L’Agitateur et les filles de joie
C’est par l’écrit que la Jeunesse Internationale de Marseille tente en 1897 de faire connaître son combat et d’attirer à elle nombre de compagnons. Mais L’Agitateur, troisième série, ne connaît que deux numéros. Cela n’en montre pas moins dans cette ville un mouvement libertaire des plus actifs, contrairement à l’échec sous-tendu par l’étude de Mme Goutalier dans le buletin n°6 du CIRA Marseille (1970-1971). Si le nom d’Alexandre Jacob n’apparaît pas dans ces deux numéros de L’Agitateur, cela n’a rien d’étonnant. L’anonymat constitue une pratique courante dans la presse anarchiste. La plupart des quelques quarante articles présents dans les deux numéros portent une signature. Un grand nombre d’entre elles ne sont en fait que des pseudonymes. Certaines sont connues : Malato, Antignac, etc… Mais nous ne savons pas qui est Pertuis signant l’article sur « la femme de joie » dans le n°2 en date du 18 février au 2 mars. Ce papier est révélateur à plusieurs titres. Les articles de fond dominent largement dans le journal qui attaque vertement et avec virulence le vieux monde bourgeois et ses ardents partisans : les parlementaires, l’armée, le clergé, soit autant de « nobles truands » ou bien de « pourceaux immondes ». Cette dialectique ne peut qu’imprimer sa marque sur la pensée d’Alexandre Jacob. La critique sociale prend alors la défense des victimes de l’ordre capitaliste qui, ici, pousse inéluctablement la femme prolétaire à vendre sa chair et à subir sans plainte sa condition d’inférieure. La prostitution existe depuis la nuit des temps et les femmes vivant des mœurs libidineuses du sexe dit fort ont toujours été reléguées à l’arrière de l’arrière ban de la communauté. Avec le XIXe siècle, cette exclusion, cette ghettoïsation, ce rejet prend le relais de l’échec du Grand Enferment louisquatorzien ou de l’éloignement vers l’Australie pratiqué par les Biens Pensants de la Perfide Albion. Le miché (le client) peut ainsi se payer en toute impunité les faveurs de la putain. Les libertaires ont, eux, constamment ressenti le besoin d’ouvrir leur discours sur les marges, dans les bas fonds de la société industrielle. L’anarchie peut enfin et alors, seule, détruire par « son souffle vengeur » le processus de fabrication de la misère en créant « l’Harmonie » qu’insufflera le vent de la Révolution. D’où la mise en garde prophétique, quasi-messianique, qui conclut l’article de Pertuis.
n°2
Du 18 février au 2 mars 1897
Femme de joie
J’aime tous les hommes dans leur humanité et pour ce qu’ils devraient être, mais je les méprise pour ce qu’ils sont.
Emile Henry
Quelle cinglante ironie, quel ignoble contraste, de votre odieuse situation sociale au méprisant qualificatif de femme de joie.
Oui tout est joie chez vous, mais de ces joies qui ne sont que le prélude d’une de ces longues et épouvantables agonies sur un lit d’hôpital, de ces joies qui se créent entre les hoquets de l’ivresse et les spasmes de la brute humaine.
Bacchante, échevelée, ce n’est plus les douces émotions du cœur qui peuvent vous faire vivre, il vous faut des folles nuits d’orgie et les sombres joies du lupanar. Ayant bu, jusqu’à la dernière goutte, la coupe empoisonnée des déceptions et des illusions, tous les bons sentiments s’éteignirent en votre cœur de prostituée.
Vous êtes pourtant dans la naïveté de la jeunesse, dans la fougue de l’amour naissant, tous les nobles transports qui vous jettent pantelante dans les bras que celui que votre cœur avait choisi librement, n’écoutant en ces instants voluptueux que l’impérieuse voix de la nature et vivant avec elle en plus complète harmonie.
Lorsque, plus tard, désabusée, trahie dans vos affections, vous vous aperçûtes des premiers tressaillements de l’être que portait votre sein et que délivrée du petit bébé pour lequel vous destiniez tous vos soins, vous vîtes tout l’abîme de votre crime, Fille mère.
Tare déshonorante de par les préjugés bourgeois, qui font un crime de la libre maternité. Vous eûtes à ravaler bien des injures de la part des ces cuistres, de ces « honnêtes gens », échantillon véreux de l’ignoble société capitaliste. Victime de l’autorité familiale et de l’immense bêtise humaine, vous vous enfuîtes et ne connûtes, de ce jour, que les âpretés de l’existence des jours sans pain.
A la morsure de la faim, la souillure de l’or dressa sur votre chemin des embûches qui vous firent culbuter dans le bourbier de la prostitution.
De combien de malheureuses semblables à celle-là, la prostitution n’est-elle pas le refuge, les unes sans autres ressources que leurs bras tombent dans le guet-apens du maître, se faisant leur chair à plaisir, en compensation de sa grande philanthropie qui rejette les unes dans l’égout et lance les autres dans le meilleur des mondes …
Du reste, vos salaires dérisoires, l’insécurité du lendemain, votre sexe qui fait de vous l’être le plus abandonné, et d’autres multiples considérations, vous entraînent peu à peu dans les bas fonds de la société bourgeoise.
Ô bourgeois, nobles truands, soutiens de l’honneur et de la morale, pendant que vous donnez libre court à votre goinfrerie, vous vautrant, pourceaux immondes, en vos crapuleuses orgies, pouvez contempler l’œuvre néfaste de votre inique organisation sociale.
Vous semblez ne pas douter que chaque pierre de votre édifice écrase la multitude des travailleurs qui vous font de leur sang et de leurs sueurs la vie si belle, alors que le cortège lamentable des meurs de faim grandit à mesure que grandit votre richesse excessive.
Vous pouvez, pour sauvegarder votre caste, faire tout ce qui est en votre pouvoir, et si la force prime encore le droit, vous pouvez creuser cet hécatombe sanglant pour ensevelir nos cadavres de révoltés. Vous pouvez, au nom de la peur qui vous tenaille le ventre, vous montrer lâches et féroces envers les opprimés.
Mais ce que vous ne pouvez pas, c’est d’arrêter la marche progressive de la révolution sociale qui vous anéantira sous son souffle vengeur, substituant à votre vieux monde criminel l’Harmonie par l’Anarchie.
Pertuis
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