Roussenq l’inco
Gare aux faux pas ! Effet papillon ou théorie des dominos peu importe. Un fatal battement d’ailes ou un malencontreux écart qui fait basculer une des pièces du jeu. L’effet papillon à la mode Roussenq, c’est un quignon de pain. Oui, un simple bout de pain dur peut vous pourrir la vie ! Le jeune plouc du Midi aurait du le savoir. Foutu caractère ! L’Inco est né le 18 septembre 1885. La vigne a ses prolos à Saint Gilles du Gard. Les Roussenq en font partie. Henri, le père, manouvrier de son état, est rarement à la maison. C’est Madeleine, la mère, qui s’occupe de l’éducation du rejeton chéri. Fils unique. Le petit ne peut être que chéri. Normal. Logique aussi, le gamin lit et se politise très tôt dans une terre de conflits et d’activisme anarchiste. Paul Roussenq, remuant sur les bancs de la toute aussi jeune Ecole républicaine, retient facilement en revanche les leçons des journaux libertaires. Il lit la Géographie Universelle de Reclus. Paul Roussenq n’aime pas, ne supporte pas, refuse l’Injustice. Viscéral comportement qui ne le quittera jamais. Rapports houleux, tendus avec le Père. Brouille. Claquement de porte. Une seule fois suffit. 1901 : il quitte le foyer familial et s’en va sur les chemins comme dans les chansons de Gaston Couté. Le domino est prêt à tomber. Roussenq suggère le fait en 1923 à Albert Londres venu le visiter dans son cachot de l’île Saint Joseph : « Je ne puis pas croire que j’ai été un petit enfant. Il doit se passer des choses extraordinaires qui vous échappent. Un bagnard ne peut pas avoir été un petit enfant ». Bonheur perdu et oublié de la culotte courte. Et pourtant c’est encore un gamin de 16 ans que la justice d’Aix condamne pour la première fois à six mois de prison avec sursis le 6 septembre 1901. Ce n’est qu’un début. Le domino vacille. De plus en plus. La fiche du libéré Roussenq, astreint à la résidence perpétuelle en Guyane, établie en 1930 pour la commission des recours en grâce, met à jour l’enchaînement des passages devant les tribunaux : « En 1901 et 1903, 3 condamnations civiles pour vol, vagabondage, infraction à la police des chemins de fer et violence à agent et magistrat à l’audience ». C’est là qu’intervient le jet de pain dur à la face d’un ministère public encore plus dur. La vengeresse réplique ne se fait pas attendre. Fatal ! L’engrenage est enclenché. Le domino vient de tomber. La face rougeaude de colère de l’avocat général Orsat, du tribunal de Chambéry réclame justice. Justice est rendue le 5 mars 1903. Cinq ans de prison ferme. Logique et infernale progression. Prison – Bat’ d’Af’ – Bagne. Temps mauvais pour un pauvre hère de dix-huit ans. Cinq années d’enfermement à Clairvaux avant d’aller cramer au soleil de Biribi.
