Mémoire d’un vaincu


Michel RagonMichel Ragon fait partie de ces auteurs récurrents du mouvement libertaire français depuis l’après-guerre. Né en 1924, il publie son premier livre, Les écrivains du peuple, en 1947. Ecrivain prolifique dans le domaine du roman, de l’histoire de l’anarchie ou encore de l’histoire de l’art, on lui doit entre autres La mémoire des Vaincus en 1990, sorte de road movie dans lequel apparaît Alexandre Jacob sous les traits du marchand forain à l’enseigne Marius. Dans les rues de Barcelone en Révolution, le héros Fred Barthélémy retrouve l’ancien bagnard venu prêter mains fortes aux libertaires en lutte. Il avait déjà croisé sa route vers 1929 dans les locaux du Libertaire. Curieusement ces deux épisodes, directement inspirés du roman à caractère biographique de Bernard Thomas et des souvenirs de May Picqueray, ne se retrouvent pas dans le Dictionnaire de l’anarchie, sorti récemment (octobre 2008) chez Albin Michel. L’ouvrage de 666 pages présente en 366 entrées, plus ou moins longues, les hommes, les femmes et les idées qui ont construit l’idée anarchiste. Le fait que Jacob y ait une place relativement conséquente (2 pages) est une bonne chose en soi, révélant l’importance du personnage. Malheureusement, la biographie de l’honnête cambrioleur verse une fois encore dans l’amalgame lupinien. Et Jacob de devenir de manière anachronique un « Gentleman cambrioleur dans l’esprit du Voleur de Darien et de l’Arsène Lupin de Maurice Leblanc ». Si Darien écrit son Voleur en 1897, rappelons que la naissance officielle de Lupin dans les colonnes de Je Sais Tout en juillet 1905 n’intervient qu’après le procès d’Amiens où « Marius Jacob domina les débats ». Ce qui, au demeurant, ne légitime en rien le fallacieux rapprochement entre l’illégaliste qui « proclama le droit au vol » et le personnage littéraire. S’il n’a pas connu Alexandre Marius Jacob, et non Marius Alexandre, Michel Ragon n’en a pas moins fréquenté deux de ses amis. La notice biographique de Jacob aurait ainsi pu s’inspirer des confidences de Pierre Valentin Berthier et d’Alain Sergent. Ce n’est pas le cas et l’écrivain finit par se perdre dans la description d’un aventurier politisé dont nous relevons au moins deux grossières erreurs. Comment imaginer d’abord un cambrioleur, qui œuvre le plus souvent de nuit (d’où le qualificatif accolé à l’argotique vocable de Travailleur), puisse s’embarrasser d’un déguisement de curé lorsqu’il pille une église, une « priante » dans le jargon utilisé par la bande d’Abbeville ? Où sont les sources prouvant enfin un soutien de Jean Grave notamment lors du procès d’Amiens alors que ce dernier considère le voleur comme un parasite social au même titre que le bourgeois. Les temps Nouveaux ne mentionnent d’ailleurs le dit procès d’Amiens. A la place de cet événement, nous trouvons dans les colonnes du journal du « pape de la rue Mouffetard » quelques critiques littéraires ou encore les nouvelles de quelques mouvements sociaux comme cette manifestation de plusieurs milliers d’ouvriers en mars 1905 dans la vallée vosgienne de la Haute Meurthe, entre Saint Léonard et Plainfaing, non loin de Saint Dié. Le défilé de prolétaires, bien que fortement encadré par environ 500 gendarmes, donne lieu à de légers affrontements ; trois, quatre coups de feu sont échangés. Est-ce pour cela que la manifestation lorraine est préférée à l’actualité picarde ? Nous pouvons en douter et mettre en avant les réticences de Grave à donner crédit à l’action d’Alexandre Jacob. Mais il est vrai que les lois dites scélérates frappent toujours durement les incitations à la propagande par le fait et à la reprise individuelle. Le soutien, si soutien il y a, ne peut donc qu’être plus que discret, de là l’absence de sources. De là encore l’article de Victor Méric, l’Erreur de Jacob, paru dans le Libertaire en mars 1905 et imaginant la colère de Jacob face à l’absence de soutien justement. Michel Ragon eut pu éviter ces quelques errements biographiques mais il est vrai que la vie de Jacob ne constitue qu’une petite partie de son ouvrage de vulgarisation destiné à un public large et pas forcément militant libertaire. Ce qui ne constitue pas forcément une excuse pour verser dans l’épique ou l’aventureuse vie d’un voleur hors norme. Ce qui constitue en revanche un argument de vente supplémentaire pour un ouvrage, le dico, au demeurant largement critiquable.

