueur ne manque pas d’évoquer la visite de cette demeure par les Travailleurs de la Nuit. C’est à Alexis Danan que nous devons la première mention de ce forfait le 18 mai 1935 dans les colonnes du magazine Voilà. Nous le retrouvons ensuite dans la biographie d’Alain Sergent. Dans les deux cas, la source est unique. L’information provient des confidences d’Alexandre Jacob. Aucune autre source ne vient étayer une version qui a été depuis fort romancée. C’est ce que l’ont peut lire chez Bernard Thomas, William Caruchet et Eric Yung (Du cambriolage considéré comme un des beaux arts, Le Cherche-Midi, 2001). C’est aussi ce que l’on peut entendre parfois lorsque l’on visite la maison de Pierre Loti. Cette aventure, que l’on peut alors qualifier de lupinienne, verse même dans l’épique, faisant de l’anarchiste un homme d’honneur, intègre et fidèle à ses idéaux, respectueux des belles lettres et des beaux arts. Une sorte de gentleman cambrioleur qui, en outre, laisserait des messages d’excuses, pour les dégâts occasionnés. Comme Alain Quella-Villeger nous doutons fortement de l’existence d’un tel billet, même si Jacob a pu en déposer certains ailleurs (vol Cassagne 17 mai 1899, vol Tournier 20 mai 1899, vol Hulot 9 juin 1901, vol de l’église Saint Sever de Rouen 13 février 1901). Rien n’a pu être trouvé aux Archives Nationales. Rien à celles de la Préfecture de Police de Paris et encore moins à celles départementales de Charente Maritime. Rien non plus dans la presse locale et nationale. Rien enfin dans les papiers de l’écrivain, qui ne fut pas convoqué à Amiens en 1905 comme témoin dans le procès de la bande dite « sinistre ». Et, s’il est vrai que ce vol donne du panache à l’illégaliste Jacob, il est surtout révélateur d’une pratique délictueuse et militante. De toute évidence, le cambrioleur et ses comparses n’accomplissent pas un acte isolé. Le cambriolage s’inscrit dans le cadre d’une tournée qui passe par Cholet (vol Xardel, 22 janvier), Niort (vols des Roches et Neuchaise), Angoulême (vol Ripoteaux) et Poitiers (vol Boyer, 23 janvier). La brigade, composée de Jacob, de Bour et de Ferré, utilise le train pour accroître la rapidité de ses mouvements. La desserte ferroviaire sur Rochefort indique fatalement au travailleur parti en éclaireur la riche demeure de l’enseigne Julien Viaud comme celle d’un ennemi social. Mais dans ce combat, aussi manichéen soit-il, dans cette guerre sociale, tous n’ont pas les honneurs d’un pillage en bonne et due forme. Le « punisseur des riches« , pour reprendre l’expression employée par le commandant Michel le 15 avril 1937 dans le magazine Confessions des frères Kessel est homme à principes. Retenons alors, comme le fait Alain Sergent, que certaines professions jugées utiles sont exclues du corpus des victimes : les écrivains, les professeurs, les médecins, etc. C’est ce qu’écrit encore Alexandre Jacob le 5 mai 1949 à Jean Maitron lorsqu’il évoque Pierre Loti « plutôt littérateur qu’officier de marine ». S’apercevant que Julien Viaud n’était autre que le fameux « littérateur », les Travailleurs quittent la demeure sans rien prendre. Et c’est tout..
article « Jean Valjean 1935 »
Voilà
18 mai 1935
Homme d’infinies ressources, ouvrier d’une adresse rare, au surplus chef à la tête froide, organisateur de génie, et ce n’est pas trop dire, ce Marseillais trapu et rieur qui, un siècle plus tôt, eût accomplit son destin à rançonner en mer les voiliers du négoce, s’institua cambrioleur à principes. C’est-à-dire appliqué à ne détrousser que des opulences de son choix. Tout ce qui lui paraissait comporter une valeur humaine ou spirituelle, était assuré de son respect. La maison d’un médecin, par exemple, ou celle d’un professeur, lui était sacrée. Un jour, ou plutôt une nuit, opérant à Rochefort, il découvre qu’il s’est, avec ses collaborateurs, imposé à l’hospitalité de Pierre Loti. Il ordonne immédiatement la retraite. Mais il fait main basse sur les ors insolents.