Roussenq est incorporé le 8 octobre 1907 dans le cinquième bataillon d’Afrique. Il est à Gabès en Tunisie et, pendant cinq mois, il donne la mesure d’un comportement totalement rétif à l’autorité militaire. Les coups, les brimades, les ordres, les punitions. Il n’y a que la pluie qui ne tombe pas sur Roussenq qui multiplie les provocations. C’est ce que nous montre encore la fiche de la commission des recours en grâce de 1930 : « Exposé des faits. Le 20 février 1908, à Gabès, Roussenq refusa de se mettre en tenue pour partir avec un convoi. Il avait détruit une partie de ses effets de campement qui lui avaient été remis. Le 23 du même mois, il outragea un sergent de garde en l’appelant : « espèce de c… ». le 13 mars 1908, il tenta de mettre le feu à sa cellule et pour ce fait brûla une partie de ses effets. Le 15 mars, il recommença, brûlant encore ses effets ; le 19 mars, il arracha la médaille militaire d’un sous-officier de ronde, cracha dessus, la piétina en disant « vous n’êtes pas honteux de porter ça : c’est l’insigne de l’ignominie ». Le 20 mars, il tenta de nouveau d’incendier sa cellule ». 5 mai 1908. Le conseil de guerre de Tunis condamne le soldat Roussenq à vingt ans de travaux forcés, à la dégradation militaire et à quinze ans d’interdiction de séjour. Le bagne attend son homme. Un de plus parmi les 1000 à 1200 transportés que la métropole lui envoie annuellement. Le bagne est anthropophage. Il y a deux convois par an. Un au début de l’été et un au début de l’hiver, les condamnés partent de Saint Martin de Ré avant de gagner Alger où sont embarqués les détenus des colonies française d’Afrique. Paul Henri Roussenq monte le 30 décembre sur le bâtiment la Loire de la Société nantaise de navigation, spécialement affecté à ce type de transport. Le 13 janvier 1909, il pose le pied aux îles du Salut. La statistique ne donne que 5 ans à vivre au réprouvé débarquant en Guyane. Paul Henri Roussenq y est resté plus de 24 ! Du bagne, Paul Henri Roussenq, forçat m°37664, ne voit pratiquement que les îles du Salut. Il est en effet classé aux internés A par décision du 31 février 1909. Désignés comme tels, les bagnards anarchistes (très peu nombreux au demeurant) doivent résider sur cet archipel de 69 ha et situé à 15 km environ de l’embouchure du Kourou. De temps à autre, Roussenq fait le voyage à Saint Laurent du Maroni. Il y est jugé six fois par le TMS (tribunal maritime spécial) : en 1910 pour refus de travail (acquitté), en 1911 pour outrage à surveillant militaire (non lieu), en 1912 un nouvelle fois pour refus de travail (un an de prison), en 1915 pour tentative d’évasion (deux ans de travaux forcés), en 1917 pour voie de fait sur la personne d’un médecin militaire (cinq ans de réclusion), en 1927 pour outrages (un an de prison). Mais c’est la commission disciplinaire des îles du Salut, chargée de statuer sur les infractions aux règlements, qui lui permet d’acquérir la notoriété et d’y gagner son surnom : l’Inco.
Son cas, rapporté par Albert Londres en 1923, devient alors symptomatique d’une guerre menée par une infime minorité contre la société pénitentiaire, d’un refus du processus de normalisation qui tend à faire du bagnard un maillon interchangeable de l’institution totale et carcérale, un mouton soumis et ployant sous les coups souvent mortels et la férule des agents de l’AP (administration pénitentiaire). De 1908 à 1929, date de sa libération, il cumule 3779 jours de cachots nous dit le journaliste. « Record absolu ! » pour un dossier qui pèse plusieurs kilogrammes. La demande de remise de résidence, établie le 7 janvier 1930, va encore plus loin. Elle fait un résumé rapide des « punitions disciplinaires encourues : 15 nuits de prisons, 596 jours de cellules, 3439 jours de cachot ». Soit un total de 4050 jours et nuits passés entre quatre murs. Sans compter le temps gracieusement offert par le TMS. Dans un noir presque total. Plus de dix-huit ans au trou ! Roussenq aligne les punitions pour « paroles ordurières, chants en cellule, réclamations non fondées, dégradation des locaux, non malade ». Roussenq multiplie les provocations, du bavardage délibéré jusqu’au refus d’enfiler sa manille. Il écope par exemple de trente jours de cahot pour avoir forcé le guichet de sa cellule, glissé sa tête et crié : « Une autre punition, s’il vous plait ! ». Pour Alexandre Jacob, l’organisateur des Travailleurs de la Nuit jugés à Amiens en mars 1905 pour leurs 156 cambriolages avoués et commis au nom de l’anarchie, Roussenq fait figure d’exception. C’est ce qu’écrit l’ancien illégaliste, lui aussi revenu du bagne, au député Ernest Laffont le 11 janvier 1932 : « En 25 ans de bagne, je n’ai connu qu’un seul transporté qui se plaisait en cellule. C’était Roussenq, un pauvre fou, un hystérique ». Jacob est un pragmatique, un stoïcien amateur de Nietzsche et de Stirner. Il ne comprend pas l’Inco. Pour Eugène Dieudonné, ce dernier est le type même du prisonnier réfractaire : « Roussenq protestait toujours car, dégoûté des hommes et de lui-même, il ne se plaisait que dans la triste solitude des cachots ». Au petit jeu des punitions, Roussenq devient une des stars du bagne, une des bêtes noires de l’Administration Pénitentiaire. Ses lettres injurieuses où il déclare emmerder le gouverneur de la Guyane, le ministre des colonies, finalement la terre entière n’en finissent pas de faire le bonheur des journalistes venus en Guyane chercher le scoop à la suite d’Albert Londres. Mais au petit jeu des punitions, Roussenq finit par se lasser et s’user. L’AP qui doute du changement de comportement reste en 1930 dans l’expectative : « Conduite mauvaise à la transportation. Cependant Roussenq a fait durant les derniers temps un très gros effort qui allait lui valoir la première classe lorsqu’il a été libéré ». Roussenq s’est assagi. Cela ne signifie pas qu’il accepte sa situation.
