Le crépuscule du justicier


Franc Tireur 3 août 1954Alexis Danan – auteur d’un livre sur le bagne et de la notice nécrologique sur Jacob publiée dans Le Monde libertaire en novembre 1954 – écrivit, à près de vingt ans de distance, deux articles sur Jacob. Le second parut quelques semaines avant la mort du vieil anarchiste, le 3 août 1954, dans le journal Franc Tireur. Comme pour le premier, Jean Valjean 1935, paru dans le magazine Voilà le 18 mai 1935, Alexis Danan ne s’embarrasse guère d’exactitude pour retracer la vie de son sujet. Le papier de l’écrivain sonne alors comme une nécrologie anté-mortem, tant on sent une admiration, qu’il essaie de faire partager à ses lecteurs, pour ce « vieillard au profil d’universitaire à la retraite ». Il est vrai que Jacob a décidé d’en finir mais ce ne sera qu’après le départ, non du journaliste, mais de son aimée, Josette Passas.

 

Jacob dans son jardinFranc-Tireur

03 août 1954

Dimanche berrichon

Le crépuscule du justicier

Presque tous ceux qui, le moindrement; ont tenu une place dans la vie d’Alexandre Jacob, «criminel célèbre», sont morts. II est, à 73 ou 74 ans, un survivant, fatigué de survivre. II hausse les épaules quand on lui suggère d’écrire ses Mémoires, qu’il pourrait écrire fort bien, et non pas seulement pour la délectation des amoureux de la chose policière.

Car cet homme étonnant, qui a quitté l’école primaire à 11 ans pour grimper sur les ver­gues comme mousse, à la Joliette, a tout juste la plume savoureuse et griffue qu’il faut pour les souvenirs qu’il a, et beaucoup d’écrivains achalandés apprendraient de sa phrase bien cou­lée et nourrie de cette tristesse gentiment féroce qu’on appelle l’humour.

Rappellerai-je qu’Alexandre Jacob, à 20 ans, fit trembler la France ? Je l’enseignerais sans doute aux jeunes gendarmes de Reuilly et d’Issoudun qui le croisent et le saluent tous les jours, depuis dix ans, au volant de son antique guimbarde, qui lui reste du temps ou, avec sa compagne, il faisait retentir les foires de France de son verbe aux pétulances provençales. Car Jacob fut marchand forain, après avoir été, quelque vingt-six ans, galérien aux îles.

Je n’ai pas eu la chance de le rencontrer sous les cocotiers de Saint-Joseph, mais nous avons mangé le morceau ensemble, avant la guerre, dans un petit bistro, sur la Loire, proche du mail d’Amboise. Il surveillait, en coupant le bifteck dans son assiette, sa longue boutique rou­lante, pleine de bleus de travail et de calicots de toutes les couleurs, témoignage au soleil de sa réussite d’homme libre.

Il était fier de cette réussite tardive, qui ne devait rien a personne.

Quand je dis qu’il a fait trembler la France du commencement du siècle, c’est à la lettre qu’il faut l’entendre. A son procès d’Amiens, qui dura onze jours, les portes du palais étaient gardées par tout ce qu’on avait pu trouver de police et de gendarmes a dix lieues à la ronde. On pensa que ce n’était pas encore assez et l’on mobilisa la troupe disponible. Un bataillon d’infanterie garda deux semaines les avenues du tribunal. Mais la grande peur des bourgeois picards jouait ici à contretemps. Jacob n’était pas le chef de bande qu’on croyait, maître, à 20 ans, d’un état-­major clandestin et de brigades de choc, disséminées dans les replis des villes.

C’était un adversaire individuel de l’ordre social, sans associés ni commanditaires, un anarchiste dédaigneux qui n’entend risquer que sa vie propre, moins au demeurant par respect de la vie des autres que par une méfiance solidement établie de la fidélité et d’ailleurs de l’intelligence de ces autres. Seul, il avait mené sa bagarre implacable. Seul, il répondait, au reste gouailleur et sans illusions, des coups portés pendant cinq ans à un système qu’il jugeait inique.

Pendant cinq ans, commandant à des copains d’occasion, liés à lui par rien, il avait cam­briolé un peu partout en France des châteaux, des banques, des cathédrales, non pour lui dans la moindre mesure, mais pour « la Cause », pour la Fédération anarchiste, à qui il appor­tait à un sou près le produit de ses expéditions.

Il revendait les tapisseries patinées par les siècles, les maquillant un peu, faisant d’un christ de descente de croix un Vercingétorix à l’épée flamboyante, fondant lui-même les métaux précieux, réglant les moindres détails de tout, en rapport avec les experts de Scotland Yard et les diamantaires d’Amsterdam, les poches souvent tintantes de millions et néanmoins déjeunant ou dînant à 23 sous dans un bouchon du boulevard Voltaire, car donner au plai­sir un franc du butin, c’eut été un vol.