Un anarchiste de la Belle Epoque
p.57 : Jacob avait surtout la phobie du clergé, de la noblesse et de la magistrature. Par contre, il s’interdisait toute visite à des médecins, professeurs, écrivains, en un mot à tous ceux dont il estimait la fonction utile. Prêt à cambrioler, à Rochefort, la propriété de l’enseigne de marine Julien Viaud, il s’aperçut que ce dernier n’était autre que Pierre Loti et fit aussitôt retraite.
Les vies d’Alexandre Jacob, 1998
p.140 : Respect, en revanche, pour ceux qui avait gagné leur argent en travaillant, pourvu que ce travail ait été constructif. : médecins, architectes, savants ou écrivains. C’est ainsi qu’un jour, après s’être introduit à Rochefort dans la somptueuse demeure d’un capitaine de frégate nommé Julien Viaud, Alexandre s’aperçut qu’il se trouvait en fait chez Pierre Loti, pseudonyme de Viaud. Il vida les sacs qu’il avait remplis, remis avec soin chaque objet à sa place et laissa en évidence un billet ainsi rédigé : « Ayant pénétré chez vous par erreur, je ne saurais rien prendre à qui vit de sa plume. Tout travail mérite salaire. Attila. – PS : Ci-joint 10 francs pour la vitre brisée et le volet endommagé. »
NB : Ce passage se trouve à la page 142 de la première biographie de Jacob écrite par B. Thomas en 1970. « Soigneusement » a été ici remplacé par « avec soin ».
Marius Jacob l’anarchiste cambrioleur,
p.94 : Un jour, ses rabatteurs lui signalent ainsi un belle demeure à Rochefort. Le propriétaire en est un sieur Julien Viaud, capitaine de frégate, absent pour plusieurs semaines. Assisté de quelques amis, il déleste de ses plus beaux meubles la somptueuse villa, aménagée et décorée en style mauresque. Il s’apprête à repartir lorsqu’il découvre que ce Viaud n’est autre que Pierre Loti. Aussitôt, Jacob remet en place le mobilier, les tapis et les bibelots, déjà chargés sur une voiture à cheval. Déménagement et emménagement ne s’achèvent qu’à l’aube. Il laisse sur un buffet, bien en évidence, ce billet : « ayant pénétré chez vous par erreur, je ne saurais rien prendre à celui qui vit de sa plume. Attila ». Il ajoute : « Ci-joint dix francs pour la vitre brisée et le volet endommagé ».
Chez Pierre Loti, une maison d’écrivain voyageur,
p.90-91 : Arsène Lupin cambriole Julien Viaud
En mars 1905, Alexandre Marius Jacob (1879-1954) était condamné aux travaux forcés à perpétuité par la cour d’assises d’Amiens, pour vols qualifiés (plus de cent cinquante). Cette même année, Maurice Leblanc, journaliste de fait divers ayant couvert le procès, publiait le premier tome d’une série promise à un grand succès, L’Arrestation d’Arsène Lupin, directement inspiré, dit-on, par la vie originale et mouvementée de « l’anarchiste cambrioleur », à la fois fantasque et élégant, cynique et humaniste. Celui-ci fera vingt-trois ans de bagne avant d’être libéré en décembre 1928 puis de se suicider à soixante-quinze ans. Or, la rubrique des faits divers croise, grâce à lui, l’histoire de la maison de Pierre Loti.