Roussenq observe. Roussenq note ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’on lui dit. Quand il n’est pas au cachot, Roussenq travaille comme les autres fagots. Il n’y a pas grand-chose à faire aux îles du salut : empierrer, désempierrer les chemins, y enlever les mauvaises herbes (sic) alors qu’arroser à l’eau de mer suffirait, charger et décharger les navires qui accostent à la Royale, dans ce « Décor pour femmes élégantes et leurs ombrelles ! » pour reprendre l’expression d’Albert Londres. Et comme les autres fagots, Roussenq dort et vit dans la case. « C’est une chambre à coucher, une salle à manger, un salon de jeux et même une cuisine » nous dit-il dans son livre. On trouve de tout dans les cases et les trafics vont d’autant plus bon train que les forçats y disposent d’une presque totale liberté de manœuvre. C’est dans la case que l’on joue à la marseillaise, une variante simplifiée du baccarat ; c’est dans la case que l’on s’accouple ; c’est dans la case que l’on vend son cul à un caïd pour obtenir sa protection ; c’est encore à la case que l’on tue, que l’on se tue, que l’on se déchire, ou que l’on se soutient. Le bagne est une microsociété, un monde clos replié sur lui-même, enfermé sur lui-même. Un monde où l’on vit. Un monde où l’on meurt. La case est son lieu d’expression. C’est dans la case qualifiée de « rouge » par René Belbenoit dans les Compagnons de la Belle et « de sinistre réputation que les célébrités et les héros du bagne ont passé le plus clair de leur temps ». Roussenq les a fréquentés. Pourtant son livre n’en cite que quelques-uns : Hespel le bourreau assassin, Dieudonné l’innocent de la bande à Bonnot, Soleilland le pédophile meurtrier, Ullmo le traitre à sa patrie, Seznec le fier Breton. On pourrait alors rajouter à la liste de ceux qui ont approché l’ours Roussenq dans la case rouge toutes les vedettes malgré elles qui apparaissent dans les livres de souvenirs et autres écrits de bagnards.
