La nécro du ML
Le n°1, en octobre 1954, du Monde Libertaire ne fait qu’annoncer la mort d’Alexandre Jacob. Notons que le journal ne le prénomme pas Marius. Le mois suivant, l’organe de la Fédération Anarchiste reconstituée ouvre ses colonnes à l’auteur de Cayenne, 1934, pour dresser le portrait de l’honnête cambrioleur. Plus qu’une simple nécrologie, le texte d’Alexis Danan verse dans une véritable hagiographie. Les mots s’articulent autour d’une astucieuse et malicieuse comparaison christique dans laquelle les vies, les gestes et la pensée de l’illégaliste Jacob l’emportent nettement sur celle du Nazaréen. Car, là où l’un, le crucifié, faisait fi du pouvoir terrestre en place pour poser les bases d’une secte qui allait, des millénaires durant, décerveler des milliards de crédules ; l’autre, le voleur, le bagnard, remettait en cause, à son humble niveau l’essence même de tout pouvoir, qu’il soit spirituel ou temporel. Bien sûr, Danan ne manque pas de mentionner çà et là quelques anecdotes croustillantes, quelques péripéties édifiantes, quitte à commettre parfois certaines erreurs chronologiques. Reprenant le livre d’Alain Sergent, il fait par exemple libérer Jacob en 1928 et non en 1927. Mais son propos, loin de glorifier l’anarchiste qui n’a jamais marché sur l’eau, lui, donne au contraire toute l’ampleur de sa probité et de sa sincérité intellectuelle, c’est-à-dire de son humanité. Et, parce qu’il s’est levé, justement, contre l’inhumanité du rapport dominant – dominé, un jeu dans lequel Jacob s’est lancé avec une réelle fougue et une certaine efficacité, mais sans réelle chance de victoire au regard de la formidable armada répressive du camp d’en face, il a fini par porter sa croix au bagne. C’est la partie la plus longue de la copie de Danan qui tend même à faire de son ami, rencontré la première fois à Amboise en 1935 pour les besoins d’un article sur les bagnards dits « régénérés », une espèce de Saint Vincent de Paul au milieu des galériens. Jacob, lui, s’estimait au milieu des prisonniers de guerre sociale que sont tous les transportés. Cette partie du texte constitue une accroche pour le lecteur et permet à son auteur non seulement de dire son admiration pour l’être, voleur, bagnard, anarchiste, spécialiste du droit, mais aussi et surtout de montrer la pertinence et la force de la pensée d’un « homme lucide et juste ».
n°1, octobre 1954
Notre camarade Alexandre Jacob est mort
Dans le prochain numéro Alexis Danan retracera son existence exemplaire
Le Monde Libertaire
n°2, novembre 1954
Mots-clés associés à l’article
À la mémoire de l’anarchiste
Alexandre Jacob
homme lucide et juste
Comme je me disposais à prendre la bateau pour Cayenne, au printemps de 1933, et il n’en partait qu’un par mois, qui levait l’ancre à Bordeaux, je reçus un jour, à mon bureau de Paris-soir, la visite d’un haut fonctionnaire colonial en retraite, spontanément résolu à pourvoir à mon information.
Il s’appelait M. Toublanc et ne l’était pas du tout. Avec le titre de sous-directeur de l’Administration pénitentiaire de Guyane, il avait, plusieurs années durant, commandé la portion des Iles du Salut. C’est par lui que, pour la première fois, j’entendis parler d’Alexandre Jacob.
Les Iles étaient réservées aux transplantés célèbres, pour cette raison que s’en évader était regardé comme une entreprise à peu près impraticable. De forts courants marins agitent à toutes époques leurs rivages et, au surplus, la mer alentour est infestée de requins, à cause de ce fait, sans doute, que pendant près d’un siècle l’hôpital de La Royale jetait chaque matin à l’eau les cadavres de la nuit. Il y eu pourtant des évasions, mais peu dont on ait su qu’elles avaient réussi.