Alain Sergent, premier biographe d’Un anarchiste de la Belle Epoque, Alexandre Jacob (Seuil, 1950, p. 57), évoquant la personnalité contrastée d’un rebelle capable de mettre le feu à des propriétés insolentes de luxe, mais plus enclin à abandonner ces pratiques au profit de gestes politiques en laissant parfois chez ses victimes cambriolées des billets vengeurs, raconte allusivement qu’un jour, « prêt à cambrioler, à Rochefort, la propriété de l’enseigne de marine Viaud, il s’aperçut que ce dernier n’était autre que Pierre Loti, et fit aussitôt retraite ».
Alain Sergent, qui avait interrogé Jacob, ne dit rien de plus que ce que ce dernier lui a raconté et avait lui-même rapporté dans une interview accordée au journaliste Alexis Danan : « Un jour, ou plutôt une nuit, opérant à Rochefort, il découvre qu’il s’est imposé à l’hospitalité de Pierre Loti, et il ordonne la retraite » (Voilà, 18 mai 1935). Ce peu de précisions suffit pour que la presse à sensation comme France-Dimanche (29 décembre 1963) raconte et enjolive cette anecdote, sans autres vérifications : « C’est ainsi que, trompé par un pseudonyme, il est un jour amené à effectuer une visite domiciliaire chez un certain Julien Viaud, mais se retire, les mains vides, en constatant qu’il s’agit de la maison de Pierre Loti ».
Des biographes peu scrupuleux de rigueur historique s’en sont ensuite emparé, à commencer par Bernard Thomas (Jacob, Tchou, 1970), qui donne cette version des faits : « C’est ainsi qu’un jour, après s’être introduit à Rochefort dans la somptueuse demeure d’un capitaine de frégate nommé Julien Viaud, Alexandre s’aperçut qu’il se trouvait en fait chez Pierre Loti, pseudonyme de Viaud. Il vida aussitôt les sacs qu’il avait déjà remplis, remit soigneusement chaque objet à sa place et laissa en évidence un billet ainsi rédigé : « Ayant pénétré chez vous par erreur, je ne saurais rien prendre à qui vit de sa plume. Tout travail mérite salaire. Attila. — P.S. Ci-joint dix francs pour la vitre brisée et le volet endommagé. »
Le billet manuscrit est ici une nouveauté. La bande dessinée Rochefort – Un voyage dans le temps (Jeune Chambre de Rochefort, 2001, dessins signés Norma), qui retient ce fait divers comme un épisode marquant de l’histoire de la ville, reproduit ce billet (avec, d’ailleurs, une faute d’orthographe : « je ne saurai rien »…).
L’ennui, dans toute cette affaire, est que l’on ne sait finalement rien de sûr. L’historien Jean-Marc Delpech, qui s’est consacré à une thèse de doctorat d’histoire à l’Université de Nancy, soutenue en 2006 (A.-M. Jacob : parcours et réseaux d’un anarchiste), n’a rien trouvé : aucun dossier aux Archives départementales ou nationales et autres fonds judiciaires, rien dans les papiers de Loti, ni à la Maison de Pierre Loti. Il nous confirme que cette histoire est probablement vraie (Jacob n’est pas un affabulateur), voire datable vers 1902, lorsque notre homme opéra, avec ses « travailleurs de la nuit », entre la Vendée et Niort. Mais, manifestement, le billet est pure invention (d’ailleurs, Jacob n’utilisa la signature « Attila » que dans des églises).
Par-delà la part de vrai et de faux de ce cambriolage dans une maison d’écrivain, au moins ne s’étonnera-t-on pas qu’il ait produit de la littérature…
Tags: ACL, Alain Sergent, Alexis Danan, anarchiste, BD, Bernard Thomas, Bour, commandant Michel, Delpech, Eric Young, Ferré, honnête cambrioleur, illégalisme, Julien Viaud, Lupin, Pierre Loti, Poitou-Charentes, Quella-Villéger, Rochefort, Sceren-CRDP, vol, William Caruchet
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