C’est de cette machine à broyer, de ce système infamant pour une société prétendant au plus haut degré de civilisation, de ce mécanisme éliminatoire des vaincus de guerre sociale dont il est question dans L’Enfer du bagne. Rarement l’Inco y aborde son cas personnel. Il ne s’octroie guère la première place que dans les chapitres « Le conseil de guerre », « En route pour le Guyane », où il ne fait d’ailleurs qu’expliquer la théorie des dominos qui l’a fait tomber en enfer, et « Pot de terre contre le pot de fer », soit 13 pages sur les 101 que contient l’édition de 1957. Roussenq laisse alors parler son égo, légitime et normale réaction après les années de frustrations subies. Il n’y a guère que chez Alexandre Jacob que l’on ne retrouve pas ce très humain besoin de reconnaissance, cette envie d’apparaître comme un héros ou un martyr, seul contre tous face à l’AP, ce désir finalement de notoriété. Il est flagrant chez René Belbenoit, chez Antoine Mesclon ou encore Charles Hut. Il devient excessif chez l’écorché vif Jacob Law. Il vire à la désagréable et commerciale mythomanie chez Henri Charrière dit papillon. Roussenq dresse ainsi en 21 chapitres et une conclusion (dont nous avons suggéré les aspects douteux et apocryphes) le portrait d’un monde où il n’entre en scène qu’avec parcimonie. Sa dialectique n’en prend que plus de force pour montrer la laideur du monde qu’il a vécu. Roussenq raconte son bagne avec méthode. Rien n’est laissé au hasard. Tous les sujets, hormis peut-être l’évasion, sont abordés : la machine administrative, les gardiens, la nourriture avariée et en quantité insuffisante quand elle n’est pas détournée, le travail qui tue et rend libre, l’homosexualité des bagnards privés de femmes, la justice injuste du bagne, les cachots noirs, puants et aliénants, etc. Et, même sans appel possible, la sentence de Roussenq s’inscrit dans la nuance. Le chaouch est un salaud ordinaire, majoritairement corse ou breton, n’hésitant pas à piller les colis envoyés aux forçats, à participer avec ces mêmes forçats aux magouilles en tout genre, à dégainer le révolver pour un regard de travers mal interprété. Brutal. Violent. Alcoolique aussi parce qu’il n’y a guère d’autre chose à faire sous le sunlight des tropiques. Mais « parmi eux aussi se trouvaient de bons garçons ». Grâce est encore rendue aux médecins du bagne, considérés comme autant d’apôtres dans ces mouroirs outre-Atlantique, mais parfois certains de ces « médicastres », certains de ces « bourreaux » « manquaient totalement à leurs plus élémentaires devoirs », préférant justement le reniement de leur médical apostolat. Il est vrai que l’action de certains docteurs comme Louis Rousseau, aux îles du salut de 1920 à 1922, a placé haut la barre de l’humanitaire. Quoi de plus bassement normal que de se conformer à la norme et aux règlements pour gagner quelques galons. Les médecins du bagne sont des militaires. Et l’hypocrite serment d’Hippocrate s’efface aisément devant le droit de vie et de mort que leur confère la Fonction. L’Inco réprouve les conséquences des trafics inhérents à l’institution totale et pénitentiaire mais « celui qui ne se débrouille pas est un imbécile ». On ne vit pas au bagne. On essaie de survivre.
Roussenq n’a pourtant pas tout vu, interné qu’il était aux îles du Salut. Il n’a pas connu les chantiers forestiers, celui de Charvein en particulier où « les hommes travaillaient entièrement nus, à part un léger cache sexe ». Là sont envoyés les Incos, c’est-à-dire les fortes têtes et les évadés repris. Mais Roussenq a recueilli des témoignages venant appuyer le sien. Son exposé sur le mécanisme éliminatoire de la transportation tend à l’exhaustivité. Ainsi, nous dit le matricule 37664, le bagne ne se limite pas aux seuls camps de la transportation. A l’extérieur de ceux-ci, croupissent les forçats libérés, ceux de la quatrième catégorie. Jusqu’à présent l’Inco n’avait n’été un transporté que de première (condamné aux travaux forcés) et deuxième catégorie (bagnards réclusionnaires). La troisième catégorie n’existe plus depuis que l’envoi des femmes en Guyane a été interdit en 1906. Pour les bagnards de quatrième catégorie commence le bagne n°2 dans un espace où il faut subvenir à ses propres besoins. L’article 6 de la loi du 30 mai 1954 institue le doublage. Cette pratique impose un temps de résidence dans la colonie égal à celui de la condamnation si celle-ci est inférieure à huit ans. Au-delà, la résidence obligatoire devient perpétuelle. Il existe deux sous catégorie de forçat libéré. Les quatrièmes première sont astreint au doublage. Les quatrièmes seconde l’ont terminé. Impossible retour dans le paternel hexagone. Le voyage aller est gracieusement offert par la mère patrie mais la bougresse se fait pingre pour celui du retour. L’ancien puni doit revenir au pays natal à ses frais. Et, de la tune, il n’en a point. Or le travail se fait rare en Guyane et le plus souvent le bagnard de quatrième catégorie en est réduit à la mendicité et au vol. L’indigence et la faim ont vite fait d’en faire une loque, spectacle saisissant, insupportable pour Albert Londres en 1923. Roussenq évoque bien sûr la suppression du doublage (loi Maurice Sibille du 15 décembre 1931) « mais les neuf dixièmes des libérés ne peuvent rentrer en France ». C’est son cas depuis le 28 septembre 1929. Le SRI (Secours Rouge International), officine du parti communiste (SFIC), a réussi à obtenir la libération de l’Inco.
