Le modèle d’Arsène Lupin vient de mourir


Noir et Balnc, manchette du 6 septembre 1954De toute évidence, ce n’est pas rouge et noir. L’hebdomadaire Noir et Blanc, créé en 1944, verse plutôt dans les actualités mondaines à la façon, bien des années plus tard, de Point de Vue et Images du monde ou encore Jour de France et autres Gala. Le torchon, en date du 6 septembre 1954, ne manque pourtant pas d’intérêt.

 Certes, ce ne sont pas le 26e bal des petits lits blancs et la croisière des rois à bord de l’Agamemnon qui retiendront notre attention. Et ce d’autant que Rainier III et Baudouin Ier n’y ont pas participé !

Cet organe de promotion des têtes couronnées profite de la mort de l’honnête cambrioleur quelques jours plus tôt, le 28 août, pour vanter les mérites d’une biographie. Et en reprenant quelques-unes des informations données par le livre d’Alain Sergent, la nécrologie du vieux Marius verse dans le portrait d’un aventurier. Et, si nous pouvons retrouver dans cet article un large extrait de la déclaration Pourquoi j’ai cambriolé ?, l’extraordinaire vie de Jacob prime sur les prises de position de l’idéaliste anarchiste et théoricien du vol. Le droit de vivre s’efface logiquement devant le mythe lupinien. Nous sommes alors en présence d’un des premiers papiers à faire l’amalgame avec le gentleman cambrioleur. C’est d’ailleurs le titre que lui donne son auteur, monsieur H.G. : le modèle d’Arsène Lupin vient de mourir. Nous ne savons pas qui se cache derrière ces deux lettres. Alain Sergent a lui aussi versé dans la fallacieuse comparaison et nombre d’articles, de biographies très romancées ont suivi depuis.

 

Noir et Blanc, 6 septembre 1954, nécrologie de Jacob

Noir et Blanc

6 septembre 1954

Le modèle d’Arsène Lupin vient de mourir

Il y a quelques jours, dans une petite maison campagnarde du Berry, un vieillard ayant mis soigneusement ses affaires en ordre, alluma deux réchauds à charbon de bois, prit une seringue, piqua son chien, se fit lui-même plusieurs injections de Sédol, s’allongea et attendit …

Le lendemain on découvrit son cadavre à côté du chien qui agonisait.

Un vieillard qui se suicide n’est pas hélas ! un fait divers rare. Et sans doute la mort de celui-ci serait-elle passée inaperçue, perdue parmi d’autres nouvelles en trois lignes, si ce pauvre homme n’avait pas porté un nom qui fit trembler de peur la France entière, il y a cinquante ans. Il s’appelait Alexandre Jacob …

Ce fut l’un des plus purs libertaires de la grande époque anarchiste. Résolu à reprendre aux riches ce que ceux-ci possédaient, à son avis indûment, il se fit cambrioleur (c’est lui qui servit de modèle à Maurice Leblanc pour son Arsène Lupin), dirigea une véritable bande merveilleusement organisée, passa vingt ans au bagne et rentra en France en 1926. Son histoire, qui est véritable roman d’aventures, inspira récemment à Alain Sergent un livre passionnant : Un anarchiste de la Belle Epoque (ed. du Seuil) auquel nous emprunterons quelques anecdotes caractéristiques.

Alexandre Jacob naquit à Marseille en 1879 de parents alsaciens. Il passa son certificat d’étude puis s’embarqua comme mousse à l’âge de onze ans sur Le Thibet. Un simple fait donnera une idée du caractère du gamin. Un jour, dans le port de Sète, il laissa tomber à l’eau un magnifique couteau que sa mère lui avait donné. A plusieurs reprises, Jacob plongea, mais sans parvenir à atteindre l’objet qui se trouvait sous six mètres d’eau. Alors il s’attacha à la cheville, au moyen d’un nœud assez lâche, un pavé dont le poids le tia au fond. Là, il pris son couteau, se libéra du pavé et remonta d’un coup de talon, à bout de souffle …

A seize ans, au cours d’une maladie, il lut Quatre-vingt-treize de Victor Hugo. Ce live lui fit une grosse impression et il en retint une phrase qui allait régler désormais sa conduite : « Ces trois parasites, le prêtre, le juge, le soldat … ». Ainsi préparé, il n’eut aucun mal à se laisser catéchiser par un voisin qui était libertaire. C’était l’époque où les émules de Ravachol et Vaillant terrorisaient les bourgeois. Alexandre Jacob et ses amis confectionnèrent des petits explosifs et s’attaquèrent aux « bouffe-galette », à la « calotte » et à tout ce qui symbolisait la société capitaliste.

Noir et Blancs, 6 septembre 1954, portraits de JacobIls firent tant et si bien que Jacob fut arrêté chez ses parents. Il fit six mois de prison.

Cette condamnation lui causa beaucoup de tort. Connu désormais pour ses idées anarchistes, il ne put trouver aucun emploi. Alors, puisque la société l’empêchait de gagner sa vie, il décida d’entrer dans l’illégalisme « en ennemi résolu de la propriété ». Il avait un peu moinbs de dix-huit ans.