La mémoire des vaincusMichel Ragon

La mémoire des vaincus

Réédition Livre de Poche

p.331-332 : « C’est ainsi qu’au mois de janvier apparut au Libertaire un revenant. Un vrai revenant. Un Lazare en personne. Un vieillard au teint cireux, aux cheveux blancs comme du plâtre. Un revenant de l’anarchie terroriste du temps de la bande à Bonnot. Fred n’avait jamais entendu parler de cet homme, mais les militants le recevaient avec affection et prévenance. May Picqueray dit à Fred qu’il s’agissait de Marius Jacob, condamné au bagne à perpétuité en 1905. Marius Jacob avait passé neuf années au cachot en Guyane, les fers aux pieds. Il y avait subi quinze ans de régime cellulaire, tenté dix-neuf évasions. Ce vieillard entrait dans sa cinquantième année. Depuis plus de vingt-cinq ans, il n’avait pas marché dans une rue, seulement dialogué avec des co-détenus. Libéré à la suite d’une réduction de peine, il découvrait un Paris qui n’était plus le sien. Des tramways remplaçaient les voitures à chevaux. Il ne connaissait plus personne et plus personne ne le connaissait. Seul lien avec son passé : Le Libertaire. Il y apprenait que tous ses amis étaient morts, que la CGT marxisée laminait les anarcho-syndicalistes, qu’en Russie les bolcheviks décimaient les anarchistes. Il restait assis, anéanti, ses yeux noirs, encore plus noirs dans la pâleur de son visage buriné, fixant avec intensité les hommes et les femmes qui l’entouraient. Personne ne l’avait approché du temps où ses cambriolages rocambolesques lui valurent d’inspirer les aventures d’Arsène Lupin, personnage de fiction aujourd’hui plus célèbre que son modèle. Le monde qu’il découvrait était un monde fou, aussi fou que celui des gardes-chiourme de Cayenne. Au bagne, il avait étudié le droit. Le droit ? Comme s’il existait d’autre droit que celui du plus fort, du plus riche, du plus beau ! On garda Marius Jacob, vissé sur sa chaise, jusqu’à tard dans la nuit. Il ne voulait plus s’en aller. Il ne voulait plus aller nulle part. en désespoir de cause, on lui fit un lit de camp au milieu des piles de journaux. Et il resta seul à dormir dans le local désert. »

p.433 : Un soir, Fred rencontra dans les rues de Barcelone le vieux Marius Jacob, tout aussi désemparé que ce jour où il arriva au Libertaire après ses 25 ans de bagne. Accouru assister à la révolution anarchiste, il ne comprenait guère ce qui se passait. Effaré de découvrir que des anarchistes étaient devenus ministres, il s’en retourna très vite à Issoudun où il tenait un commerce de camelot ambulant, avec pour tout équipement un âne et un parapluie.

p. 518 : [La mort] de Marius Jacob lui semblait infiniment plus digne d’attention. Il me parla donc de Marius Jacob, de sa surprise lorsqu’il rencontra, voilà plus de vingt ans, ce bagnard libéré, échoué dans les bureaux du Libertaire ; ce Marius Jacob, fantôme des temps révolus de l’illégalisme et du terrorisme ; ce Marius Jacob devenu un paisible marchand forain. Septuagénaire, Marius Jacob considérant que la vie ne pouvait plus que lui apporter les misères de la vieillesse, réunit neuf gosses de son village, leur offrit un bon goûter ; puit rangea son linge, fit son ménage, laissa deux bouteilles de rosé pour les copains, alluma un feu dont il vérifia qu’il dégageait bien du gaz carbonique et se piqua à la morphine.