Depuis la visite d’Albert Londres en Guyane, le cas Roussenq soulève l’opinion publique en sa faveur. Le 13 octobre 1924, Madeleine Roussenq, la mère chérie, rencontre même le président de la république à Aigues Vive. Mais Paul Doumergue ne tient pas les promesses données à la vieille. L’édile qui nous parle ment. Evidemment ! Cela tient de l’axiome. Le 18 avril 1929, la police parisienne rend compte d’un meeting organisé la veille par le SRI au 33 rue de la Grange aux Belles. Béchard, conseiller général du Gard s’y serait exprimé en ces termes pour évoquer l’entrevue avec le premier homme de France : « Lors du voyage du chef de l’état dans le Gard, la mère de Roussenq a rendu visite à ce dernier. M. Doumergue lui a fait un large sourire et beaucoup de promesses. Mais pour la maman Roussenq ce sourire est une odieuse grimace ». Nuançons le propos du conseiller général Béchard. Le 10 octobre 1925, un décret présidentiel offre une remise de cinq ans sur la peine initiale de vingt années de travaux forcés prononcée par le conseil de guerre de Tunis en 1908. Insidieuse largesse qui prend bien sûr en considération les condamnations données par le TMS de Saint Laurent du Maroni. En 1927, Jacques Duclos interpelle en vain Paul Painlevé, ministre de la guerre, à l’assemblée nationale. Le 23 décembre 1928, le SRI, section du Gard, réunit un millier de manifestants à Saint Gilles, la ville natale de Roussenq. Le 13 avril de l’année suivante, le directeur de la commission des recours en grâce promet à la délégation du SRI d’étudier le cas de l’Inco. Conférences, manifestations et comité de soutien se multiplient en France. Depuis le mois de janvier, Madeleine Roussenq bénéficie d’une allocation de 100 francs mensuelle accordée par le SRI. Parallèlement, le tout nouveau magazine Détective organise, depuis son n°11 en date du 10 janvier 1929, un Grand Référendum – Concours. Le grand hebdomadaire des faits divers soumet à son lectorat une liste de dix forçats. Chaque numéro suivant de cette désormais célèbre feuille présente le dossier des bagnards candidats. Aux lecteurs ensuite de répondre à la question : « Si vous aviez le droit de grâce, auquel entre ces dix forçats l’octroyeriez-vous ? ». Roussenq fait partie des heureux élus, prétendant au couronnement du bon bagnard. L’ancien gouverneur de la Guyane, Jean Charles Chanel, prend même fait et cause pour l’Inco dans les colonnes de Détective. Il réclame son retour en France. Roussenq arrive dans le trio de tête. Trois Paul : Paul Vial devance Paul Gruault et Paul Roussenq. La manœuvre journalistique touche néanmoins l’opinion publique. Les trois Paul sont appelés à rentrer en France à plus ou moins brève échéance. Pour Roussenq, c’est le 28 septembre 1929. La mesure gracieuse est tombée le 6 août précédent. Décevante. Paul Henri Roussenq n’est que libre. Libre de rester crever de faim en Guyane. Telle est la conséquence du doublage. Le 4e 1e Roussenq porte désormais le matricule 16185. Astreint à la résidence perpétuelle puisqu’il a été condamné en 1908 à plus de huit ans de travaux forcé, l’honnête homme doit deux fois par an signaler sa présence aux service de police de la colonie. Il doit aussi trouver les moyens de vivre. Il réussit néanmoins à s’employer très vite. C’est ce que signale sa fiche de demande de remise de résidence établie le 7 janvier 1930, et signée le 10 de ce mois par le gouverneur Siadoux : « Libéré de la peine des travaux forcés, à Saint Laurent, le 28 septembre 1929. Habite depuis cette localité d’une façon stable, y exerçant la profession de bibliothécaire – écrivain public qui lui rapporte en moyenne sept francs par jour. Il a trois cent francs d’économie en espèce. Désirerait