Il n’était pas voleur. Il reprenait aux riches, aux institutions de la puissance, qui, eux, avaient volé. Et, faute de pouvoir restituer directement aux pauvres dépouillés, il virait à la propagande, qui libèrerait les pauvres.

Tel était ce justicier incorruptible, qui, chaque nuit, ayant risqué sa peau pour ce qui lui paraissait la forme la plus authentique de la justice, laquelle est d’ abord réparatrice, chargeait à la barbe des policiers des coffres-forts et des chasses d’or serties d’escarboucles sur des char­retons «mobilisés» à la rencontre, et, le jour, lisait Kropotkine, au restaurant, entre le petit carré de fromage et les trois figues véreuses d’un repas arrosé d’eau. Un justicier qui peut se tromper sur sa mission, mais un justicier ascète, aux talons mangés d’usure.

Pris, jugé, sa tête sauvée de justesse, grâce précisément à ce que l’enquête révéla de son désintéressement inintelligible aux tenants d’un ordre fondé sur le profit d’argent, Jacob est condamné au bagne à vie. II a 23 ans.

Le bagne n’a pas de richesses à reconvertir et Jacob ne trouvera un jour à se rappeler ses talents de forceur de coffres-forts qu’à la prière d’un sous-directeur des îles, qui avait par mégarde perdu la clé du sien. Jacob résolut le problème en quelques minutes, à l’aide d’une baleine de corset et d’une feuille de papier à cigarette. II y gagna dix paquets de cigarettes et l’admiration de Mme la sous-directrice, qui avait l’enthousiasme démonstratif.

Mais la carrière de Jacob, au bagne, ne se passa pas à forcer des coffres-forts administratifs et des vertus de plain-pied. Il retrouva devant lui, bardé de surveillants militaires, le féroce ordre social qu’il avait défié dans sa patrie. Il supporta sa méchanceté avec une patience digne, qui jamais ne fléchit. Jacob a vécu le plus clair de son temps de forçat dans les cellules de Saint-Joseph, aux îles. II y a rampé six ans d’affilée, nourri d’eau et de pain, les fers aux chevilles. Il n’a jamais demandé grâce.

– Il y a bientôt trente ans de ça, m’a dit hier Jacob. Dans mon lit d’homme libre, je dors toujours les pieds serrés l’un contre l’autre, comme au temps des fers de Saint-Joseph.

Sans doute sa vie de survivant, gracié sans le vouloir, est-elle commandée par d’autres hallucinantes habitudes, héritées de l’enfer. Mais il n’en parle guère. II aime mieux rire a l’évocation des moments drôles de son lot anticipé de géhenne. II me parle par exemple de ce cuisinier Lambert, qui achetait pour un paquet de tabac, à la chirurgie, les cervelles des forçats qui restaient des autopsies à peu près quotidiennes. Il les servait, au beurre noir, à la table des «huiles », se réservant à lui et réservant à ses copains de la cuisine la cervelle de boeuf ou de buffle qu’il avait reçue de l’économat.

– Tous les gouverneurs de Cayenne, jubile Jacob en tenant son ventre, tous les inspecteurs généraux de Paris en tournée aux îles, tous les parlementaires venus étudier sur place le régime du pénitencier ont mangé, à la table du directeur, sous Lambert, de la cervelle d’assassin. C’étaient les petites vengeances du bagne.

Jacob, dans un village gris et vert du Berry, non loin d’une rivière à peupliers moirés, est maintenant un vieillard au profil d’universitaire à la retraite, qui tire tranquillement le bénéfice d’une vie depuis toujours entraînée à la solitude, parfois sépulcrale. Sa maison est à lui, dans les noyers et les herbes hautes, qu’il n’a plus le goût de faucher. Il regarde les choses peu à peu répondre à son détachement d’elles. II ne se sent plus de tendresse au coeur, sa vieille maman et sa compagne mortes, que pour son gros cocker aveugle, ses deux chats perclus et les enfants du voisinage, à qui, pour employer les heures de ses journées vides, il donne à goûter et prépare paternellement des friandises.

J’ai d’autant plus apprécié ce que cet homme désormais à peu près délié de tout me donna tout ce dernier dimanche, génial dans l’amitié comme on le découvre en tant de choses.

Reverrai-je encore ce visage, l’un des plus beaux que je connaisse, buriné par une intelligence qui n’a brûlé que pour le gratuit service des autres, pour ces indifférents, ces ingrats et ces médiocres qu’on appelle les autres ?

Alexis DananAlexis Danan

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