Sa première expédition fut un coup d’audace dont l’humour amusa toute la France. Voici comment le Petit Parisien du 2 avril 1897 en rendit compte : « Un commissionnaire du Mont de Piété, dans la rue du Petit Saint Jean à Marseille, vit arriver quatre personnes, correctement vêtues, dont l’une ceinte d’une écharpe, exhiba une commission rogatoire en se prétendant commissaire de police. Le porteur d’écharpe ordonna au commissionnaire de lui montrer ses livre, puis exigea la remise de nombreux bijoux que ses acolytes renfermaient dans des boites. Il signa un reçu en règle, assurant que tout serait rendu après examen par le parquet ».

Ce que le journaliste ne disait pas, c’est que Jacob et ses amis avaient choisi pour victime un individu fort peu intéressant, dont l’activité était plus que louche … Il ne disait pas non plus qu’après avoir reçu bijoux et objets de valeur, les jeunes anarchistes mirent les menottes au commissionnaire et à son employé et conduisirent ceux-ci au Palais de Justice. Les ayant menés devant le bureau du procureur de la République, Jacob leur dit :

         Asseyez-vous et attendez là, le procureur va vous interroger.

Puis, il alla rejoindre ses complices et toute l’équipe fila pour Barcelone.

Ce n’est qu’au moment de la fermeture du palais de justice qu’on vint demander au commissionnaire ce qu’il attendait et que le pot aux roses fut découvert …

Après avoir effectué de nombreux cambriolages en Espagne et en Italie, Jacob revint en France et organisa la bande que les journaux appelèrent plus tard « Les Travailleurs de la Nuit ». Ne laissant rien au hasard, il acheta un matériel de précision qui fit l’étonnement des experts au moment du procès, et se monta une garde-robe variée qui comportait une soutane, un smoking, un uniforme de capitaine de hussard, etc., bref de quoi pénétrer dans tous les milieux sans être remarqué. Naturellement, il avait de nombreuses identités et même un brevet de légion d’honneur et une licence en droit ! Enfin, pour éviter « le parasitisme du receleur », il ouvrit sous un faux nom une fonderie à Paris. Ainsi les bijoux pouvaient facilement redevenir lingots …

Dès lors, l’activité de la bande fut extraordinaire. Ingénieux et intelligent, Jacob est l’inventeur de méthodes de cambriolage qui font aujourd’hui encore l’admiration des connaisseurs.

C’est lui, par exemple, qui remplaça le guetteur par un crapaud qu’il introduisait dans la conduite d’eau débouchant sur le caniveau de la rue. Quand le crapaud cessait de lancer son cri, Jacob faisait signe de suspendre le travail. C’est que quelqu’un approchait dans la rue …

Tout comme Arsène Lupin, Jacob s’amusait parfois à laisser de petits messages à ses victimes. Ainsi, chez un juge de paix du Mans, il laissa ce papier : « Aux juges de paix, nous faisons la guerre ».

Enfin, après cinq ans de cette activité, Jacob fut arrêté.

Son attitude au procès, où il revendiqua l’entière responsabilité de tous les méfaits de la bande, stupéfia jurés, juges et journalistes. Ses répliques partaient comme des balles, laissant pantois le président. Enfin, il lut une longue déclaration justificatrice. En voici quelques extraits :

« Messieurs les jurés,

Vous savez maintenant qui je suis : un révolté vivant du produit de mes cambriolages. De plus, j’ai incendié plusieurs hôtels et défendu ma liberté contre l’agression d’agents du pouvoir.

J’ai mis à nu toute mon existence de lutte, je la soumets comme un problème à vos intelligences. Ne reconnaissant à personne le droit de me juger, je n’implore ni pardon ni indulgence. Je ne sollicite pas ceux que je hais et méprise. Vous êtes les plus forts ! Disposez de moi comme vous l’entendrez ; envoyez-moi au bagne, à l’échafaud, peu m’importe ! Mais avant de nous séparer laissez-moi vous dire un dernier mot.

Puisque vous me reprochez surtout d’être un voleur, il est utile de définir ce qu’est le vol.

Le vol, c’est la restitution, la reprise de possession. Plutôt que d’être cloîtré dans une usine, comme en un bagne, plutôt que de mendier ce à quoi j’avais droit, j’ai préféré m’insurger et combattre pieds à pieds mes ennemis en faisant la guerre aux riches, en attaquant leurs biens. Certes, je conçois que vous auriez préféré que je me soumette à vos lois ; que, ouvrier docile avachi, je crée des richesses en échange d’un salaire dérisoire et, que le corps usé et le cerveau abêti, je m’en aille crever au coin d’une rue. Alors vous ne m’appelleriez pas « bandit cynique » mais « honnête ouvrier ». Usant de la flatterie, vous m’auriez accordé la médaille du travail.

Je vous remercie beaucoup de tant de bonté, de tant de gratitude, messieurs. Je préfère être un cynique conscient de mes droits qu’un automate, qu’une cariatide … »

Noir et Blanc, 6 septembre 1954, le barnum de MariusIl fut condamné au bagne à perpétuité. En 1926, sa peine fut commuée et il revint en France. Sans rien abandonner de ses idées, il se fit marchand forain. On le voyait, il n’y a pas bien longtemps encore, sur les marchés du Loiret, souriant, aimable, l’œil vif et malicieux.

Parfois il disait doucement, avec cette pointe d’accent provençal qu’il avait conservé :

         lorsque la vieillesse me semblera trop lourde à porter, je me suiciderai.

Il a tenu parole.

H.G.

 

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