se retirer chez sa mère Veuve Roussenq à Saint Gilles (Gard), rue du Puy de Paty n°6. Son passage (serait) payé à la Compagnie générale transatlantique par son comité. Conduite bonne ». Bonne ? Pas tant que ça aux yeux d’une administration pénitentiaire qui ne qui ne l’oublie pas et qui doit ronger son frein en apprenant que l’intéressé a obtenu une remise de peine par le décret du 17 mai 1930. Roussenq, qui n’a désormais plus que quatre années à tirer dans l’enfer vert de la Guyane, est inquiété en juin 1930 dans le cadre de l’affaire Burkowski. Cet ancien détenu est retrouvé mort et délesté d’une cagnotte de 1400 francs. Retour en prison pour Roussenq. Bref passage. L’accusation pour complicité d’assassinat et tentative d’évasion ne tient pas la route. Roussenq retrouve vite les rues de Saint Laurent du Maroni où sa plume d’écrivain public officie.
En France, le SRI poursuit son actif soutien. Survient alors la loi d’amnistie du 26 décembre 1931. L’article 6 précise que : « Amnistie pleine et entière est accordée pour toutes les infractions prévues et punies par les conseils de justice militaire pour l’armée de terre et de mer commises même par des non militaires antérieurement au 12 novembre 1931, à tous ceux qui ont bénéficié ou bénéficieront dans les 12 mois qui suivront la promulgation de la présente loi par décret de grâce soit d’une remise totale de la peine, soit de le remise de l’entier restant de la peine ». L’horizon s’éclaircit. Le décret ministériel du 6 août 1932 fait « remise du restant de l’obligation de résidence consécutive à la peine de 20 ans de travaux forcés ». Fin du doublage pour l’Inco. Les dominos ont été remis en place. Le SRI paie le voyage de retour. Triste voyage en réalité. L’Inco ne verra pas sa mère, si prompte à faire libérer son rejeton. Elle est morte le 29 mars 1931 sans pouvoir embrasser une dernière fois son fils chéri. A un pas de la victoire finale. Le 16 janvier 1933, l’homme puni vient se recueillir sur sa tombe au cimetière de Saint Gilles du Gard. Roussenq est libre. Roussenq est en France.
Le 28 juin 1935, le préfet du Gard informe le ministre de l’intérieur du devenir de l’ancien fagot récalcitrant : « J’ai l’honneur de vous faire connaître qu’il ressort de l’enquête discrète à laquelle j’ai fait procéder que le nommé Roussenq, libéré de la Guyane en 1932, à résidé successivement à Saint Gilles, puis à Aymargues, localité qu’il a quittée dans le courant du mois de mai pour une destination inconnue. Lors de sa libération, Roussenq avait entrepris une tournée de propagande organisée par le parti communiste et n’avait d’autres moyens d’existence que les subsides qu’il recevait du Secours Rouge International. A la suite d’un différent avec les dirigeants du parti moscoutaire, Roussenq, dont l’état de santé laissait fort à désirer, se cantonna dans une attitude réservée et l’on peut dire que le mouvement de curiosité suscité par son retour au pays natal et habilement exploité par les partis extrémistes, eut vite fait place à une indifférence générale. Depuis mai dernier, il n’a plus reparu ni à Saint Gilles, ni à Aymargues et, selon les renseignements qui m’ont été fournis, il serait actuellement poursuivi par les parquets de Dijon et de Belfort pour infraction à la police des chemins de fer ». Instructif rapport. L’œil de la police a perdu de vue l’Inco. Elle ne le lâche pourtant pas. Mais le sort de l’Inco ne l’inquiète pas outre mesure. Ce n’est plus une vedette rouge. A son retour de Guyane, le 15 janvier 1933, Paul Roussenq est pris en charge par le parti. Une première tournée de conférence pour le compte du SRI l’emmène de janvier à juin 1933 du Midi jusqu’à Nantes. Une seconde