Fred rapprochait ces deux morts, celle du bagnard et celle du dictateur [Staline]. La mort volontaire du premier, digne de celle de Socrate et la fin de l’autre, qui n’était pas une fin puisqu’on allait l’embaumer dans un cercueil de verre et l’installer dans le mausolée de la Place Rouge, près de Lénine qui, aux enfers, se reculait d’effroi.

Dictionnaire de l\'anarchie, octobre 2008Michel Ragon

Dictionnaire de l’anarchie

JACOB Marius Alexandre (1879-1954)

p.290-291 : Adepte de la théorie anarchiste de la « reprise individuelle », il constitua vers 1900 une association de cambriolage qui comptait une quarantaine de membres remarquablement organisés, avec des éclaireurs qui repéraient les lieux à visi­ter, des cambrioleurs bénéficiant d’un outillage perfectionné et des receleurs pour la mise en vente des objets dérobés. Gentleman cambrioleur dans l’esprit du Voleur de Darien et de l’Arsène Lupin de Maurice Leblanc, il se déguise en ecclésiastique pour dévaliser des églises, revêt un smo­king pour piller les salles de jeux. Maître de la technique du cambriolage, il s’érige en punis­seur des riches et signe ses messages «Attila». Ses opérations ne frappent que ceux qu’il considère comme des parasites sociaux : prêtres, militaires, juges, et il exclut de ses cibles ceux dont il pense qu’ils remplissent des fonctions utiles : médecins, architectes, écrivains. C’est ainsi qu’il renoncera à cambrioler une riche maison à Rochefort lorsqu’il s’aperçoit qu’il s’agit de celle de Pierre Loti.

Croyant agir en vertu de la sentence de Proudhon: «La propriété c’est le vol», il se distinguait des voleurs ordinaires en versant 10 % de ses butins aux œuvres de propagande anarchiste et notamment au journal Le Libertaire.

II fréquentait d’ailleurs Sébastien Faure, Emile Pouget, Jean Grave, qui soutiendront son action lors de son procès, le 8 mars 1905.

Son arrestation à Abbeville avait été dramati­que, un agent de la force publique ayant été tué. Bientôt toute la bande sera appréhendée à Paris. Le procès dit des «Travailleurs de la nuit» se tint à la cour d’assises de la Somme le 8 mars 1905. Vingt-trois cambrioleurs furent jugés. Marius Jacob domina les débats par ses répliques, son humour, nargua les magistrats. Il proclama le droit au vol : «Ceux qui produisent tout n’ont rien, et ceux qui ne produisent rien ont tout. »

Condamné aux travaux forces à perpétuité, Marius Jacob fut déporté en Guyane en 1906. Il tentera à dix-sept reprises de s’évader. Albert Londres s’entretint avec lui aux îles du Salut et intervint pour le faire libérer. Roubaud, dans Le Quotidien: « On ne plaide pas l’erreur judiciaire, mais l’erreur sociale. »

Apres vingt ans de bagne, Jacob revint en France et s’installa comme marchand ambulant de bonneterie. En 1948, il rédigea ses Souvenirs d’un demi-siècle et se suicida en 1954

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2 commentaires pour “Mémoire d’un vaincu”

  1. alexandre clement dit :

    Je l’avais loupé celui-là ! Ragon est le type même du vieil anarchiste un peu borné, guère ouvert. il avait pour lui ce côté prolétarien et j’aime bien son ouvrage sur la littérature prolétarienne. J’y ai appris pas mal de chose. Mais la rigueur historique il s’en fout un peu. je suis tombé sur son livre sur « Marx ». je comprend bien qu’on critique Marx, qu’on souligne ses erreurs et tout ça, mais c’est pas une raison pour dire n’importe quoi.
    Mais bon on saura gré tout de même à Ragon d’avoir popularisé l’idée d’une classe ouvrière avec ses valeurs.

  2. JMD dit :

    Je crois surtout que ce bouquin, le dico de l’anarchie, c’est de l’alimentaire. Parce qu’il est vraiment pas bon.

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