C’est dire que M. Toublanc avait de quoi fournir en anecdotes de prix un journaliste. Il pouvait lui parler de cent personnages dont toute la France avait prononcé le nom et connu la fabuleuse aventure. Or, il ne me parla que de Jacob, pendant tout près d’une heure. On découvrait ainsi que Jacob avait été au centre de son souci de geôlier en chef, tout le temps qu’il avait exercé son commandement aux Iles. C’est ce qui explique beaucoup de choses de la carrière pénitentiaire de Jacob, et notamment ceci, qu’il vécu dans les cellules de Saint-Joseph, c’est-à-dire les fers aux chevilles, quelque chose comme vingt ans sur les vingt-trois ans que dura sa détention de l’autre côté de l’Atlantique. Quand il fut libéré, en 1928. Il ne pesait guère plus que le poids d’un enfant, et il avait été à ce point vidé de ses forces par l’ombre et la longue faim qu’on dut le porter sur une civière à bord du petit cargo « Antilles ». Pour ce qui est de la faim, je citerai ce détail, que je tiens de Jacob lui-même : il lui est arrivé, pour les manger, d’extraire à l’aide d’une épingle les miettes séchées dont s’étaient servis ses prédécesseurs dans la cellule pour obstruer des trous à punaises. Mais mon sentiment est que la cellule de Saint-Joseph a sauvé Jacob. Les surveillants étaient armés, avaient droit de vie et de mort, sur les chantiers des Iles comme à Saint-Laurent et à Mana, sur les transportés en état de rébellion contre la discipline. Ils étaient seuls juges de l’opportunité de leur riposte. Ainsi le bagne, s’abritant derrière l’argument toujours valable et toujours reçu de la légitime défense, se préservait-il radicalement des Jacob, assez naïfs pour défier l’autorité dans son fief le moins discuté.
Cet homme, me disait M. Toublanc, était une sorte de mystique de la justice. Il connaissait les textes comme un avoué. Il nous accablait de réclamations dont l’admirable était qu’elles concernaient rarement lui-même. Il était l’avocat d’office de tout le monde, invoquant toujours à propos de tel paragraphe du règlement, tel article de la loi. Tant qu’il ne put se plaindre de nous qu’à nous-mêmes, c’était facile : ou bien on ne lui répondait pas, ou bien l’on s’arrangeait pour attribuer ses plaintes à une malveillance ou à un irrespect qui méritaient sanction. Mais le jour vint où il apprit qu’il avait la ressource de s’adresser, par-dessus nos têtes, à l’administration supérieure, c’est-à-dire au gouverneur de Cayenne, et même à l’Administration centrale, c’est-à-dire au ministre des Colonies. Les enquêtes de presse avaient attiré l’attention sur le bagne. Paris tremblait à l’idée d’un scandale que les journaux exploiteraient, mettant en cause un système qui trouvait de moins en moins de défenseurs. Les placets de Jacob, bien tournés, mordants, enrichis de références adroites aux textes en vigueur, nous valaient à chaque courrier des demandes d’explications, sans parler des câbles. Il en était arrivé à en faire un jeu. Courant avec indifférence le risque de payer de six mois de cachot supplémentaire une protestation que nos parvenions, à quel prix !, à faire classer comme injustifiée, il revenait perpétuellement à la charge et il nous fallait le suivre, répondre, noircir des feuillets format ministre, expliquer nous défendre comme des assiégés. C’était une énorme haine en mouvement, infatigable, terriblement intelligente, armée jusqu’au dents.