tournée, de novembre 1933 à janvier 1934, écume encore tout le Midi. Là où l’infatigable Inco entend dénoncer le bagne et ses joyeusetés, le Parti espère une remobilisation locale de ses troupes. Le PC utilise Roussenq et Roussenq le sait. Il fait même partie, juste avant la seconde tournée, d’août à novembre 1933, du voyage en URSS ! De là vient peut-être le différent avec les « moscoutaires ». Le mariage rouge a du plomb dans l’aile. Le rouge vire à l’aigre. On ne dupe pas un homme qui a vu l’horreur. Le travail forcé tue. Bagne ou goulag, finalement, quelles différences ? L’individu ne peut s’épanouir que dans la liberté. Et Roussenq, au pays des soviets, ne l’a pas vue. Il a entendu en revanche le cri sourd d’un pays que le Géorgien enchaîne, que la dictature du prolétariat a mis au pas. C’est ce qu’il écrit deux ans plus tard dans le journal anarchiste de Nîmes Terre Libre « C’est un fait que la liberté n’existe pas en Russie ; l’individu est un automate dont tous les gestes sont ordonnés d’avance. Le collectif est une religion. La justice de la Guépéou se manifeste sous l’éteignoir, sans aucune garantie de défense. (…) la plupart des condamnés politiques sont envoyés en Sibérie, où se continue … la tradition tsariste ». Roussenq a vu là bas ce qu’il a lui-même subi en France. Merde à Vauban ! Merde à Staline ! Et vive les enfants de Cayenne ! Le divorce est consommé. Ses impressions de voyages paraissent pourtant aux éditions de la Défense, le mensuel du Secours Rouge International. Edulcorées et préfacées par Marcel Cachin, sénateur de la seine, membre du bureau politique du parti communiste français et directeur de L’Humanité. Roussenq n’est pas mis à l’Index rouge. Le parti réécrit Roussenq. Deux ans auparavant, en 1934, les mêmes éditions de la Défense sortaient les 25 ans de bagne.
Dans l’Enfer du bagne, édition Pucheu de 1957, Roussenq rectifie quelque peu le tir et notamment à propos d’Albert Londres : « Albert Londres m’a fait l’objet d’un article qui a contribué d’une façon initiale à ma future libération. Une organisation à caractère politique s’empara ensuite de mon cas à des fins de propagande. Elle me porta certainement un grand préjudice ». Ces quelques lignes contrastent fortement avec les propos tenus lors du meeting du SRI organisé à Nantes le 23 mai 1933 et rapportés par la police locale le lendemain : « (Roussenq) a ensuite raconté son entevue avec Alebrt Londres qui était venu le voir dans son cachot et la conversion qu’il avait eu avec cet envoyé du gouvernement. Roussenq a déclaré que dans son livre « Le bagne », Albert Londres avait accumulé un tissu de mensonges et avait dénaturé l’entretien qu’il avait eu avec lui ». Sortie de route évidente dès 1934. Roussenq le rouge redevient Roussenq le noir. L’anarchisme refait surface. A vrai dire, jamais il ne s’est éteint. Et l’Inco de participer à nombres de réunions et débats contradictoires organisés par les copains de l’ALARM (Alliance Libre des Anarchistes de la Région du Midi). Il est même gérant de Terre Libre jusqu’en 1936. Mais l’anarchie, pauvre fille, n’a pas les mêmes moyens que le mouvement dit de masse affilié à la IIIe Internationale. La dot rouge de Roussenq a fondu comme neige au soleil de Moscou. Retour aux vaches maigres pour l’Inco et à l’errance de son adolescence. Les chansons de Gaston Couté collent encore à la peau ou plutôt à ce qu’il reste de la peau du grand gaillard qu’il fut. Roussenq parcourt à nouveaux les chemins. Ou plutôt les voies de chemins de fer. Et c’est le colporteur Roussenq que l’œil de la police recherche en 1935. C’est encore le colporteur Roussenq que la main de la justice condamne à Dijon et à Belfort en 1935 ou à Paris le 9 mars 1938, pour vagabondage, pour infraction à l’interdiction de séjour ou encore pour n’avoir pas payé son titre de transport. C’est toujours le colporteur Roussenq mais aussi et surtout l’anarchiste non amendé, que la Troisième République agonisante interne au camp de Sisteron (Isère) en cette fin d’année 1939. Juin 1942. Paul Henri Roussenq termine la réécriture de ses souvenirs du bagne. Un enfer qui le hante depuis son retour en France. Dix ans déjà ! Personne ne peut oublier l’enfer. Paul Henri Roussenq. 57 ans. Le bagnard de Saint Gilles en parait nettement plus. Face ridée par la Souffrance. L’Enfer du bagne ne paraît que douze ans plus tard, chez F.Pucheu. L’éditeur, catholique et abbé de surcroît, n’a pas manqué de remanier le texte de l’ancien fagot. Nulle trace désormais, dans cette édition de 1957, du camarade Roussenq. Oublié également l’anarchiste sans dieu ni maître. De toute évidence le bagnard de Saint Gilles aurait expié ses fautes. Et l’abbé Pucheu réécrit l’histoire d’une vie ! Roussenq aurait-il retrouvé la force dans la foi qui sauve ? Aide-toi et le ciel t’aidera … même en Guyane. Tel est le sens du dernier chapitre de ce livre. Quelques lignes suffisent pour révéler – le mot n’est pas trop fort – le merveilleux spectacle d’un « bagnard repenti » communiant aux côtés de la mère de sa victime. Pucheu signe les dernières lignes d’une étonnante mais logique conclusion. Dieu ne serait finalement que bonté même pour des incroyants négateurs de l’Autorité, avec un A si grand qu’elle ne peut être que divine et que l’on ne peut que s’y soumettre : « Ainsi, au long des siècles, s’inscrit dans l’humanité le pardon de Dieu ». Et Roussenq l’Inco, Roussenq l’Anar gagne par son livre les habits régénérés de la sanctification. D’où, probablement, le titre donné à l’ouvrage. L’Enfer du bagne. On ne peut que subir le bagne. L’homme est naturellement bon, le bagne le pervertit. On pourrait croire à du Rousseau vaticanisé !!!!
A vrai dire, en 1957, Roussenq se fout bien de la réécriture de son livre. Il est mort. Une mort résumant toute une vie d’anarchiste. Même pas défroqué, en plus. Une mort choisie, voulue et non subie. Une mort pour effacer les souffrances du corps et de la tête. L’homme est fatigué. Libéré en 1945, après être passé du camp de Sisteron à celui de Fort Barreaux, il a repris son activité de colporteur. Elisée Perrier, dans la nécro du Libertaire en date du 19 août 1949, signale à propos : « Mais usé par 25 ans de bagne et, depuis sa libération, traqué et jeté en prison par tous les Javert de France, ce « doux pays de liberté », malade, acculé désormais à rouler d’un hôpital à l’autre sans espoir de guérison, Roussenq tente par deux fois, à Cannes le 7 juillet dernier, de se donner la mort, sans y parvenir. (…) Il séjourne encore brièvement dans différents hôpitaux, aussi moches les uns que les autres, et le voici, le 30 juillet, à Bayonne. Il souffre terriblement. La douleur ricane, croyant déjà tenir sa proie. Roussenq se passera de ses services. Elle veut le tuer. Il la devancera dans ses prétentions. C’est la dernière victoire qu’il remportera sur elle ». 3 août 1949, un corps flotte dans l’Adour. Trois jours plus tard Roussenq est enterré. Le registre du cimetière de Saint Jean de Bayonne porte la mention « indigent » à côté du nom du suicidé.
Sources :
– Archives Contemporaines de Fontainbleau
– Archives de l’Outre-Mer
– Vidal Daniel, Paul Roussenq, le bagnard de Saint Gilles, collection Graines d’ananars, Paris, Editions du Monde Libertaire, 2001
– Delpech Jean-Marc, Alexandre Jacob l’honnête cambrioleur, Atelier de Création Libertaire, 2008
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