Mais l’erreur de M. Toublanc fut de se flatter qu’Alexandre Jacob haïssait M. Toublanc. Alexandre Jacob haïssait l’autorité, qui s’arroge le droit de punir des hommes pour être devenus ce qu’elle les a faits. Il avait pris dans son propre destin la mesure de ce que lui confèrent de malfaisance son imbécile contentement de soi et son mépris de l’homme. Ce qu’il reprochait à l’autorité, ce n’était pas de commander, c’était d’usurper le droit qu’elle se croyait au commandement. Il savait ce qu’il entre de cynisme dans le monarque qui s’investit lui-même, puis choisit ses auxiliaires sur ce qu’il sait, non de leur conscience, mais de leur aveugle fidélité à son système. Il savait que c’est un mot de monarque qu’« on ne choisit pas les policiers chez les enfants de chœur ». Et il savait que ce qu’on entend à l’ordinaire au sens étroit du mot devait l’être au sens le plus large, la police d’un État englobant toute la meute brodée d’or, d’argent ou d’hermine qui concourt à sa préservation. La différence entre le Christ et Jacob était que le premier, tout occupé de son maître sans gendarmes, ne daignait pas connaître César et ses publicains, tandis que Jacob tenait pour un devoir de conscience et de dignité de faire voir, au reste sans illusions, qu’il n’était le dupe de personne, et le complice encore moins. Sa violence fut une riposte. Il avait souffert, enfant, de l’iniquité gratuite des maîtres. Il lui parut qu’il devait, pour sauver en lui l’honneur de l’homme, défier les maîtres, au prix de sa vie, en leurs diverses citadelles. Mais, si l’on y regardait bien, sans doute trouverait-on du dépit dans la démarche de Jacob, et c’était proprement du dépit amoureux. Jacob n’était pas un nihiliste contracté. Il était attaché par toutes les fibres secrètes de son être à des valeurs qu’une émouvante pudeur le retenait de désigner, et qu’il voyait partout et par tous bafouées.
On ne savait que trop ce qu’il détestait avec une magnifique démesure. Mais nous aurons été peu à savoir qu’il n’aimait pas plus modérément ce qu’il aimait. Il aimait ce qui confère à l’homme sa plénitude, et d’abord l’humain. Il aimait aussi ce qui désembourbe l’homme de soi. De là que, entré par effraction dans une maison bourgeoise, il se retirait, laissant là son butin et exigeant de ses co-équipiers qu’ils fissent de même, s’il avait découvert à quelque indice qu’il se trouvait chez un médecin ou chez un travailleur de l’esprit. Cette aventure lui advint, entre autres, à Rochefort, chez Pierre Loti. Il remit en place, un à un, les souvenirs de voyageurs d’un homme qui les avait gagnés sans nuire aux hommes.
Il vint au crime par désespoir, à force d’amour contrarié. Il aimait trop les hommes et les voyait trop injuriés. Notre ordre social lui était une offense personnelle. Il était trop lucide. Il voyait trop l’envers de tout, mais surtout l’aveuglaient les difformités morales des régents, maîtres de la liberté et du destin des autres. Il m’écrivait le 28 août dernier, la veille de sa mort minutieusement préparée et venant de relire mon reportage sur le bagne. :
« Quand, sous votre plume, je lis les mots de redressement, d’amendements, de régénérescence, mes dents grincent… Il est évident qu’il y avait au bagne des sales types. Mais y en avait-t-il moins dans la société des braves gens ? Savez-vous ce qu’il faudrait, cher monsieur Danan, c’est une croisade pour le redressement, l’amendement, la régénérescence des honnêtes gens. Où trouver ce Pierre l’Ermite ? »
Il avait raison. Il n’y a entre les criminels et les honnêtes gens qu’une différence de tempérament et de méthodes. Les premiers sont plus pressés et plus radicaux, les autres perpètrent leurs réussites avec plus d’adresse et de prudence, évitant de laisser derrière eux des traces et du sang. Si Jacob m’avait accordé le loisir de lui répondre, je lui aurais dit : « Puisque vous reconnaissez la nécessité d’un amendement général, admettez qu’on commence par la catégorie la plus visible de criminels ». Il aurait ri de son bon rire d’enfant et sans doute m’aurait, à son tour, répondu : « Bon. Alors commençons par les honnêtes gens. » Non, Jacob n’était pas un nihiliste. Il avait de l’estime et du respect pour l’effort des moins désespérés, pourvu qu’il les sentit sincère à quelque idée qu’il eut de leur candeur à entreprendre. Il m’écrivait d’une amie, ancienne institutrice : « Vieille anar, elle a viré au quakerisme, ce qui ne diminue en rien son apostolat. »
Alexandre Jacob saluant un apostolat, et religieux, voilà qui, je pense, le révélera à beaucoup dans l’un de ses aspects les moins imaginables. Qui sait si sa robuste et intransigeante rancune contre la société ne venait pas de ce qu’elle l’avait méchamment détourné d’être lui-même un apôtre et un constructeur.
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